4. Une recherche pour la formation ?
Nous nous proposons d’apporter dans ce rapport des éclairages précis sur les effets réels des tic sur les apprentissages et sur l’enseignement. L’intérêt des tic, on le verra, n’est pas négligeable, lorsqu’on sait les intégrer dans des situations pédagogiques pertinentes.
Modifier la vision de nombreux enseignants sur les technologies de l’information et de la communication, enrichir leur “ culture technologique ” est une des retombées souhaitables d’une étude comme celle-ci. Aux États-Unis, l’ordinateur est aujourd’hui encore souvent utilisé pour entraîner à des compétences de bas niveau, plutôt qu’à des activités de résolution de problèmes, et c’est encore plus vrai avec les élèves des milieux socioculturels défavorisés (Warschauer, 1998). On peut penser, bien que les enquêtes d’ensemble manquent, qu’il en va de même en France (voir la troisième partie du rapport).
Mais nous nous garderons bien de préconiser pour autant la simple généralisation verticale des pratiques repérées comme intéressantes, et cela pour deux raisons au moins.
Les didacticiens, mais plus généralement tous les spécialistes qui conduisent des recherches aux implications didactiques et pédagogiques, versent facilement dans le conseil normatif et la prescription. Un exemple parmi d’autres, relevé dans un article consacré au traitement de texte : “ Le traitement de texte doit nécessairement être utilisé lors de la mise en texte et de la révision, et cela dès les premiers instants de rédaction. Le texte ne doit pas être d’abord écrit sur papier et ensuite recopié sur ordinateur, car alors les effets bénéfiques du traitement de texte sont minimisés8… ” (Desmarais & Bisaillon, 1998). Il y a dans tout didacticien un rédacteur d’Instructions officielles qui sommeille ! Cette attitude normative est d’ailleurs l’attitude spontanée de la plupart des enseignants, y compris des enseignants novices, comme le révèle l’analyse de leurs mémoires professionnels (Crinon & Guigue, à paraître). Or les conseils tirés de la généralisation des résultats de recherches peuvent toujours être contredits par d’autres observations, d’autres recherches.
Il est vrai que la didactique et la recherche en éducation ne peuvent se contenter de décrire et d’expliquer, elles ont vocation à proposer des pistes pour l’action. Mais la prudence, comme l’efficacité, nous obligent à préférer les recommandations contextualisées aux recommandations généralisantes : plutôt que les “ il faut ” et “ on doit ”, nous préférerons dire : “ Si on procède de telle manière dans tel contexte, il y a des chances qu’on obtienne tel résultat ”.
La généralisation des résultats de la recherche pose d’autres problèmes plus redoutables encore. Connaître les effets des outils et des systèmes multimédias est une étape indispensable qui ne signifie pas que les résultats expérimentaux puissent être reproductibles et généralisables. Les processus de transformation, en matière d’éducation, sont lents. L’intégration des nouvelles pratiques aux représentations et aux pratiques préalables de l’enseignant, la compatibilité de ces pratiques avec ce qu’il sait faire et avec le temps dont il dispose sont sans doute des conditions importantes pour le succès d’une innovation.
L’analyse des travaux sur les effets des systèmes et des outils multimédias sur l’apprentissage et l’enseignement, réalisée durant les deux années de ce programme de recherche nous a permis de comprendre l’importance des enjeux nouveaux pour l’école… Elle nous permet de réfléchir à la définition des contenus de formation indispensables à l’adaptation du métier d’enseignant aux révolutions technologiques en cours.
Ce travail ne constitue cependant qu’une étape. L’évolution rapide des technologies de l’information et de la communication (tic) et les nouveaux paradigmes d’apprentissage en émergence qu’elles provoquent (Koschmann, 1996) imposent un développement des recherches psychologiques et didactiques dans le domaine de la communication et de l’enseignement à distance qui associe l’ensemble des acteurs : enseignants et chercheurs (Bonk & King, 1998 ; Legros, Pudelko, Crinon & Tricot, 2000). L’avenir de l’enseignement est en jeu (Gillingham & Topper, 1999).
Première partie
Technologies de l’information
et de la communication
et apprentissage
Chapitre i
Les théories de l’apprentissage
Denis Legros, Béatrice Pudelko et Assia Talbi
“ L’une des exigences de base de l’école du futur est de préparer les élèves au travail en réseau et de les intégrer à la société de l’information dans laquelle la connaissance constitue la ressource fondamentale pour le développement économique et social. L’institution scolaire est contrainte d’adapter sa pédagogie et son enseignement. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication peuvent contribuer à transformer l’apprentissage et l’enseignement et à rendre le système capable d’évoluer et de répondre aux défis. ” (Lehtinen, 1998.)
Les travaux consacrés aux effets des systèmes multimédias sur l’apprentissage sont rares en France. De nombreuses études, essentiellement américaines, nous mettent en garde depuis de nombreuses années sur l’inefficacité de ces systèmes. Selon Clark (1994), les médias en général ne sont que de simples véhicules qui présentent des informations, mais n’aident pas le sujet à construire les connaissances. Dans une revue de question, Kozma (1994) n’a relevé aucune recherche mettant clairement en évidence l’effet positif des systèmes multimédias sur l’amélioration de l’apprentissage. Dès 1986, Clark et Salomon pensaient même qu’il ne fallait plus perdre de temps sur ce sujet avant qu’une nouvelle théorie de l’apprentissage multimédia ne soit développée. Et ils jugeaient indispensable d’entreprendre des recherches, afin de mettre clairement en évidence les effets des fonctionnalités multimédias sur l’apprentissage. Contrairement à ce qui se passe en France, les travaux conduits sur cette question aux États-Unis constituent aujourd’hui un domaine de recherche énorme. Les revues spécialisées se comptent par dizaines. L’exploration de ce champ immense nous a plongés dans la perplexité. Comment peut-on ignorer tous ces travaux, alors que l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (tic) à l’école se généralise ?
Dans ce contexte, où l’imbrication des théories du fonctionnement cognitif et des théories de l’apprentissage n’a jamais été aussi grande, le moment semble favorable pour faire le point et contribuer à l’explicitation des théories de l’apprentissage qui sont souvent implicitement à la base des systèmes et des outils multimédias.
Le but de ce chapitre est de présenter une synthèse des principaux travaux, essentiellement américains, sur l’étude des rapports entre théories de l’apprentissage et systèmes d’aide à l’apprentissage. Cette synthèse doit contribuer à apporter quelques éléments de réponse à trois questions que pose à l’école le développement de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication : quelle est l’influence des théories de l’apprentissage sur la conception et l’utilisation en classe de ces environnements techniques ? En quoi ces environnements techniques modifient-ils les modèles théoriques de référence et influencent-ils nos conceptions de l’enseignement ? Quels bénéfices peut-on espérer en tirer pour améliorer l’efficacité de l’apprentissage et de l’enseignement ?
La plupart des spécialistes de l’apprentissage et de l’enseignement, et, en particulier, les responsables et les formateurs des Instituts universitaires de Formation de maîtres (iufm) sont conscients de la nécessité de développer auprès des futurs enseignants la connaissance des bases cognitives de l’apprentissage et des effets des nouvelles technologies sur l’apprentissage. Ces bases constituent en effet les fondements indispensables à tout acte d’enseignement. Quel que soit le domaine de connaissances enseigné, il apparaît en effet difficile de concevoir des scénarios pédagogiques incluant des environnements d’apprentissage sans connaître précisément le fonctionnement cognitif de l’apprenant dans les activités proposées et les effets de ces environnements sur ces activités.
Sans ces bases, l’enseignant s’appuie dans sa pratique sur des conceptions confuses, partielles, et qui renvoient le plus souvent au paradigme béhavioriste (Burton, Moore & Magliano, 1996). Dans sa formation et dans sa pratique, il passe alors l’essentiel de son temps à construire des cours, c’est-à-dire à organiser les informations à proposer aux élèves en s’appuyant le plus souvent davantage sur les connaissances des champs disciplinaires que sur les processus de traitement des connaissances appartenant à ces différents champs. Or, les deux domaines de connaissances sont indispensables pour construire des séquences efficaces, c’est-à-dire qui tiennent compte des modalités de traitement cognitif des différents types d’informations proposées à l’apprenant au cours des différentes activités pédagogiques. Lorsqu’on observe les changements provoqués par les nouvelles technologies dans la façon de traiter l’information, on imagine aisément les bouleversements que ces nouvelles technologies produisent dans la façon d’apprendre et d’enseigner.
Depuis vingt-cinq ans, Salomon (1974 ; 1979) a analysé les nouveaux médias et leurs effets sur l’apprentissage sans que rien ne change fondamentalement dans la façon d’enseigner. Il semble que ce que l’on nomme parfois “ les nouvelles technologies de l’information et de la communication ” (ntic), utilisées dans les environnements multimédias sont d’un autre type. Parce que ces nouveaux environnements permettent l’expérience concrète et la découverte personnelle, ils constituent des outils cognitifs avec lesquels on peut penser et agir. Ils affectent notre façon de lire, de comprendre, de construire des connaissances, de résoudre des problèmes (Dieuzeide, 1994). Ils nécessitent de la part de l’utilisateur une nouvelle façon de traiter les informations (Cohen, 1985 ; Marton, 1992, cité par Depover, Giardina & Marton, 1996).
De plus, par leur capacité à établir des situations d’apprentissage interactives, ils constituent une force potentielle de changement dans la façon d’enseigner. Selon Depover, Giardina et Marton, (1996), “ l’arrivée d’une nouvelle technologie exige la mise en œuvre de nouveaux modèles d’apprentissage qui doivent permettre de définir d’autres façons d’accéder et de traiter un contenu d’une manière plus interactive ”, (p. 93). L’analyse et l’utilisation efficace de ces nouveaux modèles nécessitent de s’appuyer sur les cadres théoriques de référence qui peuvent permettre de rendre compte des effets de l’interaction entre les différents composants et leur rôle respectif. Cependant, l’analyse de ces cadres théoriques n’est pas simple. En France, les environnements d’apprentissage s’inscrivent le plus souvent dans des cadres pédagogiques et didactiques qui se sont développés, dans l’ensemble, de façon autonome. En revanche, dans les pays anglo-saxons, les modèles d’apprentissage et les conceptions pédagogiques qui s’en inspirent s’appuient généralement sur les grands courants de la psychologie. L’analyse des effets sur l’apprenant des systèmes et des outils multimédias ne peut se fonder sur la seule réflexion pédagogique. Elle doit s’inscrire dans une réflexion qui s’appuie sur les théories de l’apprentissage. Sans cette réflexion, l’accélération du développement des technologies de l’information et de la communication risque de mettre en péril la réussite de l’intégration des nouveaux environnements à l’école (Hannafin, Hannafin, Land & Oliver, 1997).
Ces clarifications théoriques, et les analyses qu’elles impliquent ont contribué à l’élaboration d’un champ de connaissances qui se situe à l’interface de la psychologie cognitive développementale et de l’enseignement, et que les Américains définissent comme la science “ instructionniste ” (Driscoll & Dick, 1999 ; Mayer, 1992a ; Richey, 1997 ; voir Conway, 1997). Ces clarifications peuvent contribuer à l’enrichissement et à la convergence des différents courants et des différents domaines de la didactique vers une réflexion sur les apprentissages. Cette synergie peut contribuer au développement de l’étude de ce que les Américains définissent comme le “ design instructionnel ” (Glaser, 1976), c’est-à-dire “ un projet de recherche engagé dans un but pédagogique fondé sur la nouveauté et l’efficacité ” (Rowland, 1993, p. 80). Sans cette convergence de la réflexion autour des théories de l’apprentissage, l’analyse des effets des outils et des systèmes risque de rester vaine, et les décisions de conception s’appuieront plus sur des bases intuitives ou des caractéristiques techniques à la mode que sur des arguments fondés sur l’efficacité cognitive (Jonassen, 1994).
La notion de “ design pédagogique ”, qui n’est pas récente (Gagné & Briggs, 1979), ne renvoie pas à une conception pédagogique au sens où l’entendent généralement les pédagogues et qui repose très souvent sur le bon sens résultant de l’expérience pratique, mais à une conception fondée sur les sciences de la connaissance, et qui fait appel en même temps à l’intuition pédagogique9. Selon Depover, Giardina et Marton (1996), le temps et les recherches ont contribué “ à tisser autour de cette notion une multiplicité de représentations tantôt positives, tantôt nettement plus critiques. Ainsi, alors que certains lui associent volontiers l’idée de rigueur, d’efficacité, voire de rentabilité, d’autres s’attachent d’avantage à stigmatiser ce qu’ils considèrent comme des défauts majeurs : rigidité, approches trop standardisés... ” (p. 41). L’analyse de ces designs qui inspirent les environnements d’apprentissage et de leur place dans la configuration des situations pédagogiques est une condition à l’efficacité de ces environnements. Cette analyse, rendue complexe en raison des différents cadres épistémologiques, sous-jacents aux différents champs de connaissances impliqués, est certes difficile, mais indispensable. Selon Hannafin et Land (1997), les designs qui sont à la base des systèmes d’aide à l’apprentissage font appel à la psychologie, à la pédagogie, à la technologie, à la culture, à la pragmatique (voir Hannafin, Hannafin, Land & Oliver, 1997). L’ignorance ou la mise entre parenthèses de ces domaines impliqués dans la conception des “ designs instructionnels ”, c’est-à-dire des conceptions et des projets d’enseignement ne peut conduire qu’au simplisme, à la caricature et souvent à l’inefficacité.
Cette clarification des champs théoriques s’impose d’autant plus que les futurs environnements tendent à reposer sur des bases théoriques multiparadigmatiques et à proposer des champs de connaissances multidisciplinaires (Willis, Thompson & Sadera, 1999). Enfin, cette clarification rend possible une interaction efficace entre la recherche théorique et la recherche de terrain. Elle permet en effet un aller et retour entre la prise en compte du fonctionnement de l’apprenant et les intuitions des enseignants contrôlées et évaluées par la recherche empirique (Niederhauser, Salem & Fields, 1999).
Après avoir présenté les grands paradigmes de l’apprentissage et leur influence sur la conception des systèmes d’aide, nous analysons les effets des nouvelles technologies sur les conceptions de l’enseignement et plus précisément sur les designs pédagogiques. (Shneiderman, Borkowski, Alavi & Norman, 1998). Nous évoquons pour terminer les designs basés sur le travail coopératif à distance, et qui s’appuient en particulier sur l’utilisation d’Internet (Land & Greene, 2000 ; Slotta & Linn, à paraître). Le champ de recherche en cours de constitution autour de ce nouveau design ouvre des perspectives pédagogiques passionnantes et riches. Il doit impliquer l’ensemble des acteurs intéressés par l’apprentissage et l’enseignement, dans la mesure où il définit des pratiques d’enseignement qui semblent radicalement nouvelles (Moursund & Bielefeldt, 1999), mais qui peuvent s’appuyer sur de nombreuses expériences et projets pédagogiques.
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