Quatrieme partie


d. La Cfao encore épicière ?



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d. La Cfao encore épicière ?
L’on s’interroge souvent, à la Compagnie, sur le destin de l’activité General Import : ce département Marchandises diverses ou générales est-il encore rentable et suffisamment ’’moderne’’ ? Il est vrai que, dans certains pays, c’est une activité de faible envergure héritée plutôt des comptoirs traditionnels ; souvent, General Import s’y fait court-circuiter par des commerçants locaux qui se lancent dans l’importation en gros, avec efficacité, tant il est devenu aisé de nouer des contacts avec les fabricants et les négociants, tant les commissionnaires et représentants se déplacent désormais sur la Côte pour susciter des relations immédiates hors du champ des maisons anciennes. De nombreux Libano-Syriens et même des Africains peuvent désormais se substituer à General Import : « On sent que ce métier va échapper à la Cfao, car on est concurrencé par des Libanais ou des gens locaux qui le font parfois mieux et moins cher. »54 C’est pourquoi elle ferme cette activité au Sénégal en 1980 et elle n’envisage pas, en Côte-d’Ivoire, d’acheter la société de trading familiale Saci (l’ex-Massieye & Ferras) que songent à lui proposer ses animateurs. C’est que, dans ce pays, General Import n’est qu’en troisième position55, loin derrière ses deux rivaux, son chiffre d’affaires a décliné dans les années 1980 et des pertes ont même été subies au début de ces années.
Cependant, au Nigeria, General Import rassemblait, en 1981, 500 salariés sur quatorze points de vente qui procurent à Cfao-Nigeria les trois dixièmes de ses recettes. Elle affronte avec succès ses deux principaux rivaux, la Scoa et G.B. Ollivant (Uac). La clientèle de demi-grossistes et de détaillants reste en effet abondante, avec les femmes commerçantes Yorouba dans l’Ouest, hommes Ibos dans l’Est, ou, dans le Nord, les Alhajis Haoussa, et deux mille clients sur Lagos même. Pourquoi supprimer une branche puisqu’elle satisfait des besoins ? « Ce qui nous intéresse, c’est le résultat, que ce soit fait par des autos ou des sardines », proclame un dirigeant du groupe en 1987, et son homologue ivoirien se réjouit : « On a gagné beaucoup d’argent en important des casseroles émaillées, car il y a un marché pour cela, alors que le marché alimentaire est tenu par les Libanais. » De plus, la contraction globale des débouchés se fait moins sentir sur le créneau des denrées de première nécessité, qui ne dépend pas des commandes de l’Administration ou des grandes entreprises. Enfin, ses affaires d’importation procurent des commissions à Transcap et aux bureaux d’achat européens. L’organisation apparaît sans prestige mais elle est efficace ; sa force repose sur un outil de gestion solide, ce qui la différencie de la majorité de ses concurrents Libanais. Les marges sont minces, mais elles portent sur des volumes amples ; les crédits aux clients peuvent être compensés par ceux qu’accordent les fournisseurs. D’ailleurs, la Cfci, filiale ivoirienne de Cnf, a effectué le même choix que la Cfao en faveur du maintien d’un trading appuyé sur une logistique et une gestion très serrées.
Un peu partout, donc, General Import affûte sa compétitivité ; elle s’associe à la commercialisation des gammes de Dumex Pharmaceutical qui est repris par Cfao-Nigeria en 1982 et qui distribue des produits pharmaceutiques et des laits en poudre au Nigeria. Elle négocie des ’’cartes’’56, en particulier par le biais des agences de marques que détient le groupe57 qui contactent les fabricants du monde entier pour obtenir des ’’concessions’’. Elle tente de contrebalancer l’alimentaire, fortement concurrencé par les Libanais, par les articles ménagers ; elle recourt à des Africains dotés de sens commercial et aptes à s’immiscer dans les arcanes du négoce local.
La Compagnie s’efforce de se créer un marché captif, ou de descendre dans la filière de vente, par un commerce rénové. Le genre des cash and carry, des libres-services de gros où les détaillants viennent s’approvisionner avec souplesse, est expérimenté, avec deux unités au Gabon, mais le système a échoué à Abidjan où une douzaine de tels magasins spécialisés dans l’alimentation, avec des gérants payés à la commission, avaient été lancés. Le créneau des supermarchés de qualité lui semble un axe de développement plus solide, mais néanmoins à un rythme respectueux de la conjoncture et des difficultés de marketing. En 1978, elle transforme le Monoprix de Cotonou en un supermarché rénové sous sa propre enseigne Cfao-Bénin ; à Accra (Multistores), à Lagos (Moloney), à Banjul (en Gambie, avec deux supermarchés), à Douala (avec deux Monoprix), à Ouagadougou, elle s’affirme comme la référence commerciale dans cette branche, même si elle ferme celui de Brazzaville. Elle ouvre un supermarché à Bouaké en 1982, à Pointe Noire au Congo en 1982, un autre dans le Nord Cameroun (à Garoua) en 1985, un Tigre à Yaoundé en 1986. Elle entreprend d’en ouvrir une seconde unité à Lagos en 1987 et rêve d’une chaîne de supermarchés nigériane. Les responsables de ces établissements doivent acquérir un nouveau métier, un peu comme l’a fait la Sodim en France dans les années 1960-1970, tant dans l’animation du magasin que dans les contacts avec les fournisseurs locaux : une nouvelle vocation s’esquisse-t-elle ?
e. La force de la tradition textile : Qualitex
Vue d’Europe, l’activité Qualitex semble un archaïsme aux couleurs chatoyantes... Pourtant, c’est encore, en pleine Crise, l’un des piliers de la Compagnie en Afrique. Elle s’appuie sur un outil industriel performant, mais souvent extérieur au groupe. Il est européen, avec l’usine Unilever-Vlisco58 aux Pays-Bas qui maintient la tradition des tissus wax print et Java print de haute qualité, comme ceux que les Hollandais importaient d’Indonésie aux xvie- xviie siècles. Il est aussi japonais (pour les mêmes tissus). Il est enfin africain, avec les usines proches du groupe (comme Gcm au Nigeria), membres du groupe (les deux Impreco de Côte-d’Ivoire et du Congo59) ou simples fournisseurs (au Sénégal, au Nigeria, au Cameroun, au Gabon, etc.). Elle bénéficie de son ’’trésor’’ de dessins originaux, de ses équipes de dessinateurs africains ou expatriés, ou des dessins livrés par des cabinets spécialisés, surtout en Angleterre60. Certes, le marché est irrégulier, les clients typiquement Africains. Mais la Compagnie parvient à aiguiser sa compétitivité et à maintenir le volume et la rentabilité de Qualitex.
Elle est dépassée en Côte-d’Ivoire par Cfci, forte de ses liens avec l’usine locale de pagnes Uniwax du groupe Unilever, de son réseau de distribution ramifié, de ses liens avec les marchandes ivoiriennes d’une surface commerciale et financière solide et de sa trentaine de dessinateurs en propre ou chez Uniwax. Elle ne lui oppose qu’une demi-douzaine de dessinateurs61, mais elle a réussi, depuis le milieu des années 1970, à contre-attaquer et à se forger une clientèle en soutenant la percée d’Ivoiriennes62 nouvelles venues sur ce créneau, qu’elle a aidées à devenir des détaillants compétents et des demi-grossistes. Qualitex a pu résister à la Crise, maintenir son chiffre d’affaires entre cinq à six milliards de francs cfa, ne subir qu’une année de perte lors de la sécheresse en 1982-1983 et gonfler ses ventes d’un tiers en 1984-1986, en dégageant une saine rentabilité. Au Nigeria, la Cfao est devancée largement par l’Uac, forte de deux branches Uac-Textiles et Gottschalck, mais ce sont les deux premières affaires, loin devant les autres concurrents. Ce pays est le plus ample débouché pour la Compagnie, car, en plus de Qualitex qui y dispose de huit points de vente avec près de 160 salariés, en particulier à Onitsha, le plus gros marché textile d’Afrique de l’Ouest, les filiales de toute la Côte approvisionnent le Nigeria par l’intermédiaire des circuits de contrebande qui animent le Togo, le Bénin et le Niger et que leurs clients locaux alimentent indirectement.
4. ’’Le capital d’image’’ de la Cfao
La Cfao n’est pas une entreprise hors du commun. Comme ses consœurs, elle a souffert de la Crise, d’autant plus que, parfois, comme toutes les sociétés africaines, elle avait cédé peut-être dans certaines branches à la griserie ambiante et grossi ses effectifs et ses installations ; avec dureté et sans répit, elle a bataillé pour préserver son existence. Mais la déflation des effectifs, des activités et des installations, voire des usines, ne s’est pas accompagné longtemps de résignation : la société est repartie de l’avant, en flairant les portentialités du marché et a renouvelé son esprit d’entreprise. Si elle a perdu la prospérité des années de boum, elle a récupéré sa solidité financière et son dynamisme commercial.
A. Le ’’crédit’’ de la Compagnie en Afrique
Les négociants se réjouissent souvent de la ’’libéralisation’’ économique qui gagne du terrain sur la Côte au tournant des années 1980. Dans plusieurs pays, l’étatisme n’est plus soutenable parce que l’État, qui reçoit moins d’aide extérieure et perçoit moins d’impôts à cause de la dépression, est désargenté et ne peut plus porter à bout de bras un secteur public devenu surdimensionné par rapport aux capacités du pays et surtout par rapport aux exigences minimales de bonne gestion financière. D’autre part, il a souvent donné naissance à des ’’circuits parallèles’’, à une ’’économie immergée’’ ou ’’parallèle’’ de marché noir et de contrebande, en une dualité de moins en moins supportable. Enfin, ici et là, l’effondrement de telle ou telle équipe gouvernementale suscite celui du système idéologique ou clientéliste qui l’accompagnait, et donc le démantèlement des mécanismes interventionnistes : c’est le cas au Nigeria, au Sénégal, en Côte-d’Ivoire, au Ghana et en Guinée. Des firmes publiques de commerce sont fermées, dispersées ou vendues ; des circuits d’échanges plus ’’transparents’’ sont rétablis ; les maisons peuvent regagner une certaine liberté d’action, voire réapparaître, comme l’ont fait, à l’incitation du gouvernement, les sociétés françaises en Guinée.
L’on s’aperçoit alors que la Cfao a gardé son ’’crédit’’ sur la Côte ; elle y dispose d’une bonne image de marque institutionnelle. Contrairement à d’autres sociétés – il est vrai de plus petite taille –, elle n’a pas déserté l’Afrique, ce qui a satisfait des États inquiets devant le reflux de l’investissement étranger. « Keur Compagnie » ou « French Company » reste une entreprise de référence pour les dirigeants africains. On le constate quand le nouveau gouvernement guinéen constitué après la mort de Sékou Touré confie à la Société guinéenne de commerce « la mise en œuvre d’un programme d’importation et de distribution de biens essentiels, principalement alimentaires, financées par un prêt accordé par la Caisse centrale de coopération économique »63 : le capital de cette firme réunit l’Etat, la Scoa et la Cfao ; ses ventes débutent en janvier 1986 ; la réouverture (modeste) de la Guinée consacre le savoir-faire des maisons de négoce64. De même, le Burkina Faso associe la Cfao, pour 50 % du capital, à une tannerie dont elle reprend la gestion à Ouagadougou (Société Burkinabé des cuirs et peaux). L’instauration au Dahomey en 1975 de la République populaire du Bénin n’a pas remis en cause la présence de la Cfao, même si l’emprise de l’État sur l’économie s’y est accentuée : seule l’activité de Transcap en a pâti, car le Gouvernement a institué un monopole d’Etat sur les activités de transit et nationalisé (avec indemnité) les installations du port de Cotonou, en 1975 ; mais, en 1986, un changement de législation permet le retour de Transcap au Bénin.
La Compagnie continue de se montrer discrète vis-à-vis des choix politiques des pays où elle est implantée, fidèle à la tradition de non-ingérence développée depuis les années 1950 : elle a mûri dans l’art de séduire les autorités locales : elle y réussit certes par un exercice satisfaisant de son métier, mais aussi par son ’’sens politique’’. L’œuvre d’africanisation de ses dirigeants a facilité la consolidation de l’image de marque de la société. Elle fait ainsi appel pour la présidence de Cfao-Côte-d’Ivoire à un ancien ministre de l’Agriculture et député-maire influent, Charles Donwahi. Lorsque, en 1986, le groupe livre 62 ambulances Peugeot à l’État Burkinabé, deux sont offertes par la Cica en geste humanitaire. Ou bien, lorsque le Nigeria fait part de son vœu de privilégier le développement agricole, la Compagnie, comme ses consœurs Scoa et Uac, devient ’’paysan’’, en ’’modèle’’ de participation à l’œuvre collective ; elle lance ainsi une ferme intégrée à un élevage dans le Nord en 1986-1987. Semblablement, elle participe pour 30 % à la création de Ghana Industrial Farms65 en 1986 pour construire un complexe agroalimentaire.
La Cfao a réussi à surmonter son handicap de ’’société coloniale’’, en particulier dans les pays où certains de ses dirigeants avaient exercé une influence locale importante, en Côte-d’Ivoire avec Barthe dans le premier tiers du siècle ou au Sénégal avec E. Gavot, par exemple. En Côte-d’Ivoire, « elle a fait sa mutation avant tous les autres. Elle est devenue une société orientée dans le sens du développement, en restructurant le Groupe et en créant des départements techniques. Ce n’était plus une société purement commerciale, les activités techniques sont devenues plus importantes que les activités commerciales. Aujourd’hui sur la Place, c’est l’une des sociétés traditionnelles qui a le plus investi dans le secteur industriel. Les gens sont surpris aujourd’hui de cette métamorphose de la Cfao quand on leur parle de la Mac, de Mipa, de Cotivo. »66 « On a été considéré par l’État ivoirien comme des partenaires sérieux qui pouvaient tenir le marché au niveau des prix pour éviter les phénomènes de spéculation. Nous avons modifié notre image de marque. »67
La société semble avoir convaincu qu’elle s’est intégrée à l’effort de développement de la Côte, en bouleversant l’idée selon laquelle le négoce n’était qu’une excroissance parasitaire de la colonisation. « Si la Compagnie quittait le pays, ce serait un scandale. L’Opposition pourrait dire que le gouvernement n’aurait pas fait le nécessaire pour retenir une société aussi importante. Sur le plan politique, c’est une référence pour le Sénégal qu’on peut présenter sur le plan international, c’est une référence qu’elle soit au Sénégal dans la forme et dans le fond, par l’ampleur de ses installations, la densité de ses affaires, son ancienneté. La Cfao participe à la régulation des prix, parce que nous passons par des bureaux d’achat qui nous permettent d’avoir des prix concurrentiels. L’on peut se référer à nos prix pour savoir si tel commerçant a fait de la contrebande ou non. L’on demande nos prix pour la Commission d’officialisation des prix pour les matériaux de construction. Les “opérateurs économiques” nous combattent et pensent que nous leur avons pris le pain de la bouche alors que nous sommes leur complément. En tant que Sénégalais, je pense que la Cfao n’aurait pas son sens si elle concurrençait les “opérateurs” du pays. Ce qui leur manque, c’est l’accès au plan international. Ce n’est pas nous qui le leur avons bouché, c’est l’insuffisance de leur surface financière. Le jour où ils auront cette surface financière, ils deviendront des concurrents, et nous avons toujours agi dans le cadre de la concurrence, avec Peyrissac ou Nosoco. Ce qui dépend de nous, c’est le crédit que nous leur faisons. Quant à l’accès au crédit monétaire, c’est l’affaire des banques. »68
B. Négoce et intégrité
La Cfao louvoie avec souplesse entre les écueils de la corruption qui, dans plusieurs pays, mine la moralité du commerce. Lorsque les licences d’importation étaient distribuées par l’Administration, lorsque, ici et là, de gros contrats sont en discussion, lorsque les Douanes se montrent tatillonnes – ce qui est toujours possible tant les réglementations, en particulier dans les anciennes colonies françaises, sont méticuleuses – et que cela peut déboucher sur des sanctions financières, sur le blocage des importations de l’ensemble des filiales du groupe dans un pays, voire sur un risque « physique » et mettre en jeu un engrenage judiciaire douloureux, comme au Gabon69 en 1976, la ’’morale’’ de la Compagnie doit tolérer des accommodements, qu’elle s’efforce de contenir dans les limites de la respectabilité, sans les ériger en système comme le font des importateurs locaux ou Syro-Libanais. « La morale est flexible : ou l’on accepte des choses qu’on n’aurait pas acceptées ou l’on disparaît devant la concurrence. Il y a une concurrence qui n’existait pas, ce n’est pas une concurrence de gens de bonne compagnie. Ils n’ont pas les mêmes règles du jeu, et ils sont poussés par de nombreux responsables africains eux-mêmes. La Cfao n’aime pas le faire parce qu’elle le fait mal par rapport aux Libanais et parce que tout est comptabilisé, car les responsables ne peuvent pas jouer avec des fonds secrets, ce qui serait un risque trop grand de tentation […]. Avec sa morale personnelle, on fait la morale du groupe. »70 La Compagnie exerce son métier dans certaines régions où la corruption est banale et elle doit bien s’adapter à cet environnement malsain si elle souhaite y prospérer. Des débours doivent être parfois formalisés dans des lignes budgétaires fluides, comme « dépenses pour renseignements commerciaux ». D’ailleurs, sur d’autres continents et dans des pays développés, les contraintes seraient souvent identiques ou dissimulées derrière des apparences plus institutionnelles et codifiées.
La vigilance financière et la ligne des principes collectifs et individuels préservent la Compagnie de la contagion. Le respect de certaines limites morales et financières la contraint de temps à autre à perdre des marchés, voire même la substance de son commerce : comme elle n’est pas entrée dans les circuits d’importation en contrebande ou en fraude, ni au Sénégal, ni en Côte-d’Ivoire, ni au Nigeria, elle s’est trouvée ainsi concurrencée par des marchands astucieux qui recouraient abondamment à la sous-facturation, ce qui permet de réduire les droits de douane et donc les prix de revient. La fermeture de General Import et de la branche d’équipement électroménager et audiovisuel au Sénégal reflète l’inadaptation d’une entreprise fidèle à ses principes à une économie ’’grise’’ qui bouleverse les échelles de prix. Le groupe doit accepter certaines compromis tout en tentant d’éviter les compromissions : c’est un équilibre délicat que permettent la morale individuelle des responsables et l’exigence d’intégrité défendue par la Compagnie.
5. La Compagnie engagée dans l’africanisation
La marche africaine vers le développement exigeait une moindre dépendance vis-à-vis des cadres expatriés et vis-à-vis des importations. La Cfao a donc dû renforcer son programme d’africanisation des cadres mais aussi structurer une politique commerciale où ses bureaux d’achat s’approvisionnent non plus seulement dans les pays développés, mais un tant soit peu en Afrique même.
A. L’africanisation de l’approvisionnement
Loin d’être seulement une maison d’importation, que l’on pourrait imaginer en dévoreuse de devises locales, la Compagnie s’insère dans le développement de la production africaine. Sa participation à des affaires industrielles, au sein de son groupe ou en simples ’’tickets’’, en est un signe. C’est surtout par son rôle d’acheteur qu’elle stimule les fabrications locales. Elle s’approvisionne dans les usines où elle est actionnaire (textiles71, chaussures, plastiques, cycles, boissons, parfumerie, tôles, etc.), mais, en majorité, auprès de fabricants locaux, soit parce que ce sont des industries ’’protégées’’ par des tarifs douaniers, soit parce que leur proximité réduit les coûts d’approvisionnement. Une bonne partie des tissus provient d’usines locales extérieures à son groupe, comme au Sénégal. General Import porte de plus en plus mal son nom, puisque la majorité de son chiffre d’affaires provient d’achats sur place : 70 % pour le Nigeria, 60 % en Côte-d’Ivoire en 1986, et, au Niger, 48 % en 1981.
B. L’africanisation du capital
L’africanisation juridique et capitalistique consacre l’enracinement africain de la Cfao. Au-delà de la création de sociétés de droit local dans chaque pays, pour la Cica, la Cfao ou Transcap, elle participe à l’effort de soutien du capitalisme national, par l’ouverture du capital de quelques grosses filiales. Parfois, c’est l’État qui s’est imposé, comme au Gabon. Souvent, c’est la Compagnie qui choisit de soigner son image de marque et d’accueillir des partenaires : c’est le cas au Sénégal, au Ghana où 40 % sont vendus à 2 000 actionnaires en 1975 ; en Côte-d’Ivoire, où la filiale est cotée à la Bourse d’Abidjan quand 17 % du capital sont ouverts en 1975 à 900 Ivoiriens ; et au Nigeria où la filiale est cotée à la Bourse de Lagos en 1971, quand 17 % de son capital sont ainsi cédés. Souvent, c’est la loi elle-même qui l’a exigé, comme au Nigeria où la « nigérianisation » des entreprises est rendue obligatoire en 1972 et 1977, ce qui conduit Cfao-Nigeria à s’ouvrir à 40 % puis à 60 % à quelques 32 000 actionnaires locaux. D’autres filiales accueillent des capitalistes et épargnants nationaux : Cica-Haute-Volta s’ouvre pour 35 % à un établissement financier voltaïque et à 143 actionnaires privés ; la Sari, pour 18 % en 1977, Cfao-Cameroun pour 18 % en 1978, etc. Quelques 17 sociétés sont concernées dès 1977, puis la nigérianisation en élargit le nombre à la plupart des firmes du groupe au Nigeria (Twin, Gil, etc.)
C. L’africanisation des cadres
Sur la base des initiatives engagées depuis plusieurs décennies par la Compagnie, puis amplifiées à la fin des années 1950, l’africanisation des postes de responsabilité s’intensifie. Dans les filiales ou activités, l’énorme majorité des cadres moyens sont des Africains ; au sommet, leur percée, réelle, plafonne. Le vivier de manageurs semble encore trop pauvre.
a. L’évolution des mentalités et des pratiques
L’entreprise n’en est pas fondamentalement responsable, car elle hérite de la désaffection psychologique des Africains pour le travail dans le secteur privé, qui, dans les années 1950-1960, n’a pas attiré les jeunes d’avenir. « L’École coloniale a été créée pour former des agents de l’Administration. L’on ne pouvait pas concevoir que les hommes formés aillent vers le secteur privé. Jusqu’en 1958, 80 % des cadres africains du secteur privé étaient des non-Ivoiriens, des Togolais, des Béninois. Après l’Indépendance, beaucoup d’Ivoiriens ont recherché la sécurité de l’emploi du secteur public. »72 Pourtant, la Cfao porte une part de la responsabilité de la situation : « L’impression que nous avons, c’est que les expatriés qui venaient ici ne venaient pas et ne travaillaient pas dans le but de rester, mais que, quand même, ils faisaient tout pour durer. Ils ne transmettaient pas leur savoir aux Africains. Ils se rendaient indispensables. Il y a eu de résistances dans certains milieux. La Cica et la Cfao ne faisaient pas exception à la règle. Beaucoup d’Ivoiriens étaient confinés à des tâches spécifiques et ne faisaient pas le tour des Services, ils ne pouvaient avoir de connaissance générale de la société. Ils restaient étrangers à l’entreprise où ils travaillaient. Il a fallu changer l’état d’esprit, leur faire penser qu’ils étaient membres à part entière de la société. »73
Charles Donwahi, président de Cfao-Côte-d’Ivoire, a créé l’Association ivoirienne des cadres du secteur privé ; le Parti au pouvoir a soutenu l’œuvre d’une Commission d’ivoirisation qui a mis au point une Charte d’ivoirisation en 1977. Elle dessine une stratégie plus contraignante par un effort obstiné de ferme incitation. « Il a fallu comparer les salaires de diplômés de même niveau (par exemple Sup de Co) Africains et expatriés dans les entreprises. Les expatriés gagnaient trois à quatre fois plus. On offrait à l’expatrié toutes les facilités pour réaliser rapidement son intégration dans l’entreprise. Nous avons réparé cette iniquité en invitant les entreprises à payer des salaires équivalents, la seule différence restant l’indemnité d’expatriation. Ce qui a fait pencher la balance en faveur du secteur privé, ce sont les salaires. Dans l’Administration, les gens gagnaient plus et avaient les honneurs. Puis les salaires de base dans le secteur privé ont beaucoup augmenté. L’on a assisté à un mouvement contraire, avec des départs de l’Administration vers le secteur privé, comme à Liftel où est venu un Ingénieur des télécommunications des Ptt. »74 La Commission intervient ponctuellement pour éperonner les firmes lorsque se pose le problème du remplacement d’un expatrié : « La procédure a été souple. Le gouvernement a respecté les règles économiques. Si un investisseur embauche un Ivoirien, c’est pour qu’il l’aide à continuer à gagner de l’argent » et non pour satisfaire à des quotas artificiels.
La Commission d’ivoirisation conduit une action psychologique, pour persuader les firmes d’accélérer l’avancement des Noirs et les Africains d’effectuer leur ’’révolution culturelle’’ pour dissiper leur réticence devant une carrière dans une entreprise privée et pour affirmer leur personnalité. « L’Africain offrait à l’expatrié l’image qu’il pensait que l’expatrié voulait qu’il lui offre. De plus en plus, l’on a commencé à associer les salariés africains à l’analyse des résultats qui jusqu’alors étaient secrets. Cette méfiance s’est dissipée peu à peu, mais tardivement, à partir environ de 1975. C’était un problème de confiance pour gérer l’argent des Européens. Ma présence a joué pour permettre à la Cfao d’être en avance par rapport aux autres, car le programme d’ivoirisation y a été discuté. »75
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