1- La ville comme société locale (incomplète)
D’après P. Le Galès (2003), les villes, comme l’Europe ou les régions à des échelles différentes, constituent des niveaux territoriaux possibles d’organisation de la société, des « sociétés incomplètes potentielles » (à condition de les inscrire en interdépendance avec les autres niveaux). Le rapport entre société et territoire est établi par la reconnaissance du territoire comme construit sociopolitique. Les villes européennes peuvent ainsi être vues comme des territoires à part entière au regard de leur fonctionnement actuel, mais également en référence à leur riche « passé de lieux d’échanges, de culture, de rapports sociaux originaux et d’invention de techniques de gouvernement » (p.20).
Cette affirmation rejoint l’approche du géographe P. George, pour qui « une ville ne constitue jamais une réalité géographique totale » (George, 1952 ; 1974). Elle est en effet inséparable de son environnement spatial immédiat et plus lointain, c’est-à-dire de sa région d’inscription sur laquelle elle exerce son influence, mais aussi du pays, voire du continent auquel elle appartient. Elle joue vis-à-vis d’eux un rôle de place centrale et de pivot de relations diverses, notamment économiques. Cette vision des territoires urbains s’inscrit dans un courant de la géographie fortement imprégné des travaux d’inspiration marxiste, développé en lien avec l’école historique des Annales chère à F. Braudel. Elle place les évolutions structurelles de l’économie et de la société, ainsi que les rapports sociaux, au centre de l’analyse des villes.
Les sociétés européennes sont ainsi profondément territorialisées (notamment en comparaison avec les sociétés nord-américaines) : il existe un lien organique très fort entre les formations sociales européennes et leur espace géographique d’inscription, les sociétés locales européennes étant profondément ancrées dans les territoires européens. De plus, la relation entre les villes et l’Etat est fondamentale pour comprendre le rôle et la position des villes dans le système de régulation politique des sociétés européennes (Le Galès, 2003). De ce constat, l’auteur déduit que la situation actuelle, caractérisée par le retrait relatif des Etats-nations au profit des niveaux territoriaux supranationaux comme l’Union européenne ou des territoires infranationaux que constituent notamment les villes, offrent de nouvelles possibilités de développement de formes d’autonomie et d’intégration sociopolitiques, ainsi que de nouvelles capacités stratégiques de gouvernement (induisant cependant des tendances à l’éclatement et à la fragmentation).
P. Le Galès pointe également le caractère fortement institutionnalisé et territorialisé des formes d’encastrement du capitalisme dans les sociétés européennes. « Les acteurs au sein des villes européennes s’adaptent aux nouvelles conditions afin de contribuer activement à la formation de cette voie européenne, à l’élaboration de nouvelles formes de territorialisation et d’institutionnalisation, de compromis entre intégration sociale, culture et développement économique » (p.23). Il précise que ces acteurs de la transformation des villes européennes sont des associations, des entreprises, des groupes d’intérêts, ainsi que les gouvernements locaux et les leaders politiques, le conduisant à identifier des modes de gouvernance différenciés et particuliers dans les villes européennes.
La perspective de recherche ainsi poursuivie renoue donc avec l’analyse weberienne, qui envisage la ville « comme une société locale intégrée (incomplètement la plupart du temps), comme une formation sociale complexe » (p.24). P. Le Galès envisage les villes européennes comme des sociétés locales incomplètes, car elles sont des scènes d’interactions multiples entre acteurs (coordination, opposition…), produisant des représentations qui institutionnalisent des formes d’action collective.
Cependant, « dans les villes européennes, cette notion de société a un sens à condition de désagréger les éléments de cet acteur collectif et d’analyser le jeu des groupes sociaux et des organisations en leur sein » (p.27). Il s’agit ainsi de ne pas céder aux risques de dérive contenus dans l’analyse en termes de « new localism », qui consiste à envisager les stratégies de régulation locale déployées par les acteurs locaux indépendamment des évolutions de la structure politique et économique aux niveaux national et supranational (Lovering, 1995). P. Le Galès envisage ainsi les villes européennes en lien avec « les transformations de l’Etat, de l’économie, de la société, qui bousculent le modèle de l’Etat-nation et modifient les contraintes et les opportunités des territoires infranationaux » (p.28).
P. Le Galès s’appuie sur des travaux européens20 pour préciser que « l’on peut parler de société locale lorsqu’on peut identifier des constellations relativement stables dans le temps d’acteurs, de processus, de cultures sociales et politiques, de caractéristiques économiques mais aussi de structures familiales et de formes d’organisation de la société civile » (p.27). En bref, l’existence d’une société locale est déterminée par l’épaisseur, l’historicité et la structuration des interactions entre les acteurs locaux, et par les formes d’intégration de leurs stratégies dans des logiques de coopération, de partenariat, de gestion des conflits au service des ressources propres du territoire local.
Toutefois, la spécificité du contexte français nous oblige à observer une certaine prudence quant à la caractérisation de la métropole lyonnaise en termes de société locale, même incomplète, en raison notamment de l’ancienneté et de l’intensité des processus sociopolitiques d’intégration et de centralisation du pouvoir au niveau national. Il est par contre possible d’aborder la métropole lyonnaise comme un système d’action local, c’est-à-dire un système d’action localisé ou territorialisé (i.e. ancré dans le territoire), au sein duquel différents acteurs entrent en relation pour organiser une forme particulière de régulation, propre au territoire local. Dit plus simplement, une société locale incomplète comme la métropole lyonnaise, en tant que système d’action territorialisé spécifique, peut alors être caractérisée par une forme de gouvernance particulière, c’est-à-dire une forme de régulation économique, politique et sociale locale, ancrée dans le territoire.
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