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inhérent à la pensée conceptuelle. Depuis que la pensée est conceptuelle, elle est pensée identifiante, et, partant, pensée réifiante, au sens de Nietzsche {cf. infra, chap. 3), c'est-à-dire pensée qui, en hypostasiant ses concepts, subsume la réalité dans une « cage de fer » conceptuelle et supprime, par là même, d'abord mentalement, puis effectivement, l'hétérogénéité de l'étant au nom de l'identité de la pensée et de l'Être. Comme nous le verrons, l'implication ultime de cet argument wébéro-nietzschéen, qui sera relié à et fusionné avec un argument d'ordre freudo-marxien, est que l'abstraction violente de l'hétérogène et du qualitatif est égale à la rationalisation (Marx-Nietzsche), que la rationalisation est égale à la réification (Nietzsche-Weber-Marx) et que la réification est égale à la répression des pulsions et à la mortification de Y ego (Nietzsche-Weber-Freud).
4. 3. 1. La raison du mythe — La Dialectique de la raison contient deux thèses principales. La première est d'ordre nietzschéo-wébérien : « Le mythe lui-même est déjà raison 58» (DR, 18). Comme aurait pu le dire Castoriadis, la dimension « ensidique » (ensembliste-identitaire) de l'entendement est déjà présente dans le mythos pour apparaître en pleine lumière dans le logos59. À mesure que la pluralité infinie des démons s'amenuise pour faire place à la simple pluralité des divinités, on passe du stade magique au stade mythique de la pensée. Avec ce passage, l'écart entre l'idée et la réalité s'accroît, car, contrairement aux démons magiques qui peuplent l'univers animiste, les divinités qui habitent l'Olympe ne sont plus directement identiques aux éléments, mais elles les signifient. Zeus a le gouvernement du ciel, Apollon guide le soleil, etc. Les cosmologies présocratiques sont déjà des rationalisations de l'approche mythique. Les éléments (l'air, le feu, la terre, etc.) remplacent les divinités et prennent la forme intellectualisée de concepts divinisés ou d'essences ontologiques 60. Le logos scientifique, qui prend la relève du logos philosophique, continue le travail de réduction de ce dernier. Ordonnant la destruction des qualités et des essences, la science désenchante le monde. Systématiquement, elle réduit toute qualité à la quantité. Ce qui pourrait se différencier est réduit à l'égalité : « Le nombre est devenu le canon de YAufklàrung. [...] La société bourgeoise est dominée par l'équivalence. Elle rend comparable ce qui est
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Dans un article fort éclairant, Brunkhorst a mis en parallèle cette thèse francfortoise avec la thèse wébérienne du désenchantement du monde. Cf. Brunkhorst, H. : « Die Welt als Beute. Rationalisierung und Vernunft in der Geschichte », dans Van Reuen, W. et Schmid Noerr, G. (sous la dir. de) : Vierzig Jahre Flaschenpost : DialektikderAufklarung 1947-1987, p. 154-191, spécialement p. 160-167. Cependant, il me semble que Brunkhorst sous-estime l'influence nietzschéenne. Dans sa critique de la réification des concepts en général et de celui de la cause en particulier, Nietzsche a explicitement relié la raison formelle théorique à la mythologie : « C'est nous seuls qui avons inventé comme autant de Fictions la cause, la succession, la réciprocité, la relativité, la contrainte, la loi, le nombre, la liberté, la raison, la fin ; et quand nous introduisons dans les choses ce monde de signes inventés par nous, quand nous l'incorporons aux choses comme s'il leur appartenait 'en soi', nous agissons une fois de plus comme nous l'avons toujours fait, nous créons une mythologie. » Nietzsche, F. : Jenseits von Gut und Base, dans Werke in drei Bànden, vol. 2, p. 585. Dans le chapitre suivant, j'exposerai longuement la théorie de la réification adornienne en montrant ce qu'elle doit à Nietzsche.
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Sur « l'ensidique », cf. Castoriadis, C : L'institution imaginaire de la société, chap. 5 ; Les carrefours du labyrinthe, p. 203-218 et Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe II, p. 107-108.
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« Concept divinisé » (Begriffsgotf), le mot vient de Nietzsche. Cf. « Uber Wahrheit und Luge im aussermoralischen Sinn », dans Werke in Drei Bànden, p. 315.
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hétérogène en le réduisant à des quantités abstraites. Pour la raison, ce qui n'est pas divisible par un nombre, et finalement par un, n'est qu'illusion » (DR, 25).
En fin de compte, l'identité de toutes les choses entre elles se paie de l'impossibilité de chaque chose d'être identique à elle-même. De même que dans l'échange, les biens concrets sont réputés identiques et métamorphosés en marchandises qualitativement indifférenciées, ne différant l'une de l'autre que par leur prix, de même la science réduit la multiplicité des choses et des créatures multiformes et, en faisant abstraction de leur unicité, elle les rend semblables en ne retenant d'elles que ce qui peut être mis en équation. Ici, Horkheimer et Adorno suivent les analyses lukâcsiennes du fétichisme des marchandises ; mais en détachant la pensée identifiante du contexte historique spécifique d'émergence du système d'économie capitaliste, ils s'en séparent également. En effet, alors que dans la tradition marxienne de l'analyse de la logique du capital, de Lukâcs à Sohn-Rethel61, les formes de la conscience de la société bourgeoise sont issues des contraintes d'abstraction propres à l'échange marchand, dans la vision globale de la Dialectique de la raison, l'abstraction de l'échange n'est rien d'autre que la forme historique dans laquelle la pensée identifiante déploie son efficace sur le plan de l'histoire universelle et détermine les formes marchandes de la société capitaliste. Autrement dit, pour Adorno et Horkheimer, l'échange de marchandises n'est qu'un agent historique de la pensée identifiante ; un agent important cependant, dans la mesure où la pensée identifiante n'est devenue universelle qu'avec l'universalisation de la marchandise. Ainsi, par rapport à Lukâcs, la catégorie de la réification subit une généralisation dans le temps.
4. 3. 2. Le mythe de la raison — « Le mythe lui-même est déjà raison » , c'est la première thèse. Or, en absorbant ce qui est différent et en le réduisant d'avance à ce qui est identique, à ce qui peut être mis en équation, la raison qui assimile la pensée aux mathématiques et se croit par là même à l'abri du mythe, s'empêtre de plus en plus dans la mythologie. « La raison se retourne en mythologie » (DR, 18) - c'est la seconde thèse. En faisant apparaître toute nouveauté comme prédéterminée, la science rejoint la mythologie, car le principe de l'immanence, l'explication de toute occurrence comme répétition, est le principe même du mythe. La science pensait désenchanter le monde, mais en le soumettant au formalisme logico-mathématique, elle l'a réenchanté. Incapable de penser l'altérité et la multiplicité, la science réduit la pensée à une simple tautologie, à la constatation de ce qui est et de ce qui se répète, et à son affirmation. « Plus la machinerie intellectuelle se soumet à ce qui existe, plus elle se contente de le reproduire aveuglément » (DR, 43). Aveuglément,
61. Cf. Sohn-Rethel, A. : Geistige und kôrperliche Arbeit. Zur théorie des gesellschaftlichen Synthesis, spécialement la première partie « Warenform und Denkform - Kritik der Erkentnistheorie », où Sohn-Rethel déduit, à la suite de Lukâcs, la forme de la « pensée mécanique » (les mathématiques pures, les sciences naturelles et les jugements synthétiques a priori) de la forme des marchandises. Pour un résumé, cf. Sohn-Rethel, A. : « Das Geld, die bare Miinze des Apriori », dans Mattlck, P., Sohn-Rethel, A. et Haasis, H. : Beitrâge zur Kritik des Geldes, p. 35-117. J'y reviendrai dans le chapitre suivant.
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car la science n'a aucune conscience de ce qu'elle est, à savoir réduction du monde à sa seule dimension ensidique, à un « ensemble de choses réifiées » (DR, 190) par projection inconsciente des catégories de l'entendement sur le réel et identification de l'apparence à la chose elle-même.
Il me semble que Horkheimer et Adorno font ici une critique de la science à partir d'une lecture bien particulière du chapitre de la Critique de la raison pure62 concernant le schématisme de l'entendement. On sait que, chez Kant, la réalité, en tant que totalité des objets possibles de l'expérience, est constituée, par les formes du temps et de l'espace et des catégories de l'entendement, comme un ensemble de phénomènes causalement liés les uns aux autres et, donc, comme objet possible d'une science naturelle. Or, dans sa version positiviste, la science ignore superbement le processus de schématisation et de fixation sur l'objectai qu'elle implique. Elle pose son système naturaliste comme la chose elle-même, à la suite de quoi « la science devient en effet le monde » (DR, 35). Étant donné que la science ne considère pas ce qui n'est pas conforme aux canons de la description et de l'explication scientifiques comme réel, la nature morte des choses inertes devient pour elle le paradigme de la réalité en tant que telle. Tout ce que la raison scientifique rencontre est a priori privé d'âme et transformé en matière morte, bref, réifié.
Cette réification de l'étant n'est pas seulement d'ordre méthodologique. À l'ère de l'instrumentalisation totale, elle a des implications réelles : de même que la société devient un ensemble fonctionnel, les hommes deviennent des choses manipulables63. En fin de parcours, « l'homme devient anthropomorphe pour l'homme » (DR, 7). Ici, on voit déjà poindre la relation interne qui existe, selon Horkheimer et Adorno, entre la raison formelle et la raison instrumentale. En devenant science, la raison a renoncé au sens. Ce qui reste est nature en tant que masse de matière démystifiée, inerte et manipulable. Le savoir théorique des sciences naturelles, qui objective la réalité en un ensemble de relations quantitatives nomologiques, est déjà, par sa grammaire logique même, un savoir instrumental et militant, un savoir technique, utile et utilisable. « La technique est l'essence même de ce savoir » (DR, 23), et comme Bacon et Descartes le savaient déjà avant Nietzsche et Foucault, un tel savoir est identique au pouvoir, au pouvoir des hommes sur la nature et au pouvoir des hommes sur les hommes.
L'exercice du pouvoir présuppose l'aliénation méthodique de la nature, son objectivation à des fins utilitaires. À l'ère de la technique, il ne s'agit plus, comme au temps de la magie, d'influencer la nature en l'assimilant à soi-même, de se réconcilier avec elle et de la comprendre en communiquant avec elle, comme s'il s'agissait d'une quasi-personne (mimésis), mais bien d'exploiter
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Cf. Kant, I. : Critique de la raison pure, p. 190 sq.
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Dans un livre important, d'inspiration hégélienne, Michel Tibon-Cornillot confirme l'analyse francfortoise de la réification en étudiant la mécanisation du vivant dans la biologie contemporaine à partir d'une double dynamique : celle de la « raison observante », correspondant à la rationalisation formelle de DR, qui réduit l'organisme à un ensemble de molécules, et celle de la « raison militante », correspondant à la rationalisation instrumentale de DR, qui débouche sur la transformation dirigée du vivant par le génie génétique. Cf. Tibon-Cornillot, M. : Les corps transfigurés. Mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie.
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stratégiquement la nature en prenant ses distances par rapport à elle pour mieux la manipuler. « Par le fonctionnement de leur intellect, disent Adomo et Horkheimer dans une phrase qui semble directement empruntée à la philosophie de la vie de Klages, les hommes se mettent à distance de la nature pour la placer en quelque sorte devant eux, afin de voir comment ils la domineront. [...] Le concept est l'outil idéal qui permet de saisir toutes les choses par le bout où elles se laissent saisir64» (DR, 55).
Que ces choses soient des choses mortes ou vivantes ne change rien au caractère instrumental de la raison militante. La raison froide et impitoyable ne connaît que des choses, des choses qu'elle peut manipuler, saisir et soumettre. Par nature, la raison est un instrument de domination. La volonté de savoir est déjà volonté de pouvoir, volonté de soumettre l'autre (la nature, la femme, l'animal) pour s'en servir. Sade et Nietzsche ont conduit la raison jusqu'à la limite de ses implications. Le fascisme les a mises en application.
Dans la logique identifiante de la raison instrumentale, Horkheimer et Adomo reconnaissent le modèle original de la domination dont toutes les formes de domination ne sont que des dérivés. Intrinsèquement, la raison est totalitaire. Elle ne connaît pas de sujets, seulement des objets. Tout ce que la raison rencontre est réifié, méthodologiquement et effectivement. La rationalisation formelle implique déjà la rationalisation instrumentale. La raison observante et la raison militante entrent en fusion, réduisant tout ce qui est à l'état de chose morte et manipulable. La réification n'est rien d'autre que la conjonction et la généralisation de ces deux formes de rationalisation.
Voici, pour résumer, comment Horkheimer et Adorno établissent finalement le lien entre la rationalisation formelle, la rationalisation instrumentale, la réification et le fétichisme des marchandises : « Dans le monde rationalisé, la mythologie a envahi le domaine du profane [seconde thèse]. Débarrassée des démons et de leur postérité conceptuelle [rationalisation formelle], l'existence retrouve son état naturel et prend le caractère inquiétant que le monde ancien attribuait aux démons [société comme seconde nature]. [...] La domination de l'homme n'a pas seulement pour résultat son aliénation aux objets qu'il domine [rationalisation instrumentale] : avec la réification de l'esprit, les relations entre les hommes - et aussi celles de l'homme avec lui-même - sont comme ensorcelées [réification]. L'individu étiolé devient le point de rencontre des réactions et des comportements conventionnels qui sont pratiquement attendus de lui [réduction de l'action au comportement]. L'animisme avait donné une âme à la chose [personnification stratégique], l'esprit d'industrie transforme l'âme de l'homme en chose [réification]. [...] Depuis que les marchandises -avec la fin du troc - ont perdu toutes leurs qualités économiques, à part leur caractère de fétiches, celui-ci s'étend à tous les aspects du social qu'il fige progressivement [fétichisme] » (DR, 44).
64. Sur les affinités entre la critique de l'intellect dans la philosophie de la vie de Klages et la Dialectique de la raison, cf. Honneth, A. : « L'esprit et son objet. Parentés anthropologiques entre la Dialectique de la raison et la critique de la civilisation dans la philosophie de la vie », dans Raulet, G. et alii : Weimar, ou l'explosion de la modernité, p. 97-111.
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4. 3. 3. Réification totale - D'après Horkheimer et Adorno, la réification est désormais universelle. Rien ni personne n'y échappe. Elle vaut aussi bien pour les dominés que pour les dominants. Tous deviennent des automates heureux et sans liberté, des « suivistes dépersonnalisés » (DR, 263) qui tournent en rond en attendant leur nourriture comme des ours en cage. Imbriquées de tout temps, l'évolution technique et l'évolution sociale ont convergé pour emprisonner totalement les hommes. La rationalisation du travail et la domination envahissent la sphère du vécu : « Médiatisés par la société totale qui a investi toutes les relations et tous les sentiments, les hommes deviennent tous semblables » (DR, 52). Rabaissés au niveau de purs objets du système, les individus qui, en tant qu'épiphénomènes de celui-ci, ont cessé d'être eux-mêmes, considèrent leur état de « batraciens » (DR, 52) comme une nécessité objective à laquelle il serait vain de s'opposer. « La réification [...] est devenue si dense que toute spontanéité, voire la simple tentative de suggérer ce qu'est le véritable état des choses, devient une utopie inacceptable, une déviation sectaire » (DR, 213).
Comment pourrait-il en être autrement, si l'on sait que l'appareil conceptuel est de nos jours directement formé - du moins c'est ce que Horkheimer et Adorno affirment - par l'industrie culturelle65. Avant même que la réalité soit perçue par la conscience, elle est déjà préformée, et systématiquement déformée, par les schémas réificateurs dominants. « C'est le vrai schématisme kantien » (ER, 235), s'écrie Horkheimer. Là où Kant voyait l'activité du sujet transcendantal, Horkheimer et Adorno voient l'activité planifiée de l'industrie culturelle, cette entreprise d'abêtissement organisé inculquant le « conformisme logique et moral » (Durkheim) le plus rigoureux. L'industrie culturelle n'est rien d'autre que le « positivisme matérialisé », diffusé activement par les médias aux masses passives66. Comme le positivisme, la culture de masse reproduit le monde des faits et de l'apparence. En élevant la réalité déplaisante au rang du monde des faits, elle la nimbe d'une aura d'inévitabilité. Le résultat est que le statu quo peut durer infiniment. Ce qui existe est devenu à ce point l'unique réalité, selon Horkheimer et Adorno, qu'ils concluent à la « réification totale » (sic, DR, 169).
Perte de sens, perte de liberté, fin de l'individu... Dans le récit métahistori-que qu'ils nous offrent de l'extension et de l'intensification de la réification, la réification totale est la dernière phase du devenir déraison de la raison. Elle est, pour ainsi dire, la « particularisation » ultime du devenir effectif de la raison formelle-instrumentale dans le monde et dans l'histoire. Elle est la conclusion logique d'une philosophie de l'histoire de la domination, domination qui trouve son origine dans un ratage initial de la relation de l'homme au monde, prend une ampleur cosmique et planétaire, et finit par devenir totale.
La critique de la réification que cette philosophie de l'histoire implique est une critique non spécifique, diffuse et globale. Dans la mesure où elle
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Je développerai et critiquerai la théorie adornienne des médias dans le chapitre suivant.
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Cf. Lenk, K. : « Idéologie und Ideologiekritik im Werk Horkheimers », dans Schmidt, A. et Altwicker, N. (sous la dir. de) : op. cit., p. 254.
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universalise et ontologise la catégorie de la réification, sa critique cesse d'être une critique sociologique pour se présenter comme une critique métaphysique qui s'autoréfute d'elle-même. Car, de deux choses l'une : ou bien la réification est totale - et alors Horkheimer et Adorno ne peuvent pas non plus échapper à son emprise ; ou bien ils peuvent y échapper - et alors la réification n'est pas totale. À mon sens, cette flagrante « contradiction performative » (Apel) n'est que le résultat logique de la radicalisation excessive de la critique nietzschéo-wébéro-freudo-marxiste de la raison et de son renversement dans une philosophie négative de l'histoire qui apparaît, malgré tout, comme une simple inversion de la philosophie salutiste de l'histoire qu'on trouve chez Hegel, Marx et Lukâcs. La Dialectique de la raison voulait ouvrir la voie à un « concept positif de Y Aufklàrung61 », mais, au fur et à mesure qu'elle éclairait la raison en l'identifiant à la réification, elle s'est elle-même retournée en mythologie 68. Voilà la thèse qu'il faut avancer contre les thèses d'Adorno et Horkheimer si l'on veut sauver la raison de sa réduction « logocentrique » (Klages).
5. Le pessimisme métaphysique (1950-1973)
5. 1. Critique conservatrice de la société
Dans Y Éclipse de la raison, et surtout dans la Dialectique de la raison, Horkheimer a fait une critique si radicale, si totale, de la pensée et de la société occidentales que tout ce qu'il a écrit par la suite ne pouvait être qu'une clarification complémentaire, assortie d'une tentative de sauver malgré tout quelques débris de la culture occidentale en déclin69. En effet, les écrits d'après-guerre de Horkheimer sont le témoignage tragique de sa volonté de rendre compte de l'évolution inexorable vers un monde totalement administré, dénué de liberté, de sens et d'amour, en même temps que d'œuvrer, poussé par le désespoir, à la conservation de ce qu'il reste de liberté et de sens, même s'il estime qu'ils sont fatalement voués à disparaître. La tâche est donc double : désigner le Mal et préserver le Bien, « contribuer à ce que ces choses-là de la vieille société ne sombrent pas trop rapidement » (GS7, 428). Cette double tâche que se donne Horkheimer est doublement paradoxale : sauver l'individu, « sauver YAufklàrung » (GS12, 594 et 598), alors qu'ils sont tous deux non seulement victimes, mais également coupables de la régression que représente le progrès ; sauver l'individu, la liberté, la culture, la démocratie, l'amour, la morale et surtout la religion, alors que selon lui leur mort est imminente - si elle n'a pas déjà eu lieu (on trouve les deux versions).
L'entreprise est aporétique. Horkheimer en est bien conscient d'ailleurs. « Les mots, dit-il, présupposent le sens dont ils cherchent à exprimer la perte »
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Cf. Wiggershaus, R. : Die Frankfurter Schule, p. 327 sq.
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Cf. Schnàdelbach, H. : Zur Rehabilitierung des animal rationale, p. 232.
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Sur la pensée du dernier Horkheimer, cf. Post, W. : Kritische Théorie und Metaphysischer Pessimismus. Zum Spatwerk Horkheimers et Schmid Noerr, A. : « Kritische Théorie in der Nachkrieggesellschaft », dans GS8, p. 457-471.
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(GS7, 196). Et pourtant, il persiste à se porter garant des grandes idées de l'Occident, alors même qu'il ne croit plus à leur réalisation. Devenu profondément pessimiste, autant sinon plus que Schopenhauer qu'il juge encore trop optimiste (DD, 218). Desespéré, il ne se résigne pas et c'est là sa grandeur. Elle s'exprime dans sa devise personnelle : « Être pessimiste théorique et optimiste pratique, s'attendre au mal et néanmoins solliciter le bien70» (GS7, 467).
Horkheimer vieillissant devint conservateur, quasi réactionnaire. Il défendit le rôle des États-Unis au Viêt-nam, adopta une position anticommuniste lors de la guerre froide, dénonça le radicalisme estudiantin de'68, rejeta la libéralisation de la religion, soutint le pape dans sa condamnation de la pilule, etc. Il défendit ouvertement le libéralisme et le libre-échange comme « une île dans l'océan de la puissance » (TT, 12). Plus : il en vint à affirmer que la liberté humaine et l'autoréalisation de l'individu sont intrinsèquement liées au capitalisme libéral : « Le développement de l'homme est lié à la concurrence, donc à l'élément le plus important de l'économie libérale. [...] L'idée qu'une société sans concurrence favorise l'existence d'hommes libres est une bêtise optimiste » (GS7, 347).
Pourtant, malgré ses apologies conservatrices du capitalisme, Horkheimer demeure un critique intransigeant de la société moderne. Loin de diviniser la société actuelle comme le meilleur des mondes possibles, il l'a diabolisée comme le mal radical, la négation du bien absolu, et jamais il n'a justifié l'horreur qu'elle perpétue. « Le sang et la misère collent aux triomphes de la société. Le reste, disait-il, c'est de l'idéologie » (GS7, 125).
5. 2. La société administrée
Le vieil Horkheimer est convaincu que la société va inexorablement évoluer vers « un monde totalement administré » (total verwaltete Welt), vers « une société absolument rationalisée et complètement automatisée » où tout sera réglé, où chacun aura suffisamment à manger, mais où l'autonomie de l'individu et la culture n'auront plus aucune importance. Horkheimer reconnaît ici et là que nous ne vivons pas encore dans un tel monde, mais il estime néanmoins que la « logique immanente », voire même la « nécessité interne » de l'histoire y conduisent fatalement - à moins que cette « évolution irréversible » ne soit interrompue par la catastrophe nucléaire et que les hommes régressent brutalement au stade des troglodytes. On le voit, Horkheimer est devenu extrêmement pessimiste. Le progrès matériel se paie du prix effroyable de la régression culturelle et individuelle. Marx s'est trompé, et Tocqueville a raison. Ce qui nous attend, ce n'est pas le règne de la liberté, mais le règne despotique de l'égalité démocratique (sur le despotisme démocratique, cf. Tocqueville, A. : De la démocratie en Amérique, vol. I : intro et surtout vol. II, 4e partie, chap. vi.). Marx n'a pas vu « la dialectique de la justice et de la liberté » (GS7, 355), le fait que l'égalité se paie du prix de la liberté. Aujourd'hui, pour Horkheimer,
70. La devise de Horkheimer n'est qu'une périphrase du « pessimisme de l'intellect » et de « l'optimisme de la volonté » dont parle Gramsci dans la section « Le prince moderne » de ses Cahiers de prison.
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on en est là ou presque : la justice et l'égalité des conditions sont réalisées, mais la liberté est liquidée. L'homme disparaît derrière sa fonction et l'individu perd sa signification en même temps que son autonomie. Ce qui reste, c'est l'automatisme de l'adaptation de l'individu abstrait hétéronome aux appareils sociaux autonomes qui le conditionnent. On le voit dans la rue : « Au feu rouge, les hommes s'arrêtent, au feu vert, ils marchent. Ils obéissent aux signaux » (GS7, 402). Le concept de sujet est devenu platement romantique. L'espèce humaine régresse et devient cette « espèce animale sophistiquée » que Scho-penhauer avait toujours vue en elle. Marx n'est plus d'actualité, Schopenhauer l'est complètement71.
De même que l'autonomie individuelle, les caractéristiques spirituelles qui distinguent l'homme de l'animal sont des « phénomènes de transition » (GS7,250), voués à disparaître. La philosophie, la religion et l'art sont fonctionnalisés et perdent leur fonction constitutive pour le sujet. Désormais, ces sphères qui donnaient autrefois un sens à la vie ont perdu toute efficacité sociale. Dans le monde administré, le sens s'éclipse. L'esprit pragmatico-technique triomphe, l'imagination dialectique s'atrophie. Tout ce qui n'est pas directement utile et qui transcende l'ordre actuel est empiriquement dénué de sens. Énonçant la vérité d'un présent qui n'a pas d'idéal et, par conséquent, pas d'avenir, le positivisme apparaît maintenant à Horkheimer comme la philosophie du présent. « L'histoire européenne est terminée, et c'est pourquoi le positivisme a raison » (DD, 173).
5. 3. Nostalgie du Tout Autre
Fin de l'individu, du sens et de l'histoire. Face à une telle situation, la critique devient impuissante. L'écart entre l'idéal et le réel est si criant que la critique qui veut le dénoncer « souligne seulement sa propre inutilité » (GS7, 101). Dans de telles circonstances, la critique change de statut. Elle ne milite plus pour le changement, mais pour la préservation de ce qu'il y a encore de positif dans ce monde : pas grand-chose, à en croire Horkheimer, quelques restes d'un sens et d'une liberté déjà en voie d'extinction. La critique devient authentique-ment conservatrice. Horkheimer sombre dans le pessimisme culturel, et se réclame ouvertement de la tradition72. Seule la religion peut encore donner un sens à la vie et transcender l'autoconservation pure. Pour le vieil Horkheimer, la raison a perdu ses privilèges. Si l'on veut sauver YAufklàrung, il faut, paradoxalement, recourir à la religion. Elle est devenue la seule et unique instance qui permette de séparer le vrai du faux et le bien du mal. Dieu est le seul garant de la vérité et de la justice. Voici ce qu'il en dit : « Sauver un sens inconditionnel
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Sur Schopenhauer, cf. les textes suivants de Horkheimer : « Schopenhauer und die Gesellschaft » (GS7, p. 43-54) ; « Die Aktualitât Schopenhauers » (GS7, p. 122-142) et « Schopenhauers Denken in Verhaltnis zu Wissenschaft und Religion » (GS7, p. 240-252). Sur Marx, cf. « Marx heute » (GS8, p. 306-317) et « Verwaltete Welt » (GS7, p. 368-372).
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Selon Seidman, le pessimisme culturel se caractérise par les trois idées suivantes : (i) l'idée que la liberté et la signification présupposent une vision unitaire cosmologique ou métaphysique du monde (la raison objective) ; (ii) l'idée que la modernité scinde la raison et mine, par là même, la liberté et le sens (éclipse de la raison objective) ; et (iii) l'idée qu'en raison de l'épuisement spirituel complet de la modernité, la régénération du sens et de la liberté requiert une refonte globale de la société qui renoue avec la vision unitaire d'antan. Cf. Seidman, S. : Le libéralisme et la théorie sociale en Europe, p. 323.
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