Rashevsky et Legay
Pour Legay, l’intérêt certain qu’il y a à disposer d’un tel « modèle général » vient du fait que l’on peut déduire ensuite commodément le modèle particulier qui s’adapte à la situation biologique qui nous occupe. Mais tout en disant cela, Legay ne paraît pas totalement convaincu. Car, ce qu’il montre au fond et ce qu’il tient surtout à dire dans cet article de 1968, c’est que plusieurs modèles particuliers (à hypothèses spécifiques différentes) peuvent en fait donner lieu à une même forme mathématique finale. Si bien que sans une connaissance approfondie du contexte et des données expérimentales, le théoricien ne disposera jamais de l’information permettant de se décider pour tel ou tel modèle particulier :
« Ainsi les phénomènes de retard, qui conduisent à des modèles distincts de la croissance exponentielle normale, peuvent être dus à des causes très diverses : augmentation de la distance entre deux opérations de reproduction, modification de l’ordre de la reproduction, mortalité des parents. Dans ces cas bien différents, l’allure de la croissance peut être la même. Par suite, l’interprétation d’une courbe de croissance impliquera toujours une analyse expérimentale complète. »1
Donc si Legay semble, à une première lecture, se plier à l’épistémologie de Rashevsky, tel n’est pas véritablement le cas, à bien y regarder. Dès le départ, nous avions noté que Legay parle de « modèle général » de la reproduction là où Rashevsky voudrait que l’on parle de « théorie ». Souvenons-nous en effet que Rashevsky est toujours prioritairement en quête de principes biologico-mathématiques qui puissent transcender tout modèle mathématique particulier. Le modèle mathématique est chez lui déconsidéré même s’il est finalement reconnu, quoique tardivement, dans son existence. Pour lui, le modèle n’intervient que lorsqu’il faut adapter la théorie à une situation singulière. En 1968, Rashevsky pense qu’il faut que le biologiste théoricien s’oriente vers l’expression formelle de principes relationnelles si généraux qu’ils puissent ensuite être spécifiés dans chaque situation, comme c’est le cas en physique pour la relation fondamentale de la dynamique. On comprend alors ce qui a pu séduire Rashevsky dans la proposition de Legay et ce qui a pu entraîner une sorte de malentendu profitable à Legay, en dernière analyse. C’est le fait qu’il reprenne son idée d’une généralité des relations épimorphiques, relations que Legay interprète pourtant déjà spécifiquement lorsqu’il parle seulement de relations de « reproduction ». De surcroît, chez Legay, Rashevsky accepte une fois de plus ce qu’il avait déjà du mal à laisser passer chez Rosen : le fait que son relationnisme en biologie soit interprété en termes de relations entre structures concrètement c’est-à-dire spatio-temporellement définies plutôt qu’entre propriétés ou fonctions de ces mêmes structures. Rashevsky prône dès le début un relationnisme des fonctions, alors que Legay propose de déployer un relationnisme des populations d’individus concrètement définis et situés, cela à tous les niveaux organiques : molécules, cellules, organes, organismes, etc.
Mais ce qui marque le plus la différence d’interprétation, derrière l’accord de façade, entre les deux épistémologies en présence ne peut se comprendre que si l’on revient sur l’esprit particulier qui anime Legay lors de la conception de ce travail à visée unificatrice pour la pratique des modèles. En effet, il ne faut pas oublier d’où il vient et d’où il parle. Legay a d’abord été formé à l’école fishérienne des plans d’expérience, certes modifiée entre-temps par la vision moins déterministe de Malécot (sa bibliographie est exclusivement biométrique mis à part le livre de Rashevsky)2. On conçoit qu’il ne puisse et ne veuille interpréter et intégrer les formalismes de Rashevsky que dans une perspective plutôt conventionnaliste. Ce que Rashevsky appelle encore une théorie, Legay l’appelle donc un simple « modèle général ». Ce « modèle général » dessine a priori les scénarios possibles et impossibles que peuvent suivre les phénomènes naturels. Pris dans sa généralité, et de ce point de vue strictement informationnel, le « modèle général » ne résumerait aucune expérimentation spécifique, mais il les résumerait toutes virtuellement : il n’aurait donc encore aucune valeur épistémique pour Legay. Toutefois, ce dernier adopte tout de même à ce moment-là (1968) l’idée que l’on puisse parfois construire un modèle général de façon profitable. Mais il est à concevoir pour lui seulement au titre d’un « vocabulaire », d’un langage, d’une façon de parler1. Alors que c’est précisément le moment où il a le plus de valeur du point de vue de Rashevsky car il voisine ainsi avec les plus grands principes formels dont on sait qu’ils sont, pour lui, ce qu’il y a de plus stable et de plus général, d’après ce qui se passe en physique notamment. Mais c’est en se spécifiant, en donnant lieu à la déduction de modèles particuliers que la valeur explicative ou plutôt interprétative du modèle est en revanche la mieux fondée pour Legay. Or, nous savons que, dans ce cas-là, Rashevsky admet que l’on a bien affaire à des modèles mathématiques. Et c’est donc finalement sur l’application du formalisme mathématique à une situation biologique singulière qu’il y a tout de même un accord minimal entre les deux traditions au sujet de l’emploi de l’expression de « modèle mathématique ». Dès lors nous comprenons que ce type de confrontation ait pu mener Legay à considérer que la définition de la situation particulière et de l’objectif particulier était un préalable indispensable à la construction de tout modèle mathématique. Car, là-dessus, il obtiendra un accord tant du côté des théoriciens qui recherchent une théorie mathématique constitutive que des esprits formés à la statistique. Pour Rashevsky, comme pour Legay, il y a modèle mathématique quand, à un autre niveau que celui de la théorie, on a affaire à une formalisation mathématique d’une situation biologique très particulière. Pour Rashevsky, il reste toutefois possible et souhaitable de dépasser cette particularité en travaillant à concevoir des théories qui puissent être candidates au titre de principe biologico-mathématique fondamental. Pour Legay, en revanche, il est trompeur d’adopter exclusivement ce point de vue de surplomb. Car il mène inévitablement à un type de modélisation descendante et l’on peut s’y bercer de l’illusion que l’expérimentation n’est pas nécessaire pour identifier précisément le modèle, ce qui est une erreur. Pour extraire de l’ambiguïté un modèle général, on aura toujours besoin de toute l’information empirique dont on a également besoin lorsque l’on pratique une modélisation ascendante. Donc autant procéder directement de cette seconde manière, même si elle paraît plus fastidieuse au premier abord ! En 1968, on le voit, même s’il s’en réclame, Legay n’est donc pas loin d’admettre que la notion de « modèle général » est totalement superflue voire trompeuse. Mais il faudra attendre quelques années encore pour que cette conviction s’affirme notamment au contact avec un problème plus particulier de modélisation de croissance des plantes.
Mais auparavant, il reste à nous demander comment Legay a été conduit à refuser que le modèle ne soit qu’une représentation de cette situation biologique particulière. Pour le comprendre, il nous faut d’abord évoquer trois autres faits majeurs et qui sont intervenus de manière quasiment contemporaine dans sa vie et donc dans son évolution épistémologique : sa rencontre avec la source cybernétique de la modélisation et avec les réflexions qui existent déjà dans ce contexte particulier, sa forte implication dans le groupe « Méthodologie pour l’écologie » de la DGRST et enfin le malaise qu’installent durablement les critiques répétées et acerbes des philosophes néo-marxistes au sujet de la méthode des modèles au début des années 1970.
Dostları ilə paylaş: |