Retour vers la génétique et la biométrie 1959-1967
Par la suite et progressivement, Legay se détache quelque peu, mais jamais totalement, du ver à soie car son projet initial d’en faire un modèle biologique ne reçoit finalement que de faibles échos. Seul Nigon va utiliser ponctuellement ce matériel biologique, à l’occasion de ses recherches en génétique et biologie moléculaire. Entre-temps, Legay développe ses propres activités d’enseignement et de direction de travaux. En 1963, il rejoint le Laboratoire de Biométrie nouvellement créé au sein du Département de Biologie Générale et Appliquée de la Faculté des Sciences qui deviendra l’Université Claude Bernard – Lyon I en 1968. Ainsi il quitte quelque peu l’orientation fortement physiologique que lui avait donnée sa thèse d’Etat avec Grassé4. Mais cela ne l’empêche pas de renouer à l’occasion avec l’angle de vue quelque peu néo-lamarckien de son maître, précisément au moyen de modèles mathématiques algébriques appliqués aux caractères génétiques quantitatifs.
Ainsi, en 1966 par exemple, Pierre-Paul Grassé présente-t-il à l’Académie des Sciences1 un des travaux que Legay a encadrés à Lyon, ceux d’une de ses doctorantes en 3 cycle d’alors, Christiane Mourgues. Dans cette étude de génétique sur l’héritabilité différenciée de certains caractères quantitatifs de la drosophile, les deux auteurs rappellent que l’on peut toujours considérer un caractère quantitatif comme un « caractère complexe », c’est-à-dire comme un « caractère décomposable en une série de sous-caractères »me. Ce faisant Legay fait fond sur l’argument fondamental de R.A. Fisher selon lequel une hérédité mendélienne multifactorielle permet toujours, au moins hypothétiquement (donc dans le cadre d’un modèle), d’expliquer les résultats mesurables par la biométrie2. La biométrie n’est donc pas à opposer à la génétique mendélienne. Elle peut en constituer le prolongement et l’élargissement puisqu’elle peut être vue comme ce qui mesure les conséquences empiriques particulières du déterminisme mendélien. Legay témoigne ainsi qu’il a non seulement retenu la leçon de Vessereau en agronomie expérimentale, mais aussi celle de Gustave Malécot3 (1911-1998) en génétique mendélienne. En effet, tout comme Vessereau, le mathématicien Malécot, alors collègue de Legay à la Faculté des Sciences de Lyon et professeur de mécanique, de probabilité et de mathématiques appliquées, avait enseigné ses « mathématiques de l’hérédité » à l’ISUP dans l’immédiat après-guerre. Dans son cours que connaissait bien Legay, il mettait en valeur la convergence entre l’approche mendélienne et la biométrie, convergence à laquelle il avait lui-même contribué dans ses travaux des années 1930 et 1940.
Dans leur article de 1966, s’appuyant alors sur des plans d’expérimentations statistiques menés sur la variabilité de la répartition en surface des différentes zones que possèdent une aile de drosophile, Legay et Mourgues suggèrent que l’on puisse voir là une explication nouvelle à la variabilité dans l’héritabilité des caractères quantitatifs. Si l’on décide en effet que les caractères quantitatifs sont en fait complexes, c’est-à-dire qu’ils sont composés d’un ensemble de sous-caractères quantitatifs eux-mêmes en interaction, on peut alors comprendre cette variabilité dans l’héritabilité du caractère quantitatif global comme étant le signe d’un effet du milieu sur cette interaction et donc ensuite sur cette même héritabilité globale. D’après les plans d’expérience, cet effet existe bien (même si les auteurs reconnaissent n’en pas connaître la nature ni le mécanisme4) et il intervient en privilégiant certaines combinaisons mutuelles de ces sous-caractères, ce qui mène à certaines valeurs elles-mêmes privilégiées au niveau du caractère quantitatif global. Du coup, on peut admettre que l’effet du milieu ne soit pas compréhensible à ce niveau intégré mais qu’il puisse le devenir à un sous-niveau, ce qui n’est valable en revanche que si l’on prend la décision de modéliser ce caractère de façon complexe. Dans le travail de Legay et Mourgues, par exemple, le modèle mathématique du caractère quantitatif intégré (la surface totale de l’aile) est exprimé sous la forme d’une simple combinaison algébrique linéaire des sous-caractères (les surfaces de chacune des 6 zones de l’aile). Ce pourrait être ainsi les coefficients multiplicateurs de cette combinaison linéaire qui seraient différemment affectés et privilégiés par le milieu, comme le suggèrent les auteurs. Expérimentalement, Christiane Mourgues a recueilli les valeurs des paramètres donnant lieu à des extremums d’héritabilité. Selon Legay et sa collègue, ces mesures et ces considérations statistiques fondées sur un modèle linéaire de dépendance algébrique permettent d’imaginer l’existence a priori de « voies privilégiées »1 dans l’évolution. Ce mécanisme d’évolution pré-orientée par le milieu présente l’intérêt pour les auteurs de ne pas être « d’origine exclusivement interne »2. Mais les auteurs n’en disent pas davantage. À une époque où le lyssenkisme n’est plus qu’un lointain et mauvais souvenir, la prudence est certes encore de mise. Mais Legay rejoint tout de même ainsi une des préoccupations de son maître Grassé : le fait de mettre en valeur l’unité tant fonctionnelle que structurelle de l’organisme comme l’injonction de ne pas l’étudier de façon morcelée. C’est ce que Legay, pour sa part, traduit en termes de « complexité ». Certes, en même temps, ce sens de la complexité permet aussi à Legay d’évoquer la présence (et non la nature car le modèle statistique n’est qu’informationnel : il ne prétend représenter aucun mécanisme) d’un rôle du milieu dans l’évolution avant même ou à côté de la phase de sélection adaptative.
Quoi qu’il en soit, il est certain que Grassé présente ce travail de son élève Legay à l’Académie parce qu’il va dans le sens de l’hypothèse d’un mécanisme autre que purement mutationnel et aléatoire pour l’évolution. Nous ne développerons pas davantage ici les éventuelles accointances du travail de Legay de cette époque avec le néo-lamarckisme français, d’une part parce qu’il semble en fait s’être prudemment avancé sur ces matières3 et que, d’autre part, son travail s’est orienté de nouveau par la suite vers des questions d’ordre moins directement génétique. Enfin, il faut noter que l’accord entre Grassé et Legay sur ces questions de nature plus philosophique doit, à cette époque-là, atteindre assez vite ses limites. En effet, sans vouloir simplifier les idées de Grassé à outrance, n’oublions pas que le chrétien qu’il est reste surtout choqué par la trop grande importance donnée au hasard dans certaines versions du darwinisme, cela au détriment de toute éventuelle providence. Le penseur social, le penseur de la liberté4 émancipé de toute représentation d’une providence qu’est Legay ne peut donc se sentir d’accord avec lui sur ce point précis. Mais on voit bien que Legay, pour sa part, se fonde néanmoins sur le principe, selon lui confirmé par sa pratique agronomique, que tout est lié et que l’organisme, voire la nature en son ensemble, est toujours à traiter comme un tout … Et cette idée, base de son épistémologie, se renforcera encore par la suite comme nous le verrons bientôt. Or, c’est bien évidemment plutôt cette perspective que l’idée d’une éventuelle pré-orientation de l’évolution sur laquelle il fait fond. Grassé et Legay sont donc attirés pour deux raisons différentes vers la même réhabilitation d’un rôle du milieu dans les mécanismes d’évolution. En tous les cas, pour notre enquête plus spécifique, le travail de Legay et de sa collègue nous permet de discerner sur un cas particulier le type de contexte dans lequel il a été de plus en plus amené à considérer que la pratique des modèles allait de pair avec la décision de la complexité. Cependant, en 1966, son épistémologie des modèles n’est pas encore définitivement ni complètement formée. Un certain nombre d’autres rencontres avec les diverses pratiques de modélisation seront pour cela nécessaires.
Mais si l’on veut déjà jeter un regard rétrospectif sur les premiers travaux de Legay en cette fin des années 1960, on voit que, s’il publie encore un certain nombre de travaux sur la physiologie du ver à soie, Legay s’est surtout orienté vers les différents usages de la modélisation statistique tous azimuts, que ce soit en génétique des populations, en biométrie ou même en anthropométrie. Ainsi, en 1967, publie-t-il avec sa collègue Annie Heizmann un travail statistique sur la détermination par le sexe de la dissymétrie et de la taille relative des doigts chez les humains (rapport entre la taille de l’index et celle de l’annulaire). Partant de l’activité génétique de sélection et de la pratique agronomique de la biométrie, Legay s’est ainsi considérablement ouvert à tout l’éventail des domaines d’application de la modélisation statistique ; et il commence alors à passer constamment d’un domaine de la biologie à un autre. Ce qui d’ailleurs lui sera rapidement et bien souvent reproché par ses collègues, qu’ils soient agronomes, généticiens ou physiologistes.
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