La rencontre avec les modèles mathématiques de la biophysique : graphes et ramifications
Par ailleurs, au cours de ces années 1960, Legay semble élargir encore son spectre des méthodes mathématiques en biologie. Il prend une connaissance plus approfondie des travaux de Rashevsky dans la mesure où il peut bénéficier de la troisième édition, parue en 1960, de son ouvrage principal : Mathematical biophysics, physico-mathematical foundations of biology. Or, à cette lecture, une suggestion vient à l’esprit de Legay : il pense qu’il peut personnellement contribuer à une recherche théorique sur les phénomènes de reproduction et de croissance en travaillant en même temps à lier les deux traditions de formalisation mathématique jusque là fortement indépendantes. Au contact avec les propositions récentes de Rashevsky, Legay s’aperçoit en effet qu’une approche populationnelle (telle que celle qu’il pratique en génétique des populations) peut désormais coïncider avec une approche des phénomènes de reproduction en général au moyen de la théorie des graphes telle qu’elle est préconisée par le biophysicien américain. Les « mathématiques de l’hérédité » de Gustave Malécot (1948) auxquelles il s’est formé depuis son passage à l’ISUP, laissant une large place aux processus de ramification, peuvent en effet être interprétées en termes de graphes. Pour Legay, il y a là l’espoir de croiser les destins de ce qu’il appellera plus tard la modélisation théorique « descendante » et la modélisation empirique « ascendante »1. Legay s’en ouvre à Rashevsky qui semble intéressé par la proposition de son collègue français. De surcroît, Rashevsky lit Legay en français car on se souvient qu’il avait séjourné quelque temps en France. Ce qui facilite grandement le dialogue entre eux et contribue à les rapprocher malgré la distance géographique.
Avant que nous n’évoquions l’apport de ce travail pour la pratique de modélisation mathématique, une question demeure cependant : comment expliquer que Legay se lance dans cet effort supplémentaire d’acquisition de méthodes mathématiques nouvelles pour lui ? Sa motivation peut-elle n’être que de nature théorique ? Cela semble bien peu crédible au vu de ce que nous avons commencé à comprendre de ses perspectives propres. N’est-ce pas plutôt qu’il cherche également par là à élucider un point d’une de ses problématiques plus concrètes ? Nous pensons que Legay voit là en effet tout l’intérêt qu’un tel projet peut avoir pour l’éclaircissement de sa propre problématique récurrente, celle du comportement alimentaire du ver à soie, notamment en vue de son amélioration morphologique. Comme nous l’avons dit, pendant les années 1960, à côté de travaux plus directement statistiques, Legay continue à étudier le ver à soie avec un certain nombre de doctorants de troisième cycle. Or, on constate que son centre d’intérêt à ce sujet se déplace de l’analyse du comportement métabolique de l’organisme tout entier vers l’analyse des seuls processus morphogénétiques de l’œuf du ver à soie. En fait, dès sa thèse de 1955, Legay s’était intéressé à l’œuf et il avait noté en biométricien les fortes variations pouvant intervenir sur son poids. Selon lui, dès lors que l’on peut considérer l’œuf en formation comme un « système morphogénétique » relativement autonome et simplifié1, l’étude de la morphogenèse de l’œuf peut paraître un passage obligé vers la compréhension de la morphogenèse des organismes. En 1979, il rappellera sa conviction initiale en des termes dépourvus d’ambiguïté :
« La morphogenèse la plus simple est celle d’une cellule. Il me paraît nécessaire et utile, avant d’essayer de comprendre la morphogenèse des organismes, de saisir celle d’une cellule. C’est particulièrement le cas [ici] parce que la cellule dont nous discutons ne forme pas une partie d’un tissu ‘normal’ mais est plutôt largement autonome. »2
Or, on peut supposer raisonnablement que dans un premier temps, lorsqu’il lit les essais de Rashevsky sur la croissance des organismes, il n’est pas vraiment convaincu par cette perspective exclusivement théorique du fait de sa propre sensibilité biochimique et physiologique. Mais certains indices nous permettent de comprendre que, la formation de l’ovule des métazoaires restant à l’époque encore un centre d’intérêt récurrent chez lui, il a pour idée que l’approche théorique plus récente de Rashevsky, notamment par les graphes, par les « relations d’un à plusieurs » et les épimorphismes, consone tout de même avec la représentation cytologique et biochimique qu’il a des processus sous-jacents à la morphogenèse de l’œuf. Précisons en effet qu’à partir de 1959, et pendant au moins une quinzaine d’années, dans le cadre de son laboratoire de Lyon, Legay procèdera et fera procéder à des mesures systématiques sur la croissance des œufs du ver à soie et sur sa variabilité. Or, dans l’article théorique de 1968, même s’il ne le présente pas comme sa motivation principale, le projet de modéliser précisément ce phénomène de croissance se retrouve bel et bien invoqué en première place lorsqu’il s’agit de proposer des domaines dans lesquels le modèle général qu’il construit pourrait être utilisé. Ainsi écrit-il : « La formation de l’ovule des métazoaires requiert la participation d’une série de cellules glandulaires endocrines et dans un certain sens, on peut dire qu’il en est la descendance. »1 Dans ce passage-clé de l’article de 1968, on voit donc bien que c’est la problématique physiologique de la croissance et de la morphogenèse qui peut désormais sembler abordable à Legay par une technique empruntée à la modélisation mathématique de l’hérédité telle qu’elle intervient déjà en génétique des populations. Même si Legay ne l’explicite pas formellement en ces termes, on peut donc supposer qu’il est alors tenté de concilier les deux écoles de modélisation (théorique et statistique) précisément parce qu’il a en vue sa propre problématique physiologique de croissance et de morphogenèse, à commencer par la croissance de l’œuf du ver à soie. On peut penser ainsi qu’il cherche, entre autres, à interpréter au moyen d’un modèle mathématique testable l’ensemble des données biométriques dont il dispose par ailleurs dans son laboratoire. C’est là un cas de tentative de transfert des mathématiques de la génétique formelle vers des questions morphologiques et physiologiques au motif que la notion de « descendance » traverse tous les niveaux d’organisation du vivant et passe pour davantage qu’une simple analogie. Cette analogie-identité ne vaut elle-même que parce que l’approche populationnelle renouvelle en un sens la question traditionnellement physiologique de la morphogenèse. Ce serait donc parce qu’il est d’abord poussé par sa problématique scientifique propre que Legay travaille à concilier l’approche biophysique et l’approche biométrique de la modélisation. Ceci est important à signaler car, par la suite, nous verrons qu’il continuera à travailler à cette conciliation mais dans un cadre plus large et porté par des convictions et des besoins nettement moins ancrés dans une problématique de recherche particulière.
Toujours est-il qu’en 1968, avec la bienveillances et le contrôle de Rashevsky lui-même et dans le cadre de son Bulletin of Mathematical Biophysics, Legay propose une « théorie générale de la croissance d’une population »2 (finalement publiée telle quelle, en français !). Pour ce titre d’article, Legay concède en fait le terme de « théorie » à Rashevsky. Ce dernier se trouve en effet avoir contrôlé et relu de près3 son travail. Mais, dans le corps du papier, Legay parle surtout de « modèle général » ou de « vocabulaire » : « L’un des buts essentiels de ce texte est d’établir un vocabulaire non ambigu permettant de décrire n’importe quel phénomène de reproduction. »4 Dans ce travail, inspiré donc en partie par le tournant mathématique récent de Rashevsky vers la théorie des graphes et son insistance sur le « principe de l’épimorphisme », Legay constate que, de son côté, et avec des outils plus proprement statistiques, il est désormais possible de jeter un pont entre la modélisation statistique de la génétique et les formalisations de la biologie théorique. Ce pont existe si l’on se penche par exemple sur les processus de reproduction au sens large (multiplication, réplication, ramification, épidémie, copie, etc.) tels qu’ils interviennent dans le vivant. Il s’agit toujours pour les deux points de vue d’une modélisation d’un processus ramifié en général. Parce qu’il a notamment l’idée de conjoindre formellement le traitement des questions d’hérédité et celui des questions de croissance et de morphogenèse (du fait qu’il adopte également une approche populationnelle de la morphogenèse), dans le cadre très large d’une problématique de croissance d’une population, Legay veut généraliser la discrétisation des modèles telle qu’elle est déjà intervenue en génétique pour les « mathématiques de l’hérédité », notamment avec les travaux de Gustave Malécot sur lesquels il s’appuie, afin de l’appliquer à des questions biologiques plus générales et accessibles jusque là seulement par la biométrie, comme la croissance d’organes ou d’organismes. Sans qu’il l’exprime ainsi, l’approche généalogique de la question de l’identité génétique telle qu’elle est prônée par Malécot et son école lui semble donc transposable à d’autres problématiques de reproduction où la biométrie a déjà sa place.
Dans cet article donc, sur le modèle de l’algèbre et d’une théorie des graphes sommaire, Legay définit un ensemble de concepts formels comme l’élément, la population, la relation (réflexive, antisymétrique et transitive) de reproduction1, le parent, la famille, etc. On a alors une population soumise à une reproduction d’ordre (N, P), par exemple, dans laquelle à P parents correspondent N enfants. La distance temporelle ou spatiale entre parents et enfants est la distance qui sépare les deux opérations de reproductions « celle qui a donné naissance à l’enfant et celle qui fait de l’enfant un parent »2. Legay introduit ensuite une dimension temporelle dans son formalisme puisqu’il définit aussi des relations de reproduction synchrones ou asynchrones eu égard au caractère régulier ou non de la distance entre générations. En fonction d’hypothèses sur l’ordre de la reproduction et son caractère synchrone ou non, Legay ne cherche alors à exprimer quantitativement que le nombre total d’éléments en présence à chaque génération3. Ce qu’il parvient à faire en général au moyen de formules algébriques récursives (il s’agit de suites arithmétiques calculables). Ce formalisme lui permet de modéliser notamment les phénomènes de retard dans la reproduction, phénomènes dont Legay juge qu’il sont particulièrement importants car ils permettent d’expliquer la dégénérescence, que l’on peut mesurer parfois, de certains modèles de croissance qui serait sinon exponentielle4. Il peut aussi prendre en compte les phénomènes de mortalité ou de changement d’ordre de reproduction entre générations.
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