XXII
Pendant que Naoumow et Tchige discutaient, Djanéyev était tombé dans une rêverie. Lorsque Naoumow se tut, il n’entendit plus Krauzé et le petit étudiant qui se jetait sur son adversaire comme un serin irrité à l’excès. Il prêtait l’oreille à la sourde angoisse qui naissait en lui. Ce maniaque étrange éveillait dans son âme quelque chose de maladif. Cela devint effroyable : Un fantôme noir surgit soudain sur le bois vert, sur le ciel transparent et la rivière calme.
Sous les branchettes minces et frissonnantes des bouleaux, les voix résonnaient aiguës, inintelligibles.
Michka, qui était assis à côté de Djanéyev, frissonna tout à coup, remua nerveusement sur place et rougit. Involontairement Djanéyev suivit la direction de son regard et se retourna ; aussitôt un flux de sang monta à son front éteignant toute pensée.
Entre les troncs blancs des bouleaux, nettement comme sur un tableau, on voyait le banc de sable, la surface polie de la rivière, rosée par le soleil couchant, la robe rouge de Genitchka, jetée sur le sable et elle-même toute nue, debout sur le rivage.
Elle ne savait probablement pas qu’on la voyait, car elle restait debout sur ce sable, calme et légère, illuminée par le soleil vespéral. Et l’on pouvait la voir entière, de ses cheveux noirs tordus sur la nuque, jusqu’au bout des ongles roses des pieds posés au bord de l’eau. Les mains blanches et minces étaient rejetées derrière la tête, les doigts emmêlés dans la chevelure. Son corps avait ainsi une courbe voluptueuse. Le dos fléchi par un effort gracieux, comme si elle se plaisait à contempler quelque chose sur l’autre rive.
Djanéyev sentit que tout, autour de lui, s’assombrissait et disparaissait ; devant ses yeux enflammés par une extase instantanée, il ne restait plus que le corps rose de cette femme nue aux cheveux noirs, debout sur le sable uni.
Il se ressaisit sentant qu’on le regardait. Les yeux noirs d’Arbousow le fixaient avec une singulière expression. Il dit tout haut :
— Voilà, l’artiste s’est oublié et regarde !
Djanéyev rougit, quelque chose d’offensant sonnait dans la voix d’Arbousow, et la pensée que tous allaient voir la jeune femme le blessa. Mais lorsque Krauzé et Tréniev se retournèrent, le rivage était désert. La rivière s’assombrissait, des cercles se calmaient sur l’eau et l’autre rive se perdait dans la brume. Le soleil était couché.
Genitchka apparut bientôt. Elle venait dans sa robe rouge, le visage rosé par l’eau froide, souriant. Elle respirait de la fraîcheur, et l’on voyait dans le décolleté large, le haut de sa ferme poitrine rafraîchie disparaître mollement dans l’étoffe rouge.
— Si vous saviez comme c’est bon de se baigner ici ! cria-t-elle, de loin encore. Du thé, pour moi, du thé ! Je suis dévorée par la soif...
On lui en servit un verre, Eugénie Samoïlovna le but par petites gorgées ; en se penchant très bas sur la table et regardant les hommes de travers.
— Qu’avez-vous démêlé ici, à voix si haute ? questionna-t-elle.
Tchige répondit ironiquement, jetant un regard moqueur à Naoumow.
— Le sort de l’humanité !
Eugénie Samoïlovna sourit.
— Allons... L’humanité ! C’est trop vaste... Discutez plutôt votre propre sort... vous savez, ma mère était tzigane !... Je vais dire la bonne aventure !... Voulez-vous ?
— Je vous dirai, moi aussi, la bonne aventure, répliqua Davidenko. Donnez-moi votre main.
— Vous le savez ?
— Bien sûr, je m’en charge ! dit l’étudiant, prenant sa petite main aux ongles soignés.
Tous les regards se portèrent sur cette paume rose où des lignes amusantes s’esquissaient.
— Vous ne vous marierez pas, disait Davidenko d’un ton prophétique, vous vivrez jusqu’à cent ans, vous aimerez, vous aurez des maris... Genitchka rit aux éclats.
— Des maris ? Comment ? Vous avez dit que je ne me marierai point ?
— Mais le mariage c’est autre chose, répondit imperturbablement Davidenko, avec son accent prononcé de petit-russien. Des maris, vous en aurez... un ! deux ! trois... quatre... sept... dix... quinze... vingt-deux !
— Vous êtes téméraire ! riait Genitchka, aux éclats.
— Est-ce ma faute si les lignes le disent ?
Le porte-drapeau Krauzé s’approcha de Naoumow qui déambulait silencieusement par le pré.
La nuit venait et le bûcher qui tout à l’heure ne faisait que fumer, jetait une lumière inégale et vacillante sur le bas des troncs des bouleaux pensifs. Dans ce reflet rouge le long visage de l’officier semblait grimacer.
— Soyez assez bon, dit-il à Naoumow d’un ton froid, de m’accorder quelques instants. Je voudrais vous entretenir d’une façon plus détaillée sur vos idées.
Naoumow lui jeta un regard scrutateur et réfléchir à quelque chose. Puis fermement :
— Que désirez-vous savoir plus précisément ?
Mais le porte-drapeau répondit :
— Non, pas maintenant... après... et s’éloigna aussitôt, suivi par le regard intrigué de Naoumow.
Le jour tombait. Les bouleaux s’étaient fondus en une masse confuse, et le petit bois devenait une forêt ténébreuse. Les visages éclairés par le bûcher devenaient étranges, les ombres noires contrastaient avec la lumière des bougies, brûlant sous les abat-jour de verre.
Eugénie Samoïlovna courait par le pré, criant, animant le groupe. Dans l’ombre sa robe rouge semblait noire et s’allumait à la lueur du bûcher, comme une tache sanglante. Le rire et les plaisanteries hardies résonnaient loin dans le bois tranquille.
— Regardez ! regardez ! cria Michka quelque part dans l’ombre.
De l’endroit de la berge où il se trouvait on voyait dans le village des tas de bois allumés. Des voix venaient de loin, d’au delà de la rivière. On chantait quelque chose, et à distance, la chanson semblait belle et triste. Sur les flammes lointaines des ombrés paraissaient et disparaissaient parmi des étoiles rapidement surgies et éteintes.
— Qu’est-ce que c’est ? Que c’est joli ! criait Eugénie Samoïlovna, sur la crête du rocher.
Au-dessus de la rivière sombre le reflet des bûchers lointains semblait froid, terriblement grand. Il éclairait à peine la robe rouge, et dans le visage blanc, les profonds yeux noirs.
— Mais ce sont les feux de la Saint-Jean ! se souvint Davidenko. — Allons ! Sautons aussi par-dessus le bûcher. Michka, commence !...
— Non, mais savez-vous ? cria dans l’obscurité la vois impérieuse et sonore de Genitchka. Si nous allions au village ?... Je n’ai jamais vu les feux de la Saint-Jean !
— Eh bien, sautez la rivière ! offrit Davidenko badin. Une... Deux...
— On peut la traverser sur un radeau, proposa Arbousow morne. Nous avons un radeau.
— Allons, allons, mon cher, je vous aimerai pour cela, disait Genitchka s’accrochant à son bras...
On entendit le cocher descendre vers la rivière et y jeter des pierres.
— Davidenko ! eh bien ! proposa Michka.
L’étudiant s’approcha du pic, et faisant un porte-voix de ses mains, se mit à crier :
— Hop !... hop !... Amarre ! Amarre !
— Ou, la la... assez, vous nous assourdissez... disait Genitchka, en riant. — On entendait l’écho résonner quelque part avec effroi.
Arbousow remarqua sombre et approbatif :
— Quelle voix !
Sur l’autre rive on continuait à chanter doucement, tandis que paraissaient et s’effaçaient les langues de feu. La rivière silencieuse et sombre exhalait une force énigmatique. Quelque chose de noir se détacha du bord et la coupa lentement ; l’eau sembla s’éclaircir.
— C’est effrayant ! dit Eugénie Samoïlovna.
Le radeau paraissait de plus en plus obscur, de plus en plus grand, immobile ; entre lui et la rive, la bande claire de l’eau se faisait étroite. Le câble cria, et l’on entendit les voix grossières des paysans entrecroiser des appels.
On commença à descendre vers la rivière. Eugénie Samoïlovna faillit choir.
—Tenez-moi, je vais dégringoler, criait-elle.
Davidenko proposa d’une voix basse, allant vers elle lourdement, comme un ours :
— Donnez-moi la main.
— Morbleu ! cria Tréniev, quelque part, tombant sans doute, parce qu’on entendit des graviers s’ébouler dans l’eau.
— Nous ne nous noierons pas ? demanda Eugénie Samoïlovna regardant avec curiosité le gouffre ténébreux, où tourbillonnaient en étoiles bizarres les reflets des bûchers.
On entendit le chant, un peu mieux. Les paroles à la fois absurdes et si poétiques de la chanson « petite russienne » se distinguaient. Des voix basses murmuraient et une haute voix de femme, montait en roulements sonores. Les bûchers dardaient en l’air leurs langues féroces ; au bord de l’eau des maisonnettes roses se penchaient.
Quand la compagnie s’approcha des feux, le chant cessa soudain. Des dizaines de faces, que la lumière éclairait bizarrement, regardaient les messieurs ; de tous les côtés des yeux curieux, un peu hostiles même, luisaient.
— Eh bien, fit Eugénie Samoïlovna, désenchantée, quoi ! Ils se sont effarouchés de notre tenue ?
Les bûchers abandonnés s’éteignaient promptement. On y voyait se tortiller en craquant les branches calcinées. Dans leurs atours les jeunes gens et les jeunes filles paraissaient jolis et sauvages. Ils dévisageaient, avec des grands yeux étonnés, le groupe élégant et singulier des nouveaux venus qui ne savaient plus que faire. Davidenko se retrouva le premier.
— Allons, s’écria-t-il, pourquoi vous êtes-vous arrêtés, messieurs !... Sautons !... Eugénie Samoïlovna, allons !
La jeune femme, rieuse, se dissimulait derrière les hommes. Une lueur rouge tombait sur son joli visage aux yeux brillants, lui conférant aussi un aspect sauvage, comme si elle ne fût pas une élégante de la ville vêtue d’une robe d’excellente façon et de chaussures gris d’acier, mais bien quelque étrange belle de nuit.
— Eh bien, pourquoi manquez-vous d’entrain ! criait Davidenko. Allons !... Michka, commence !
Derrière lui, Michka répondit modestement :
— Commence toi-même.
L’étudiant se mit aussitôt à courir, prit son élan, et bondit au-dessus du feu. Michka sortit de l’obscurité, tout à fait inattendu et l’imita, plus léger qu’une plume.
— Allons, Eugénie Samoïlovna ! vraiment pourquoi hésitez-vous... On ne peut pas être ainsi ! cria dans l’obscurité la voix essoufflée de Davidenko.
Elle sourit, les prunelles brûlant et de tentation et de crainte.
Le long Krauzé s’approcha gravement et ses sourcils levés décelèrent la perplexité ; puis, comme un échassier, il enjamba le feu.
Dans la foule on riait. Brusquement, ainsi que si elle avait été poussée, Eugénie Samoïlovna, retroussant si fortement sa robe que l’on voyait ses chaussures et ses fins bas noirs, courut vers les feux, légère. La robe rouge flotta au-dessus des flammes couchées au ras du sol ; un morceau de chair rose s’entrevit et disparut dans la fumée, qui se ralluma aussitôt après avec un rire triomphant.
Tréniev, Davidenko, Michka applaudissaient.
— Bravo ! Bravo ! Bravo !
Une digue semblait être rompue. Les unes après les autres les paysannes se précipitèrent jupes flottantes et jambes nues, presque jusqu’aux hanches, à la suite de Genitchka. Un paysan sauta aussi. Davidenko y alla encore une fois lourdement ; et comme s’il fut attaché à sa suite, Michka ébouriffé lui succéda. Une frénésie s’empara de tous. Eugénie Samoïlovna, très belle avec ses cheveux en désordre et son visage rougi, courait, sautait, tombait sans cesser de rire. Les jeunes paysans ajoutèrent des fagots et le feu flamba haut et joyeux. Deux gamins courant à l’entour se heurtèrent et faillirent y tomber. Le rire grandit sur le pré, montant avec la fumée et les gerbes d’étincelles. C’était un joyeux sabbat dans la nuit, que les astres immobiles et froids regardaient d’en haut. Et d’en bas, venaient les brumes de la rivière silencieuse.
Enfin on se fatigua. Eugénie Samoïlovna respirant péniblement, les yeux brillants, se jeta dans l’herbe.
— Je n’en peux plus, gémit-elle !
Dostları ilə paylaş: |