A l'extrême limite



Yüklə 0,92 Mb.
səhifə19/29
tarix01.11.2017
ölçüsü0,92 Mb.
#25229
1   ...   15   16   17   18   19   20   21   22   ...   29

XXIII


Ils retraversèrent l’eau noire en radeau. Les feux qui s’éloignaient devenaient blêmes derrière l’eau élargie. On entendit mourir peu à peu le chant lointain.

Après l’animation, le bruit, le mouvement, l’éclat des figures sauvagement belles, cabriolant au-dessus du bûcher, la nuit était étrangement belle et solennelle. Les étoiles brillaient doucement mystérieuses et légères, se reflétant dans la rivière avec une calme solennité.

Des chevaux attelés reniflaient au bord invisible. Les clochettes des troïkas d’Arbousow tintaient.

— Il est temps de nous en retourner, dit le docteur Arnoldi, venant à la rencontre des jeunes gens heureux et fatigués. Eh bien... vous vous êtes amusée ? demanda-t-il aimablement à Eugénie Samoïlovna.

— Ah, docteur, comme c’était bien ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu ! ma foi !...

— Oh, ce n’est rien. J’ai bu ici de la bière, répondit flegmatiquement le vieux docteur.

— Moi, je n’ai guère envie de rentrer ! dit la jeune femme, plaintivement, ainsi qu’un enfant qu’on mène se coucher.

— Voulez-vous, proposa Davidenko, que nous allions un peu à pied ? Les chevaux nous suivront...

Dans les ténèbres la traversée du bois était pénible. Les arbres noirs surgissaient en fantômes inattendus ; des trous se présentaient là où l’on croyait le sol uni ; on se butait aux racines, en riant. On sortit enfin sur la lisière du bois et ce furent les champs : le vent doux de la steppe caressa librement les visages.

— Qu’il fait bon ! ne cessait de répéter Eugénie Samoïlovna, qui marchait en avant avec Davidenko et Djanéyev. Il fait si bon, qu’on ne saurait désirer rien de mieux...

Ayant un peu réfléchi, elle ajouta :

— Voulez-vous... parlons un peu de ce que chacun de nous préférerait à cette nuit... de meilleur !... De ce que chacun de nous voudrait dans sa vie...

— Je... commença Davidenko de sa voix basse et positive.

— Non, attendez, je vous le dirai, moi ! Vous voudriez être fort. Mettre le plus fort sur ses deux épaules.

— Eh bien voilà, répondit Davidenko blessé, vous m’avez déjà trop...

Mais Genitchka riait aux éclats.

— Ah, oui ! Vous voudriez le triomphe de la révolution, l’affranchissement du peuple... C’est ainsi ? J’ai deviné ? Comment ne l’aurais-je pas deviné de suite ?... M. Tréniev voudrait que sa moustache atteigne les dimensions de ce bouleau.

On rit. Tréniev confus tirailla sa moustache, et songea amèrement qu’elle était loin de la vérité...

— Le docteur Arnoldi voudrait que tous le laissent en paix ; M. Tchige, que tout le monde devienne social-démocrate ; Zacharie Maximitch voudrait manger tout cru l’univers entier... Serge Nicolaïevitch voudrait...

— Vous ! murmura Djanéyev si bas, qu’elle seule l’entendit.

— Vous êtes audacieux ! répondit-elle vivement sans aucun embarras.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Davidenko curieux.

— Rien, une bêtise ! fit vivement Eugénie Samoïlovna, mais quelque chose de singulier résonna dans sa voix, comme si ce que lui avait dit Djanéyev lui était agréable.

— M. Naoumow, continuait Genitchka, voudrait...

— Que tous les hommes crèvent, répliqua la voix railleuse de Tchige.

— C’est vrai, jusqu’à un certain point, dit tranquillement Naoumow.

— Allons, c’est déjà par trop méchant ! sourit Genitchka. Pourquoi ! Quand il fait si bon vivre...

— Et Krauzé veut se suicider, cria tout à coup Michka, d’une voix enjouée.

Chacun parlait dans les ténèbres avec une voix singulière qui paraissait n’être pas la sienne. On se sentait léger, on avait envie de rire et de faire des tours. Quelques-uns entamèrent une discussion ; il y en eut qui s’attardèrent, d’autres qui se pressèrent, au contraire ; les cris et les rires se répercutèrent loin à travers champs.

Djanéyev marchait un peu en arrière de Genitchka et de Davidenko. La taille de la jeune femme, serrée par la robe rouge, marchait devant lui ; la robe était tout à fait noire et la nuque blanche sous les cheveux noirs.

Djanéyev avait envie d’embrasser ce cou blanc, d’étreindre cette fine taille. Il eût voulu dire quelque chose d’osé qui eût troublé cette belle femme effrontée. Car il sentait qu’on pouvait tout de suite lui dire beaucoup. Dès que Davidenko entama une discussion avec Tchige, Djanéyev s’approcha d’Eugénie Samoïlovna et dit, tout bas, avec un frisson involontaire :

— N’avez-vous crainte, Eugénie Samoïlovna, que quelqu’un vous ait vue vous baigner ?

Elle se retourna vivement.

— Pourquoi cette question ?

Ses yeux noirs s’arrêtèrent juste dans les yeux de Djanéyev, il ne baissa pas les siens, et un instant tous deux se regardèrent en silence. Quelque chose apparut et disparut dans les prunelles de la jeune femme ; probablement rougit-elle un peu. Genitchka avait cru se voir, dans les yeux de l’homme comme dans une glace, nue, sans voiles devant son désir.

— Je ne crains rien ! prononça-t-elle tout à coup, provocante.

Elle hocha la tête, sourit et courut quelques pas en avant.

— Docteur, docteur ! où êtes-vous donc ! l’entendit crier Djanéyev d’une voix trop sonore.

Il devina ses yeux éclatants et ses narines dilatées.

Près des voitures, pendant qu’on discutait, de la façon de s’installer, Djanéyev rejoignit Genitchka. Le gros docteur gémissant comme un vieillard s’installait dans une voiture sans leur accorder la moindre attention.

— Serge, mets-toi avec moi... viens ici ! cria de loin Arbousow.

— J’y vais ! répondit Djanéyev.

Il sourit à Eugénie Samoïlovna, et lui tendant les deux mains :

— Eh bien, au revoir !

Elle le regarda fixement, comme se gravant dans la mémoire ce visage viril, et d’un petit geste résolu, lui tendit aussi ses deux mains.

— Au revoir.

Djanéyev serra ses petites mains chaudes d’un serrement prolongé et significatif. Et, même dans les ténèbres, ses yeux noirs brillaient.

— Je vous ai vue quand même, dit-il expressivement.

Eugénie Samoïlovna rougit à peine. Et provocante, comme si elle luttait contre la pudeur et la faiblesse :

— Vous en avez honte !

Djanéyev se sentit emporté par une vague de témérité.

— Je n’ai pas honte du tout... du tout ! répondit-il en montrant ses dents blanches. Si vous saviez comme vous étiez belle... toute... nue... acheva-t-il d’une voix tremblante.

— Vous trouvez ? demanda la jeune femme d’un air sérieux.

Mais soudain, éclatant de rire, elle lui arracha ses mains, sauta dans la voiture et cria d’une voix énigmatique qui semblait appeler :

— Oï-ra ! oï-ra ! au revoir !

Les chevaux se mirent en marche.

Djanéyev, en proie à un vertige, se sentant déborder de force, de jeunesse, de vague espoir, courut vers Arbousow qui lui faisait signe.


Yüklə 0,92 Mb.

Dostları ilə paylaş:
1   ...   15   16   17   18   19   20   21   22   ...   29




Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©muhaz.org 2024
rəhbərliyinə müraciət

gir | qeydiyyatdan keç
    Ana səhifə


yükləyin