A l'extrême limite


partit. Resté seul, Djanéyev arrangea machinalement les coussins du canapé, ramassa un oreiller rond qui était tombé sur le sol, et rêveur, examina l’atelier



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XXVII


Lisa partit.

Resté seul, Djanéyev arrangea machinalement les coussins du canapé, ramassa un oreiller rond qui était tombé sur le sol, et rêveur, examina l’atelier.

Il était las, heureux, rassasié de la vie. La dernière scène de ce rendez-vous si attendu et pourtant si inattendu l’avait ému. Cependant que Lisa partait, Djanéyev en l’accompagnant désirait déjà son départ. Son corps était fatigué de passion, lassé de caresses follement impétueuses, que la timidité docile et virginale de la jeune fille lui offrait. Son âme était accablée. Il ne désirait plus rien que le repos, et il lui était difficile de penser qu’elle viendrait encore et que les mêmes caresses recommenceraient avec le même corps nu et docile. Il ne voulait que rester seul, fumer, sortir à l’air frais du jardin, hors de cet atelier saturé de parfums et d’odeurs de femmes.

Lisa, cependant, n’était pas partie tout de suite. Elle s’attarda près de la porte, rêveuse comme tout à l’heure, les doigts crispés serrés contre la bouche. Djanéyev, derrière elle, attendait, observant avec lassitude sa tête blonde aux cheveux en désordre. Il devinait le chaos de pensées, de craintes, de détresse qui tourbillonnaient dans cette tête de femme, vaincue par la honte et la peur. Probablement ne pouvait-elle pas s’imaginer ce qui se passerait après et tâchait inutilement de comprendre que tout était fini, un changement énorme, irréparable, s’était accompli dans sa vie. Il avait pitié d’elle, mais son corps lui demandait du repos et s’impatientait. En plus il trouvait sot de rester immobile derrière elle, à contempler sa nuque, dans une attente muette.

Déjà il allait parler quand Lisa se retourna et ses lèvres tremblèrent souriant faiblement, suppliantes. Djanéyev ne comprit pas.

— Quoi ? fit-il.

Mais elle ne répondit pas. Une tendresse de bête, humble et dévouée, éclaircit son visage. Lisa se pencha lentement, prit sa forte main virile et l’embrassa. Doucement, reconnaissante et timide, comme si elle priait de ne pas se fâcher de ce qu’elle était si faible ; doucement, pour exprimer son obéissance à sa volonté.

Et, chose bizarre, Djanéyev ne retira pas sa main, ne s’étonnant de rien, ne disant rien. Il sentait que cela devait être ainsi. Il fallait qu’elle crût à sa force pour la défendre et la sauver de tout.

Lisa partit.

Djanéyev regardait l’atelier avec lassitude.

Le soir venait. La grande fenêtre donnait sur le nord et quoique, à l’autre bout du jardin, les arbres semblaient dorés sous le soleil, ici, dans l’ombre, la verdure était d’émeraude pâle et fraîche. Dans l’atelier les ombres s’épaississaient mollement, sans bruit. Les couleurs éclatantes des études, les bandes bigarrées des draperies et sur la cheminée un gros hibou empaillé, se fondaient dans un bleu foncé. Le hibou commençait à paraître vivant et ses yeux jaunes, artificiels, regardaient d’en haut avec une expression immobile et désagréable.

Djanéyev se souvint de ce baiser humble et muet, et il en fut indisposé.

Pour la première fois, après l’enivrement des caresses du corps nu et docile de la femme, un malaise confus le troublait. Il lui sembla soudain que la joie momentanée de la possession ne valait pas du tout les souffrances par lesquelles quelqu’un devrait la payer.

Sans doute était-ce parce qu’il n’aimait pas Lisa et ne l’avait prise que par désir sensuel. S’il en était autrement, si c’était bien ce grand sentiment serein qu’on appelle l’amour, la chose passée lui paraîtrait lumineuse et belle. Il avait envie de cet amour, il voulait se donner à une femme pour toujours, voir en elle tout l’univers, se calmer sur sa poitrine, qui serait celle d’une femme éternellement aimable et aimante, non pas celle d’une maîtresse fortuite. Djanéyev pensa avec dépit :

— Des bagatelles. Cesserais-je de voir combien les autres femmes sont belles et séduisantes ?

Il se rappela Eugénie Samoïlovna, et ses yeux s’allumèrent. Or combien il est au monde de pareilles femmes, brunes, blondes, minces, grosses, souples, passionnées, humbles, volontaires et alertes comme des chattes, douces comme des chamois. Le monde entier est empli de leurs beaux corps voluptueux, toute la terre est entourée du filet de leurs bras nus, tendres et caressants. Ne pas les voir, y renoncer à jamais, unir sa vie avec l’une d’elles choisie pour quelque raison, entre toutes, serait stupide et ennuyeux. Cependant l’angoisse grandissait et s’élargissait précisément pour l’amour unique, éternel. Deux sentiments contraires entouraient Djanéyev d’un cercle chaotique, sans issue.

Ce sentiment étrange, où il y avait le pressentiment menaçant d’une catastrophe, était inattendu et bizarre au point qu’il ne pouvait pas rester dans le vaste atelier, parmi les ombres mystérieuses ; il prit son chapeau et sortit. Mais en sortant il s’arrêta pour une minute devant son tableau et regarda attentivement les couleurs qui s’assombrissaient.

Les champs du soir étaient couchés sur la toile en tons légers. Un brouillard léger s’étendait au-dessus de l’herbe fauchée, parmi les hautes meules pensives. Sur l’horizon la pleine lune se levait, rouge et mystérieuse.

Djanéyev regardait et un étonnement étrange, presque attendri, s’emparait de lui. Une sensation orgueilleuse l’extasia.

— C’est moi qui ai fait cela !... C’est beau ! Voilà le bonheur !... Partout la boue, l’angoisse et l’ennui, mais ici dans cet art grand et cher, tout est bien, pur, beau !

Sans trop savoir pourquoi, il eut de nouveau pitié de Lisa.

— Pourquoi m’a-t-elle embrassé la main ? se demanda-t-il anxieux.

Il descendit dans le jardin, se décoiffa et se mit à marcher sous les arbres, calmes, au feuillage humide. Il faisait encore clair ici tout à fait ; mais déjà on sentait le soir et la brume. Peu à peu le peintre se rasséréna. Le corps se reposait, le cerveau s’éclaircissait : une douce mélancolie volait autour de lui.

Djanéyev s’assit sur un banc, à l’ombre d’un arbre et se mit à chanter. Puis il se tut, passa sa main dans ses cheveux doux et frisés, et ses beaux yeux las regardèrent alentour avec joie.

— Tout de même, c’est bon ! pensait-il.

Il dit cela comme s’il remerciait quelqu’un qui était bon et clair ; pour le ciel vespéral, pour le jardin vert, pour les jeunes femmes, pour sa jeunesse enfin et son talent...

Une jeune fille inconnue, en jupe bleue, un mouchoir sur les cheveux, venait à lui. Probablement était-elle entrée dans l’atelier, et, ne le trouvant pas là, l’avait cherché dans le jardin.

Djanéyev perplexe fit une grimace et se souvint tout à coup que c’était la femme de chambre de Maria Petrovna chez qui habitait Eugénie Samoïlovna. Une joie folâtre, curieuse, naquit en lui.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il sans se lever.

La jeune fille répondit d’une petite voie flûtée, simplement :

— Mademoiselle vous envoie ceci.

Djanéyev déchira précipitamment l’enveloppe dure du petit paquet. À sa curiosité se mêlait l’orgueil instinctif d’un triomphe.

« Serge Nicolaïevitch, expédiez je vous en prie cette petite provinciale, si elle est encore chez vous, et venez nous voir. Ne comprenez-vous pas que mon sentiment esthétique souffre de vous voir avec cette oie. Au fond cela m’est naturellement égal ; mais vraiment cela ne vous va pas, mon pauvre ami. »

La femme de chambre attendait, tiraillant le bout de son mouchoir. Djanéyev relut la lettre de Genitchka. La jalousie mesquine d’une femme perçait en chaque mot. Les yeux brillants du peintre et ses lèvres trop rouges contemplèrent l’écriture large, assurée. Djanéyev eut un sourire triomphant. L’image de Lisa se ternit instantanément, devenue incolore et lamentable. Une autre femme la remplaçait, coquette, hardie, éclatante de beauté téméraire. Sa fatigue s’évanouit et il se sentit dispos comme après un bain froid, au printemps.

— Y aura-t-il une réponse ? demanda la femme de chambre avec un sourire timide.

Djanéyev observa cette jeune fille, simple, jolie et saine. Le mouchoir blanc lui allait très bien ; et dessous, les yeux noirs, ronds comme des cerises brillaient malicieusement. Plusieurs fois il l’avait vue sans la remarquer ; à présent il sentait en elle la femme. Le désir joyeux d’une possession passagère, sans paroles, sans pensées, se glissa dans son âme, léger et astucieux. Il eut envie de l’étreindre et de l’embrasser.

Sans doute, ce désir s’exprimait-il nettement dans son regard, parce que la jeune fille s’intimida soudain et sourit. Et sans qu’il sût pourquoi, Djanéyev eut la perception nette qu’elle ne se défendrait pas.


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