Jean-Claude Risset
Nous donnons dans ce chapitre quelques exemples issus de la musique montrant que la science et la technologie peuvent tre inspirŽes par les arts.
La musique a toujours tirŽ parti des technologies de son temps. On a moins conscience des apports, pourtant significatifs, de la musique ˆ la science et ˆ la technologie. L'art - artisanat ou jeu mŽtaphysique, divination intuitive et sensible - prŽcde parfois la science. ActivitŽ qui engage tout l'tre, ses ressources sensorielles et cŽrŽbrales, perceptives et motrices, la musique, avec ses exigences poussŽes, a souvent forcŽ la technique ˆ progresser, des Žpoques primitives ˆ la lutherie informatique. Et l'analyse des pratiques musicales pose des Žnigmes stimulantes ˆ la science, qui doit rendre compte de phŽnomnes structurŽs et hautement complexes. Le chercheur bŽnŽficie des repres et des raccourcis du musicien, et le musicien peut tre inspirŽ par les dŽmarches, les rencontres, voire les accidents ou les impasses de la recherche.
La premire physique fut musicale : c'est dans l'Žtude de phŽnomnes musicaux que Pythagore a appliquŽ l'arithmŽtique ˆ l'Žtude des phŽnomnes naturels. D'o le dogme pythagoricien "les nombres gouvernent le monde" - la musique des sphres cŽlestes aussi bien que celle des sons: cette doctrine a stimulŽ l'Žtude scientifique des phŽnomnes naturels. La psychoacoustique est nŽe avec Aristoxne le musicien. La premire grande "machine" est probablement musicale : dans l'orgue, qui remonte ˆ plus de deux sicles avant JŽsus-Christ, l'Žnergie mise en jeu pour la production du son n'est pas produite par l'interprte - ce dernier se concentre sur la spŽcification de l'information musicale en touchant son clavier. La touche d'orgue est peut-tre le premier interrupteur. Le clavier musical est d'ailleurs l'anctre de celui de la machine ˆ Žcrire et du terminal d'ordinateur. Ds le XVIIe sicle, Kircher dŽcrit divers automates musicaux, notamment des orgues actionnŽs par des tambours ˆ picots qui sont sans doute les premiers exemples de programmes enregistrŽs ; avant Descartes, la musique y est codŽe dans un systme de coordonnŽes cartŽsiennes. Ces systmes ingŽnieux ont sans doute inspirŽ la thŽorie des animaux-machine. Selon l'historien britannique Geoffroy Hindley, c'est la notation musicale occidentale qui a inspirŽ le recours aux coordonnŽes cartŽsiennes - ce qui est ˆ la source du dŽveloppement considŽrable de la science occidentale avec la rŽsolution des Žquations diffŽrentielles traduisant la loi de Newton. GalilŽe, Žtablissant les fondements de la dynamique, aurait eu recours aux capacitŽs rythmiques de moines musiciens qui comptaient en mesure pour lui servir de chronomtre.
Les instruments de musique des diffŽrentes civilisations musicales ont ŽvoluŽ pour aboutir ˆ une espce d'optimum acoustique dans les conditions dans lesquels ils sont utilisŽs. Ainsi ils exploitent souvent les zones les plus sensibles de l'oreille. Emile Leipp et son Žcole ont insistŽ sur le fait que les propriŽtŽs du systme auditif sont inscrites dans la structure des instruments - propriŽtŽs que les luthiers ont comprises de faon sans doute empirique, mais qui les a amenŽs ˆ concevoir des dispositifs opŽratoires et efficaces. Johan Sundberg a montrŽ les mŽcanismes subtils et performants en action dans la voix chantŽe.
Bien des concepts furent mis en Ïuvre implicitement en musique avant d'tre dŽgagŽs en mathŽmatiques, par exemple les notions de logarithme, de modulo arithmŽtique, de groupe de transformations. Yves Hellegouarch rappelle que Farey a dŽveloppŽ l'importante thŽorie mathŽmatique des sŽries qui portent son nom en Žtudiant les rapports de frŽquence des intervalles musicaux. Selon Hellegouarch, la considŽration approfondie du phŽnomne musical pourrait stimuler une invention mathŽmatique moins discursive, plus intuitive et holistique, voire romantique. En fait Hellegouarch lui-mme a montrŽ ds 1970 la voie qui a abouti rŽcemment ˆ la dŽmonstration du thŽorme de Fermat, en remarquant que si le thŽorme de Fermat Žtait faux, on pourrait construire des courbes algŽbriques aux propriŽtŽs merveilleuses au point d'tre invraisemblables ; peut-tre ce rapprochement si original est-il liŽ ˆ sa formation musicale : premier prix du Conservatoire de Paris en violoncelle, il n'est jamais allŽ au LycŽe avant le baccalaurŽat. Cinquante ans avant Chomsky, le musicologue viennois Schenker a introduit une thŽorie de la musique tonale faisant dŽjˆ appel ˆ la notion de grammaire gŽnŽrative.
Lee de Forest visait la production d'oscillations Žlectriques musicales lorsqu'il a inventŽ "l'audion" -la lampe triode, pierre angulaire de l'Žlectronique (il a d'ailleurs produit quelques annŽes plus tard le premier instrument Žlectronique). C'est ˆ des fins musicales que Max Mathews a mis en Ïuvre en 1957 l'enregistrement et la synthse numŽrique des sons. Les exigences sonores et musicales ont suscitŽ ds la fin des annŽes 50 la conception des premiers programmes objets modulaires, avec les compilateurs MUSIC de Mathews, et dans les annŽes 60 la mise en Ïuvre d'ordinateurs dŽdiŽs, anctres des microordinateurs personnels. L'environnement graphique MAX de Miller Puckette, ˆ l'avant-garde des programmes temps rŽel, met en Ïuvre des procŽdŽs de "scheduling" originaux et efficaces. Les musiciens peuvent tirer parti de leur reprŽsentation dŽtaillŽe du domaine sonore, riche de points de repre, au delˆ du champ musical : bien des chercheurs musiciens (citons Olive, Lindblom, Sundberg, Lieberman) ont apportŽ des contributions dŽcisives ˆ la recherche sur la parole ; et Nilssone et Sundberg ont montrŽ rŽcemment que la rŽussite des musiciens Žtait meilleure dans certaines t‰ches non musicales.
L'exploration des ressources de la synthse des sons par ordinateur - recherche cumulative ˆ laquelle ont contribuŽ scientifiques et musiciens - a bouleversŽ notre conception du son musical et de sa perception. C'est la nŽcessitŽ d'exploiter les analyses sonores pour composer le son musical et de ne pas se satisfaire d'une Žtude acadŽmique qui a poussŽ Mathews, Chowning et l'auteur ˆ dŽvelopper les mŽthodes d'analyse par synthse, dans lesquelles la sanction de l'Žcoute du son recomposŽ devient le critre de la pertinence de l'analyse : notre comprŽhension du son musical en a ŽtŽ transformŽe. L'analyse par synthse a permis de simuler des timbres instrumentaux et d'isoler les paramtres physiques qui dŽterminent effectivement le timbre - non seulement le spectre, par exemple, mais aussi les corrŽlations entre le spectre et la frŽquence (pour le violon) ou l'intensitŽ (pour la trompette). La synthse des sons musicaux a permis de produire des illusions auditives - illusions de mouvement, descentes indŽfinies. Comme l'a dit Purkinje, "les illusions, erreurs des sens, sont des vŽritŽs de la perception". La synthse a Žgalement permis de comprendre comment l'audition procde pour identifier deux sons de timbres diffŽrents jouŽs ˆ l'unisson, et plus gŽnŽralement pour dŽmler les sources sonores diffŽrentes dans l'Žcheveau des multiples composantes spectrales qui lui parviennent. L'organisation auditive est trs spŽcifique, elle traduit, "transmue" les relations entre paramtres physiques - que spŽcifie le compositeur - en relations entre paramtres sensibles : il est important de comprendre les modalitŽs de cette transmutation, qui est moins transparente qu'on ne le croit, pour pouvoir en jouer au lieu d'tre jouŽ par elle, pour que les structures musicales imaginŽes puissent tre traduites sans distorsion dans le domaine audible. Ici, la connaissance scientifique rejoint la crŽation musicale.
Sans l'informatique musicale, l'acoustique instrumentale et l'acoustique architecturale seraient privŽes d'innovations des plus significatives : les espaces illusoires de Chowning, les simulations de salles de SchrÏder, Damaske, Gottlob et Blauert, la caractŽrisation des paramtres acoustiques pertinents par le biais de l'analyse par synthse, les modles physiques de Cadoz, les diagrammes chaotiques de Lalo‘ et Gibiat, les reprŽsentations vibratoires de Rossing. Les Žtudes d'absorption active, visant ˆ attŽnuer un son en envoyant une copie de ce son en opposition de phase, seraient restŽes vellŽitaires. L'informatique elle-mme a bŽnŽficiŽ plus d'une fois des apports de l'informatique musicale- avec les premires expŽriences de crŽativitŽ artificielle (Hiller, Barbaud, Xenakis) ; les premiers langages modulaires, articulŽs comme le langage ˆ partir d'ŽlŽments en petit nombre (MUSIC III de Mathews) ; les premiers ordinateurs dŽdiŽs, prŽfigurant les ordinateurs personnels et fournissant de nouvelles possibilitŽs de communication homme-machine (le DDP224 de Denes avec le systme GROOVE de Moore et Mathews) ; les architectures nouvelles de systmes intŽgrant les impŽratifs temps rŽel et ceux de l'efficacitŽ de calcul (comme le systme informatique intŽgrŽ de l'ACROE ou les stations de travail actuellement ˆ l'Žtude) ; les capteurs programmables ˆ retour d'effort (ACROE) ; l'ordonnancement temps rŽel (le "scheduling" dans l'environnement graphique en programmation objet MAX de Miller Puckette) ; la messagerie sonore. Nombre d'Žtudiants musiciens de John Chowning sont chercheurs dans des firmes d'informatique comme Apple ou NexT.
La recherche en informatique musicale doit jouer un r™le critique envers les dŽveloppements technologiques et commerciaux qu'elle a souvent inspirŽs, et qui paraissent ˆ certains la rendre superflue. L'importance pratique de la synthse ou du traitement numŽrique des sons est considŽrable. Le dŽveloppement de la microŽlectronique rend les techniques numŽriques plus accessibles. Aujourd'hui les synthŽtiseurs sont pour la plupart numŽriques : ces outils personnels sont des ordinateurs spŽcialisŽs, et mme si leur usage est parfois rudimentaire, leurs ressources tirent parti du savoir et du savoir-faire dŽveloppŽ au cours de l'exploration des ressources de la synthse sonore par ordinateur. Mais il est grand temps de faire litire du fŽtichisme du matŽriel, de l'objet technologique miracle. Ce qui compte, c'est moins le matŽriel, la structure, les circuits, la machine, que le logiciel, la fonction, les programmes, le savoir-faire - l'investissement intellectuel de la pratique, de l'expŽrience et de la recherche. Or la logique commerciale fait bon marchŽ de la nŽcessitŽ de durer : les instruments matŽriels dans lesquels cet investissement est "rŽifiŽ" risquent de p‰tir du caractre pŽrissable des produits du commerce. Seule l'informatique - au sens le plus large - permet l'accumulation des connaissances, du savoir-faire, leur portabilitŽ vers de nouvelles mises en Ïuvre technologiques, leur conservation et leur dissŽmination : les possibilitŽs des rŽseaux et les promesses des systmes experts font espŽrer de grands progrs vers une transmission de plus en plus conviviale et efficace.
Il y a des cas o les exigences techniques de la musique n'ont pu tre satisfaites que par des musiciens qui ont utilisŽ l'informatique - un peu d'informatique - comme une technique qu'ils se sont appropriŽs : la connaissance de la problŽmatique des champs spŽcifiques comme la musique est plus longue ˆ acquŽrir et plus cruciale que la ma”trise de l'usage de l'informatique comme technique. Cas exemplaire, celui de la notation musicale assistŽe par ordinateur. Pour s'attaquer ˆ ce problme, un trs grand constructeur d'ordinateurs avait rŽuni dans les annŽes 6O un comitŽ de spŽcialistes de l'informatique graphique, de l'Ždition musicale, de la notation musicale : or le problme a ŽtŽ rŽsolu bien plus efficacement par Leland Smith, compositeur et instrumentiste, qui s'Žtait mis ˆ l'informatique pour suivre les recherches de son Žtudiant John Chowning, et qui, travaillant seul, a mis au point en Fortran, un langage que les informaticiens jugent dŽsuet et inadŽquat, le programme de notation musicale de loin le plus complet, le plus professionnel et le plus performant (ce programme est utilisŽ pour la "gravure" des Ïuvres nouvelles par les Editions Schott, et aux Etats-Unis par les Editions Schirmer).
Citons un autre cas significatif dans le domaine du mouvement - du "geste d'excellence". Les handicapŽs se plaignent souvent des mouvements hachŽs des dispositifs automatisŽs qu'on construit pour les aider. Aux Etats-Unis, un constructeur de tels dispositifs a demandŽ un chorŽgraphe de rŽaliser une chorŽgraphie pour robot et danseurs, espŽrant confŽrer ˆ ses robots pour handicapŽs plus d'humanitŽ et de gr‰ce.
Les innovations apportŽes par la recherche artistique - notamment la recherche musicale - ont ŽtŽ maintes fois exploitŽes par d'autres disciplines, ce qui est un hommage implicite: mais trop souvent l'origine de ces innovations est oubliŽe, voire occultŽe - l'activitŽ AST est rŽcupŽrŽe sans tre crŽditŽe.
Il importe de dŽpasser des motivations Žtroitement utilitaires. Par dŽfinition, on ne peut planifier la vŽritable innovation, celle qui dŽborde les cadres de la prŽvision a priori. La recherche authentique est ˆ long terme, et elle demande un engagement profond. Mme dans les domaines purement scientifiques ou techniques, c'est souvent la qute du beau qui meut le chercheur de haut vol.
RŽfŽrences
Actes des Assises de la recherche du Ministre de la Culture, (2 vol.), Paris, 17-18 juin 1996.
Alliage (Culture, Science, Technique). Revue trimestrielle, 78 route de Saint-Pierre de FŽric, 06000 Nice. Cf. en particulier le numŽro spŽcial 33/34, 1997/1998, Statut esthŽtique de l'art technologique.
M. Borillo & A. Sauvageot (sous la direction de), 1996. Les cinq sens de la crŽation : art, technologie, sensorialitŽ. Milieux, Champ Vallon, Seyssel.
Collectif. "Destins de l'art, desseins de la science", Actes du Colloque ADERHEM de Caen, ADERHEM, p. 85 (1991).
H. Dufourt, 1991. Musique, pouvoir, Žcriture. C. Bourgois, Paris.
P. Francastel, 1956. Art et technique. Deno‘l-Gonthier, Paris.
Leonardo, 1994 (J. Mandelbrojt, guest editor). Special issue Art and Science - Similarities, differences and interactions. Vol. 27 n¡ 3.
M. Loi (sous la direction de), 1994. MathŽmatiques et Arts. Ed. Herman, Paris.
J. Mandelbrot. Les cheveux de la rŽalitŽ - autoportraits de l'art et de la science. Alliage, Nice, 1991.
J.C. Risset, 1985, Le compositeur et ses machines -de la recherche musicale? In Esprit (numŽro spŽcial "Musique contemporaine - comment l'entendre"), 59-76.
J.C. Risset, 1988, Perception, environnement, musiques, Inharmoniques, 3, pp. 10-42.
J.C. Risset, 1991, Musique, recherche, thŽorie, espace, chaos. InHarmoniques 8/9, 273-316 (numŽro spŽcial Musique, thŽorie, recherche).
J.C. Risset 1994. Sculpting sounds with computers : music, science, technology. Leonardo 27, 257-261.
,P. Schaeffer, 1966. TraitŽ des objets sonores. Ed. du Seuil, Paris (avec des disques s sonores).
M. Sicard (sous la direction de), 1995. Chercheurs ou artistes. Autrement, sŽrie Mutations, n¡ 158.
V. Sorensen, 1989. The contribution of the artist to scientific visualization.
http://felix.usc.edu/text/scivi1.html
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