1.11.Quantique de Wotan
Je le dis sans ambages : quiconque cherche à se faire une idée du monde - et de la place de l'homme dans le monde - doit tenir compte des acquis et de la problématique de la mécanique quantique. Bien plus : il doit la mettre au centre de son questionnement.
B d'Espagnat. Le réel voilé (Fayard, 1994)
L'un des aspects les plus déconcertant du personnage de Wotan est sa versatilité ; Comment comprendre, en effet ses retournements ; en particulier ceux de la scène 1 de l'acte II, et de la dernière de La Walkyrie. Il suffit d'arguments peu convainquant assénés par Fricka pour que le dieu envoie son propre fils à la mort, puis des instances de Brünnhilde pour qu'il se condamne lui-même. Il faut bien reconnaître que cette instabilité psychique est celle de tous les hommes. Nous retrouvons ici encore, Wotan archétype de l'être humain !
Le modèle physique de cette intrigante instabilité se trouve dans les fondements de la physique moderne, dans les axiomes même de la mécanique quantique, sujet déjà évoqué. Que le psychisme humain soit fondamentalement lié aux contenus axiomatiques des théories physiques est somme toute normal ; les théories ne sont-elles pas de pures créations humaines, même si elles doivent beaucoup à l'expérience105. Le parallèle - ou rapprochement - que je vais développer, a déjà été esquissé par N Bohr lui-même ; voici un texte extrait de Physique atomique et connaissance humaine, réédité avec de nombreux commentaire chez Gallimard (folio sciences) :
« Il est évidemment impossible, dans l'introspection de séparer nettement les phénomènes eux-mêmes de leur perception par la conscience et, bien que nous disions souvent que nous portons notre attention vers tel aspect particulier d'une expérience psychologique, un examen plus serré montrera qu'il s'agit là de situations qui s'excluent mutuellement. Nous savons tous, et on l'a dit depuis longtemps que, si nous tentons d'analyser nos propres émotions, nous ne les éprouvons guère et nous reconnaissons qu'il existe entre les expériences psychiques dont la description exige des mots tels que “pensées” et “sentiments” une relation de complémentarité semblable à celle que nous trouvons entre les expériences atomiques obtenues avec des montages différents et décrites par des analogies différentes tirées de nos représentations habituelles. Naturellement nous n'avons nulle intention, par cette comparaison de suggérer qu'il existe un lien direct entre physique atomique et psychologie ; nous voulons seulement souligner une ressemblance d'un point de vue purement épistémologique et nous demander dans quelle mesure la solution de problèmes physiques relativement simples peut aider à éclairer les questions psychologiques plus compliquées que nous posent la vie humaine et que rencontrent si souvent dans leurs recherches les anthropologues et les ethnologues.» (Opus cité page 187)
Ce texte est important dans la mesure où il délimite nettement le domaine de validité des analogies acceptables. En particulier il semble repousser toute corrélation directe entre phénomène mental et lois de la physique.
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Pour faciliter la discussion, j'expose, en quelques mots, les éléments importants pour notre sujet, de la mécanique quantique106.
L'état d'un objet quantique, un électron, par exemple est caractérisé par sa fonction d'onde, qui contient tout ce que l'on peut connaître de l'objet au cours d'une mesure déterminée, c'est-à-dire sur la façon dont l'objet peut se manifester à nous. Cette fonction d'onde, ou plutôt l'entité mathématique qui la représente est un « être » appartenant à un certain espace mathématique l'espace des états. Cette fonction contient, relativement à une grandeur physique déterminée, l'énergie, par exemple, tous les états possibles que peut prendre l'objet, et donne les probabilités pour celui-ci soit trouvé, au cours le la mesure, dans tel ou tel état107.
Mesurer un objet c'est le surprendre dans l'un de ses états propres ; Il devient alors visible à l'observateur, dans l'un de ses états. Dans le formalisme mathématique cette opération est décrite comme l'action d'un opérateur - quelque chose qui agit sur - appelé, comme nous l'avons déjà vu, observable ; c'est l'action de cet opérateur qui représente le processus de mesure. Après une mesure, le système évolue selon l'équation de Schrödinger, à partir de ce nouvel état.
En dehors de toute mesure, c'est-à-dire d'interaction avec un appareil de mesure, l'objet quantique est dans une superposition de ses états propres ; L'objet n'est pas ceci ou cela, mais tous les états en même temps108. Imaginez par exemple une pièce de monnaie entrain de tournoyer. Est-elle pile ou face ? Les deux en même temps. Le phénomène de mesure, c'est-à-dire la manière dont elle se pose sur une surface plane, la révèle dans l'un seulement des ces deux états109.
Il faut dire également un mot sur ce qui se passe au cours de deux mesures successives de certaines grandeurs dites conjuguées. C'est l'une des différences fondamentales entre mécaniques classique et quantique. Supposons que je veuille, par exemple mesurer la vitesse et la position d'une particule classique ; rien ne m'empêche, si je dispose d'appareils de mesure suffisamment précis d'obtenir deux valeurs simultanément avec une précision aussi grande que je veux. Cela n'est pas possible pour une particule quantique. Les précisions sur les deux mesures sont liées par une relation (relation d'indétermination de Heisenberg), qui fait que ce que je gagne en précision sur l'une, je le perds sur l'autre110.
Une autre importance de taille, toujours entre les « deux mécaniques » : Classiquement, si l'on mesure deux grandeurs A et B, l'ordre dans lequel s'effectuent les opérations n'influe pas sur les résultats ; il n'en pas de même si ces mesures sont effectuées sur un système quantique. Les opérateurs correspondant ne sont pas commutatifs, si bien que la suite de mesure A, puis B, ne donne pas nécessairement la même chose que B suivi de A. Je souligne ce point car il paraît tout à fait essentiel concernant les faits psychiques ; selon la nature des questions, il est assez évident que l'ordre dans lequel on pose deux questions à une personne modifie le contenu même des réponses.
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Il n'est pas difficile de concevoir le psychisme humain comme une superposition d'états. J'ai même le sentiment que cela est plus facile que dans le cas de la physique ; car nous ressentons bien, en nous-mêmes cette multiplicité d'états possibles de colère, de calme, d'amour, de haine. Nous sommes potentiellement une multitude d'êtres possibles, dans la mesure où, à de très courts intervalles de temps, nous pouvons apparaître à autrui sous des jours différents. Je suis « celui-qui-aime-A », et aussi « celui-qui-est-exaspéré-par-A ». Je ne suis « ceci » ou « cela », dans une situation déterminée correspondant très exactement à une situation de mesure physique111.
Est-ce à dire que l'individu pourrait être caractérisé par une fonction d'onde écrite sous la forme d'une combinaison linéaire d’états ? Evidemment non ! Cependant les connaissances acquises sur les structures du cerveau permettent de faire quelques hypothèses justifiant l'approche précédente. Notre cerveau compte quelque cent milliards de neurones et nous en possédons sans doute un nombre à peu près équivalent répartis dans notre corps112. Un état de conscience correspond, selon toute vraisemblance à un ensemble de liaisons déterminé d'une assemblée de neurones113. Comment se constituent ces ensembles, c'est un grand mystère, mais il est fort probable qu'un bon nombre soient des structures innées, évoluant au cours de nos contacts avec notre environnement. Selon notre schéma, ces structures auraient une certaine stabilité, resteraient à l'état latent et pourraient, selon l'analogie quantique se manifester au moment d'une interaction avec notre milieu.
Nous sommes cependant très loin de pouvoir esquisser une théorie qui est quelques chances de cerner de près la vérité, car la complexité du fonctionnement cérébral est sans commune mesure avec celui du plus compliqué des systèmes physiques. La physique est en effet en mesure d'effectuer un recensement exhaustif de tous les objets et de tous les paramètres, au regard d'une théorie, intervenant dans les problèmes qu'elle étudie. Chaque objet possède, en mécanique quantique sa fonction d'onde qui le caractérise complètement ; cela signifie que tous ses états possibles sont connus, avec les probabilités correspondantes que tel état ou tel état soit observé au cours d'une mesure. Ce qui ne peut, en aucun cas s'appliquer à l'être humain, à moins d'en construire un modèle qui le vide de tout ce qui fait sa spécificité114.
Si la mécanique quantique a pu s'imposer avec une telle force, en dépit des difficultés d'interprétation115, c'est surtout grâce à l'extraordinaire concordance de ses prévisions avec les résultats de mesure. Mais comment vérifier avec précision des événements qui sont seulement probables, et qui plus est, dont la probabilité est très faible ? Pour cela, on pose un axiome fondamental qui, à l'usage se trouve parfaitement vérifié : Au lieu de considérer une particule, dont la probabilité pour être, par exemple dans l'état E1 est de 10-9, on observe 109 particules identiques, ou plutôt 1020, de sorte qu'au moment de l'observation, on en trouve en moyenne 1011 ; L'axiome sous-jacent est que toutes les particules sont identiques et se comportent toutes de la même façon. Ainsi un ensemble de particules peut se révéler d'une stabilité quasi parfaite alors que chaque particule a un comportement aléatoire (une variation de quelques milliers sur une assemblée de plusieurs milliards, fait certes apparaître des fluctuations, mais imperceptibles à l'échelle macroscopique).
Résumons quelques conditions qui font que la fiabilité qu'on peut accorder aux principes quantiques ne peut guère s'extrapoler aux phénomènes dominés par la complexité du vivant :
- 1. Les méthodes de la physique statistique permettent d'atteindre une quasi certitude par la considération de population numériquement très élevée (de l'ordre de 1023).
- 2. Il existe en physique des moyens de contrôler les conditions d'observation et, en particulier de s'assurer que n'entre, dans le jeu des interactions aucun phénomène parasite.
- 3 Il y a en physique, des particules indiscernables, qui sont donc rigoureusement identiques.
- 4 Les théories actuelles n'ont pas besoin de recourir aux paramètres cachés pour assurer leur cohérence116.
On constate que les faits humains ne répondent pratiquement à aucun de ces critères, et ne sont susceptibles d'aucune réduction permettant de les traiter comme des faits physiques. En particulier, concernant le dernier point, le cerveau humain est si compliqué, si mal connu, malgré les prodigieux progrès qui ont eu lieu ces dernières années, que son fonctionnement est régi par une multitude de paramètres qui nous restent cachés, et dont la recherche et l'éventuelle découverte s'avèrent de jour en jour plus difficile.
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Il n'en reste pas moins que nous pouvons, en nous en tenant à l'aspect qualitatif, utiliser le modèle théorique de description d'un objet en termes de superposition d'états. Le problème de savoir, si sous-jacent à cette description, il y a une réalité physique du même type au niveau du cerveau est infiniment plus complexe !
Le personnage de Wotan va nous permettre d'illustrer cette description de la conscience d'un individu comme superposition d'états psychiques. Cela nous permettra, entre autres, de justifier ses brusques changements de comportement, ses attitudes si différenciées suivant les contextes où il est plongé.
Wotan affronte Fricka (scène 1 de l'acte II de La Walkyrie). Durant cette scène qui dure quelques minutes, il décide de sacrifier son fils Siegmund, alors qu'il venait de donner l'ordre à Brünnhilde de lui donner la victoire. La conscience de Wotan se trouve, au début de la scène dans la superposition d’états :
1 : « Wotan-faisant-de-Siegmund-l'héritier-de-sa-puissance.», et
2 :« Wotan-désirant-conserver-sa-puissance-donc-devant-détruire-l'épée-menaçant-sa-puissance. »
Wotan ne se veut, ni dans l'état 1, ni dans l'état 2, non pas par faiblesse de volonté, mais parce que, son être est bien trop engagé dans cette double volonté, il n'a plus la possibilité de choisir lui-même son destin. Mais si finalement, il cède si facilement à Fricka, c'est que la probabilité pour qu'il soit dans l'état 2 est bien supérieure à celle pour qu'il soit dans l'état 1. La scène suivante le confirme. On dirait, en physique quantique qu'il est tombé dans son état fondamental, le plus stable, alors que l'état 1 était un état excité. Ne dit-on pas couramment, d'un individu excité qu'il n'est pas dans son état normal117 ?
Avec Siegfried, Wotan a franchi une étape décisive. Lorsqu'il se retrouve face à Brünnhilde qu'il doit punir pour lui avoir désobéit, le dieu se retrouve à nouveau dans une superposition d'état, où cette fois-ci, il n'est plus vraiment concerné, puisque dans les deux cas de figure, sa fin est inéluctable. L'alternative est la suivante :
1. « Wotan-abandonne-Brünnhilde-sans-défense.», Et le dieu se détourne également de Siegfried ; c'est en fait son grand projet de créer l'homme libre qui est abandonné. Il ne reste plus au dieu qu'à se venger des dieux, donc les entraîner tous dans sa chute.
2. « Wotan-protège-Brünnhilde-d'une-barrière-de-feu.», Siegfried seul peut franchir la barrière, il est le héros espéré, mais doit anéantir les dieux, donc Wotan, pour triompher118.
Le jeu est ici incertain. Pour le dieu l'affaire, comme nous l'avons vu est réglée ; mais le choix est doublement douloureux. Perdre à jamais sa fille, et faire de celle-ci l'instrument de sa perte ! Brünnhilde sera la plus forte, et l'emportera face à son père pour une simple raison : elle est la vrai volonté du dieu. C'est elle qui mène le jeu, depuis que Wotan, après la mort de Siegmund, l'a laisse fuir119 avec Sieglinde, et surtout Siegfried que celle-ci porte déjà en son sein120.
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