Introduction
"Innombrables sont les récits du monde. C'est d'abord une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l'homme pour lui confier ses récits : le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l'image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances ; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l'épopée, l'histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau peint, le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. De plus, sous ces formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l'histoire même de l'humanité ; il n'y a pas, il n'y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ; toutes les classes, tous les groupes humains ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en commun par des hommes de culture différente, voire opposée : le récit se moque de la bonne et de la mauvaise littérature : international, transhistorique, transculturel, le récit est là comme la vie" (Barthes, 1966:1).
L'omniprésence temporelle et spatiale du récit que souligne Barthes dans cet extrait, est certainement à l'origine du grand intérêt que la communauté scientifique porte au récit. En effet, que ce soit en histoire, en sociologie ou encore en philosophie, partout il est question de récit. C'est tout particulièrement le cas en psycholinguistique qui ne limite plus son objet d'étude à l'analyse de phrases en isolation, mais qui prend toujours plus en considération des productions plus étendues, que nous appelons "discours", et plus précisément le type de discours évoqué plus haut, à savoir le récit. Ce glissement dans l'objet d'analyse a un grand nombre de répercussions sur les recherches menées, tant au niveau de l'approche théorique que méthodologique.
Aussi, la recherche en psycholinguistique ne se contente-t-elle plus d'examiner les formes linguistiques per se, mais les intègre dans un cadre plus large. Ce cadre plus large implique la prise en compte du contexte énonciatif, dans la mesure où l'influence de ce contexte sur le choix des formes n'est plus à démontrer. En effet, la situation de communication, qui comprend aussi bien les acteurs en présence, que le cadre spatio-temporel dans lequel la communication a lieu, a des conséquences sur le type d'outils linguistiques utilisés.
Mais cette dimension communicationnelle n'est pas la seule à influencer le choix des formes. Le choix de ces formes est également dicté par l'intention que le locuteur cherche à réaliser grâce à elles. Les locuteurs n'emploient pas les mêmes outils lorsqu'ils donnent des consignes, cherchent à convaincre ou encore lorsqu'ils racontent une histoire. En fonction du type de discours ou genre discursif dans lequel ils se placent, ils obéissent à un certains nombres de règles conventionnellement admises par les utilisateurs de la langue. Prenons l'exemple du récit, puisque c'est de ce genre discursif particulier dont est question dans ce travail. Comme tout discours, le récit présente la caractéristique d'être constitué d'un ensemble d'énoncés organisés en un tout cohérent. En d'autres termes, les énoncés sont interconnectés les uns avec les autres autour d'une unité de sens. Ce qui distingue le récit des autres genres discursifs est qu'il représente la récapitulation d'un ensemble d'événements expérimentés par un tiers dans un cadre spatio-temporel déterminé. De plus, cette récapitulation dans une structure formelle relativement fixe comportant un certain nombre de composantes. Cette dimension discursive/narrative, tout comme la dimension communicationnelle, influence le choix des outils linguistiques.
Enfin, il faut intégrer à ces deux dimensions qui influencent le choix des formes linguistiques dans tout type de discours, une troisième dimension qui est liée aux spécificités des langues. En effet, la psycholinguistique a élargit son domaine d'investigations, en passant de la phrase au discours, mais également en réalisant des études translinguistiques. Ce prolongement a permis, entre autres, de souligner l'influence des caractéristiques d'une langue sur le choix des formes. Suivant les particularités structurelles du code linguistique utilisé, les locuteurs privilégient ou au contraire évitent certaines formes par rapport à d'autres.
C'est dans un tel cadre, qui tient compte à la fois de la dimension communicationnelle, discursive/narrative et linguistique d'un texte, que nous abordons ce travail sur le développement de la compétence narrative chez les enfants. Il s'agit d'une étude transversale basée sur les productions narratives orales de 68 enfants francophones monolingues, répartis en quatre tranches d'âge : 3/4 ans, 5 ans, 7 ans et 10/11 ans ainsi que sur celles de 12 adultes. Ces narrations ont été produites à partir d'un livret d'images sans texte : Frog, where are you ? (Mayer, 1969), qui rapporte les aventures d'un petit garçon et de son chien, partis à la recherche de leur grenouille fugueuse.
L'objectif principal de ce travail est de montrer comment les enfants apprennent progressivement à tenir compte des trois dimensions décrites plus haut, et la façon dont ils gèrent les contraintes qui en découlent dans la construction d'un récit. Nous cherchons à savoir si les enfants respectent toutes les contraintes. Si oui, de quelles façons ? Si non, la/lesquelle(s) est/sont respectée(s) aux dépens de la/lesquelle(s) autre(s) ? Mais nous cherchons à montrer également quels types de stratégies ils utilisent en guise de palliatif. Pour ce faire, nous observons les formes linguistiques employées dans la réalisation des narrations, mais également les fonctions que ces formes remplissent, et ce, en fonction de l'âge des sujets. Par la suite, nous cherchons à trouver des motivations à leur présence, que ces motivations soient d'ordre communicationnel, discursif/narratif ou linguistique spécifique au code utilisé.
Ce travail comprend cinq chapitres. Dans le Chapitre I, nous effectuons une synthèse théorique des travaux de psycholinguistique portant sur le domaine du récit et de son développement chez l'enfant. Dans ce chapitre I, nous revenons également sur les différents types de contraintes auxquelles les locuteurs sont soumis dans la réalisation d'un récit. Nous y dégageons trois types de contraintes : les contraintes communicationnelles liées au contexte énonciatif et aux dispositions cognitives des locuteurs ; les contraintes discursives/narratives liées à la constitution d'un tout structuré et cohésif, et enfin les contraintes linguistiques spécifiques liées aux options disponibles dans une langue donnée.
Le Chapitre II est consacré à la méthodologie. Nous décrivons le dispositif expérimental et la démarche de traitement des données qui ont permis de mener à bien cette étude. Le Chapitre II comprend des indications sur les sujets, sur le matériel utilisé, sur la procédure employée, ainsi que sur la présentation et le codage des données.
Le travail s'organise ensuite autour de trois domaines : la référence à la continuité thématique, la référence aux participants et la référence aux événements. Dans le Chapitre III sur la continuité thématique, nous portons une attention toute particulière sur la capacité des enfants à établir et à maintenir une continuité thématique en fonction de leur âge. En effet, comme nous l'avons déjà souligné, une narration implique de la part d'un locuteur qu'il rapporte des événements autour d'un thème particulier. Mais la narration implique également la référence à ceux qui prennent part à ces événements. C'est ce domaine de la référence aux participants, et plus particulièrement, celui de l'introduction, du maintien et du changement de référence qui fait l'objet du Chapitre IV. Enfin, le Chapitre V traite de la référence aux événements eux-mêmes. Pour ces trois domaines, nous nous focalisons sur les outils linguistiques employés et les fonctions qu'ils remplissent à travers les âges.
Nous achevons ce travail par une récapitulation des principaux résultats ainsi que par quelques réflexions plus théoriques inspirées de l'analyse des données.
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