3. Influence de l’utilisation de l’ordinateur dans les discussions de groupes et les collaborations entre élèves
La communication médiatisée par ordinateur (cmc26) est un terme générique maintenant couramment utilisé pour désigner les systèmes dans lesquels les individus communiquent entre eux au moyen d’ordinateurs et de réseaux : conférence à distance, courrier électronique, listes de discussion… Ces outils sont utilisés non seulement dans les environnements professionnels, mais aussi dans l’éducation et la formation. Dans ce cas, la technologie est par exemple utilisée pour médiatiser la communication entre “ classes virtuelles ” (Hiltz, 1990). Nous n’aborderons pas ici l’enseignement à distance, qui nécessite à lui seul un dossier de recherche complet. Nous nous limiterons aux interaction médiatisées entre élèves ou étudiants entre eux mais aussi avec leurs enseignants.
Chacun s’accorde à penser que les ordinateurs stimulent la participation des élèves aux discussions et que c’est à travers ce type d’échange que les apprenants prennent en compte les informations et les perspectives alternatives d’un objet d’apprentissage (Jonassen, 1996). L’approche empirique de Ruberg et al. (1996) analyse ces implications à partir d’une vaste étude qualitative, tout en faisant le point par rapport aux travaux expérimentaux antérieurs.
Les activités de cmc contribuent à augmenter la responsabilité des élèves face à l’apprentissage. Ces résultats sont compatibles avec les travaux de Scardamalia et Bereiter (1994) dans le cadre du csile.
En terme général, les discussions ont un effet bénéfique ; apprendre les uns des autres conduit les élèves à avoir plus confiance en leur efficacité personnelle, donc à développer une ténacité dans la recherche d’information et à plus questionner qu’accepter l’information transmise par le système. En effet comme le montrent Hill et Hannafin (1997) à la suite de nombreux autres chercheurs, un doute sur ses capacités, un manque de confiance freine la localisation de l’information et empêche l’extraction de l’information utile.
Le fait que les élèves puissent lire les réponses des autres constitue également un avantage en terme de profondeur de compréhension. Il a été constaté que l’engagement des étudiants dans la discussion dépend de leur capacité à contrôler leur écriture au bon moment, à établir les connexions nécessaires, etc. Même si selon toute évidence, les élèves ou étudiants d’un même établissement n’ont pas besoin d’ordinateurs pour interagir, l’étude de Ruberg et al. montre cependant que la cmc constitue une alternative viable pour faciliter la participation, les échanges et l’engagement des élèves.
De manière plus significative, il a été observé que les étudiants qui ne parlent pas en situation de face à face partagent davantage d’idée en cmc. Ce résultat est consistant avec des études plus récentes. Par exemple, Beach et Lundell (1998) réalisent une observation armée longitudinale d’un petit groupe d’adolescents communiquant en temps réel dans une même salle à l’aide d’un système en réseau. Ils constatent que les élèves habituellement réticents à prendre la parole en classe ou à interagir avec leurs pairs sont plus amenés à interagir en cmc. Leur hypothèse suggère que ces élèves, n’ayant plus à attendre leur tour pour entrer dans l’interaction effective, peuvent expliciter leurs idées sans être interrompus. Les auteurs constatent aussi que plus les élèves participent aux échanges cmc plus ils deviennent confiants dans leur potentiel d’émettre des opinions différentes ou divergentes à celles des autres.
Le risque traditionnellement avancé de ce type de communication médiatisée est d’inscrire les apprenants dans un contexte social réduit (Kiesler & al., 1984 ; Siegel & al., 1986), dans lequel les normes et l’identité sociales, la conscience de soi sont absentes ou largement minorées. Les auteurs ont été jusqu’à avancer une hypothèse de désindividuation pour qualifier l’absorption des utilisateurs par la machine27, en référence aux travaux psychosociaux consacrés aux statuts des individus dans les groupes. Le problème majeur est de savoir dans quelle mesure l’absence d’indices sociaux, verbaux et non verbaux, des cmc est dommageable pour les apprenants. Des résultats et commentaires discordants sont relevés dans l’analyse des travaux ayant abordé ce point depuis une vingtaine d’années.
Parmi les principaux développements théoriques, on trouve trois orientations dominantes (Kim, 2000).
“ Cue-filtered-out theory ”
L’argument majeur de Sproull et Kiesler (1991) part du constat que les messages transmis par cmc ne permettent pas la manifestation des indices physiques (geste, mimiques, tonalité de la voix) et sociaux traditionnels de la communication interpersonnelle, et que, par conséquent, la cmc peut favoriser le développement de comportements qui n’obéissent pas aux normes habituellement en vigueur, ce qui donne un potentiel d’expression aux comportements déviants, impulsifs, voire agressifs. Le corollaire positif de cette absence d’indices “ socio-émotionnels ” est la libération des contraintes normatives et la rupture des frontières sociales, la démocratisation des relations entre individus qui n’utilisent pas les mêmes normes communicationnelles ou n’ont pas le même statut. Ces effets sont connus dans le monde de l’entreprise : Sproull et Kiesler (1991) montrent que la cmc permet aux utilisateurs de dépasser les barrières hiérarchiques et donc de créer une nouvelle dynamique dans les groupes de travail, en particulier sur le plan des “ prises de parole ” des individus, moins subordonnées au “ droit à la parole ” induit par la position hiérarchique. Dans l’éducation, une étude récente de Hara et al. (1998) révèle des effets similaires. Les auteurs analysent le contenu des messages transmis entre étudiants de psychologie et entre étudiants et enseignants lors de trois mois de cours, dans lesquels sont utilisés des outils de communication à distance28 dont le rythme et le cadre de l’utilisation ont été contraints par l’enseignant29. Ils constatent que les messages deviennent progressivement moins formels et de plus en plus centrés sur la tâche d’apprentissage, au détriment des indices sociaux comme les rituels d’interaction (introduction, clôture de l’échange). De plus, les interactions impliquent très rarement moins de trois participants, au contraire les groupes d’interaction montrent des patterns évolutifs de plus en plus entrecroisés. Enfin, ces interactions servent surtout à compléter on confirmer une information déjà connue de l’étudiant, et beaucoup plus rarement à engager une discussion riche ou un débat approfondi.
“ Social information processing perspective ”
Contrairement à la perspective précédente, la proposition de cette orientation de recherche (Walther, 1996) insiste sur la façon dont un message transmis par cmc peut-être porteur d’une véritable information sociale, surtout grâce au temps beaucoup plus long qui peut-être consacré au choix d’un style de rédaction et d’un contenu pertinent, contrairement à l’interaction de face à face. L’aspect impersonnel des échanges cmc est en mesure de renforcer la qualité de la production de la communication, puisqu’il implique une centration de l’attention des participants sur le contenu du message, au détriment des indicateurs non verbaux, considérés ici comme des distracteurs. C’est pourquoi les auteurs parlent de communication “ hyperpersonnelle ” : les producteurs construisent à travers la mise en scène discursive de leur message une identité spécifique et choisie. Les auteurs montrent par exemple que les participants d’une interaction cmc ont un degré plus élevé de conscience de soi et d’activité introspective que les participants d’une interaction de face à face.
“ Social identity model of deindividuation effects ”
Le fameux “ side Model ” de Spears et al. (1990) va à l’encontre de la cue-filtered-out theory ci-dessus mentionnée. Pour ces auteurs, la cmc ne fait que renforcer les frontières sociales existantes en rendant saillante l’identité groupale de l’utilisateur, au détriment de son identité personnelle. En d’autres termes, les auteurs défendent l’idée que l’immersion dans un groupe (virtuel), même s’il ne s’agit pas de face à face, peut augmenter l’identité sociale, et par là même rehausser, plutôt qu’abaisser, l’adhésion individuelle aux normes du groupe. Ce qui oppose les approches relève d’un a priori sur l’utilisateur : d’un côté l’apprenant est considéré comme isolé, investi dans la machine et la tâche ; de l’autre, il a une représentation effective du contexte et de son identité sociale. Ainsi les nombreux travaux expérimentaux des américains Lea et Spears (1991) et des canadiens Matheson et Zanna (1989) montrent que les activités de cmc n’impliquent pas de désindividuation, mais au contraire une forte conscience de soi et une intégration des valeurs véhiculées par le groupe (normes, stéréotypes). Par exemple, dans une récente recherche expérimentale, Postmes, Spears et Lea (1998) montrent que des élèves qui communiquent par cmc ont tendance à plus accepter et mettre en valeur les normes et l’identité de leur groupe d’appartenance, et à plus rejeter celles des autres groupes. Ce résultat est significativement plus marqué que dans la situation où ces mêmes élèves communiquent en interaction de face à face. Dit autrement, leur recherche montre qu’en cmc le biais de favoritisme intra-groupe se trouve augmenté, parallèlement à l’activation des stéréotypes dirigés vers le hors-groupe. Ces résultats ont été obtenus pour les catégories de genre (homme/femme), de race et de nationalité.
En comparant les situations de face à face et les situations de communication médiatisée par ordinateur, Ruberg et al. (1996) n’observent pas de différences significatives en termes de statut. Ceux qui participent le plus en face à face participent également davantage en cmc, alors que des études précédentes pouvaient laisser supposer que l’ordinateur permettrait aux individus de statut inférieur de mieux participer (Harasim, 1993 ; Levin, Kim & Riel, 1990 ; McGuire, Kiesler & Siegel, 1987).
Il semble donc que le champ de la recherche et de la polémique reste ouvert et qu’il ne s’agit probablement pas de tout ou rien. Beach et Lundell (1998) suggèrent d’ailleurs que plutôt que de créer une fausse opposition entre les cmc et les autres formes de communication, il serait probablement plus productif de les appréhender de façon complémentaire.
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