Vers une maîtrise des textes électroniques
C’est donc un programme de compétences à acquérir qu’il faudrait établir à ce point de notre réflexion. Schetzer et Warschauer (à paraître) l’esquissent et classent les compétences liées à cette littéracie électronique en trois catégories : communication, création et lecture/recherche d’informations. Dans cette dernière catégorie, ils recensent les points suivants :
“ • Comment trouver des questions à étudier, comment établir des mots clés, comment catégoriser et sous-catégoriser, comment “cartographier” les idées et les concepts (développement non linéaire des idées).
• Comment trouver de l’information en ligne en utilisant les indices d’organisation de la Toile, les moteurs de recherche et les autres outils de recherche spécialisés.
• Comment analyser ce que valent les informations trouvées et les outils.
• Comment déterminer l’autorité et l’expertise.
• Comment identifier les techniques rhétoriques de persuasion.
• Comment distinguer les sources primaires et secondaires.
• Comment citer les sources en ligne et comment donner les références des autres.
• Comment sélectionner les techniques de recherche disponibles : indices de recherche, moteurs de recherches, logiciels de brainstorming, etc.
• Comprendre les enjeux : problèmes de publicité, d’autorité, de protection de la vie privée, de qualité, de délinquance électronique. ”
Ces compétences ne sont pas seulement de l’ordre de la “ culture technique ”, ni d’une conception purement instrumentale de l’apprentissage de la lecture, mais bien d’une maîtrise critique des langages et d’une diversification des supports de lecture à l’école. Vingt-cinq ans après que Foucambert (1976/1994) a remis en cause l’impérialisme de la “ page grise ” dans l’apprentissage de la lecture, le travail sur les encyclopédies, les journaux, les hypertextes reste marginal à tous les niveaux du système scolaire. Dans l’enseignement secondaire français, sa prise en charge, lorsqu’il existe, par les documentalistes, le professeur de technologie ou des aides éducateurs tend à minimiser l’importance de ces compétences en tant que compétences de lecture à part entière ou à les réduire à de simples compétences techniques ou “ méthodologiques ” déconnectées des enjeux de compréhension critique des textes et de construction des connaissances. En matière d’introduction des technologies de l’information et de la communication dans le système scolaire, il y a sans doute là une priorité.
On insistera également sur le rôle du contexte d’usage des documents électroniques, et en particulier du contexte de la tâche. Il serait absurde d’évoquer de manière abstraite et générale les difficultés ou les avantages de la lecture des hypertextes. L’expérience de Gordon et al. (1988), déjà évoquée, montre que les performances des lecteurs d’hypertextes sont liées aux contraintes de la tâche : la compréhension est moindre que pour le texte linéaire en situation de lecture d’agrément, alors qu’en situation de lecture pour apprendre il n’y a pas de différence significative selon la forme de présentation. Maîtrise nécessaire de nouvelles formes d’écrits, mais pour les tâches de lecture où ces nouvelles formes peuvent être utiles.
Considéré comme un outil de lecture, l’ordinateur peut contribuer à l’apprentissage, mais il pose aussi de nouveaux problèmes en exigeant la maîtrise de nouvelles compétences. Ces deux raisons complémentaires rendent urgente son utilisation à l’école :
– afin que les élèves s’initient aux textes électroniques comme aux différents genres et formes textuels sur papier, linéaires et non linéaires ;
– afin que les gains que l’ordinateur peut apporter, tant dans l’acquisition des compétences de “ savoir lire de base ” que pour l’exploration active des textes et dans l’accès aux informations et aux connaissances, ne soient pas réservés aux enfants bénéficiant d’un équipement dans leur famille.
Chapitre v
Apprendre à écrire avec l’ordinateur
Jacques Crinon et François Mangenot
Le traitement de texte et ses effets Les perspectives ouvertes par les fonctionnalités du traitement de texte
Le traitement de texte est sans doute une des utilisations les plus fréquentes de l’ordinateur en milieu scolaire40. Une enquête statistique du ministère français de l’Éducation nationale le montrait déjà, en ce qui concernait les écoles, en 1989 (Chateau, 1989) ; des enquêtes plus récentes indiquent que cette prépondérance existe toujours41. En effet, les caractéristiques du traitement de texte ont fait naître des espoirs importants : il constituerait en lui-même un instrument amenant chez les élèves des progrès dans l’apprentissage de la production de texte.
Un outil de présentation des textes
Une première caractéristique est souvent invoquée par les avocats du traitement de texte à l’école. Il permet une mise en forme, un “ mise au net ” finale des textes produits par les élèves, ce qui est très gratifiant pour les intéressés. Les élèves, et en particulier les plus jeunes et les plus maladroits du point de vue grapho-moteur sont ainsi capables de produire des écrits d’une bonne qualité esthétique, tant sur écran que sous forme imprimée, qui leur renvoient une image positive d’eux-mêmes, et mettent en valeur les qualités de fond de leur texte. Plane (1996), à l’issue d’une recherche menée dans plusieurs classes du département de la Manche, souligne tout en le regrettant, que cette utilisation du traitement de texte comme “ supplément esthétique ” est la plus fréquente dans les classes primaires. Le même constat a été fait dans une école secondaire australienne par Snyder (1999). Les programmes de l’école primaire française (Ministère de l’Éducation nationale, 1995) évoquent également le traitement de texte sous cet aspect : développer “ méthode et rigueur ” dans la présentation des textes.
Cette allure finie, voire professionnelle des écrits produits sur traitement de texte amène à donner à cet outil une place importante dans des pédagogies privilégiant les projets d’écriture socialisés : journaux scolaires, plaquettes de poésie ou de contes, panneaux d’exposition. C’est ainsi que dès l’apparition des micro-ordinateurs, ceux-ci ont pris la place de l’imprimerie dans les pratiques des classes Freinet (Lafosse, 1993).
Un outil pour gérer les idées
On écrit plus facilement sur des sujets qu’on connaît bien (Fayol, 1996 ; 1997). Lorsque ce n’est pas le cas, il est utile de se ménager un moment de recueil des idées. Le traitement de texte, grâce à ses fonctions couper/coller ou mieux encore glisser/déposer, se prête à l’organisation ultérieure de notes et d’idées rédigées de manière provisoire au fur et à mesure qu’elles viennent à l’esprit de l’auteur.
L’intérêt de ces fonctionnalités est plus grand pour des élèves déjà avancés que pour les plus jeunes apprentis scripteurs : à l’école primaire, l’aide au recueil des idées passe d’abord par des pratiques orales collectives. Pourtant, même pour des élèves de lycée ou des scripteurs adultes, la petite taille des écrans d’ordinateurs actuels limite les possibilités de réorganisation : le scripteur a besoin, pour ce travail, d’embrasser du regard l’ensemble de son texte. Enfin, avant de pouvoir atteindre avec l’ordinateur la souplesse d’utilisation du papier crayon42 pour organiser les idées (schémas, flèches, etc.), il est nécessaire de maîtriser différentes fonctionnalités complémentaires (mode plan, hypertextes spécialisés dans la gestion des idées…) que peu d’utilisateurs adultes emploient : ainsi Scavetta (1991), à la suite d’une enquête auprès de journalistes utilisant le traitement de texte, montre que ceux-ci le sous-utilisent presque systématiquement, le considérant simplement comme une machine à écrire perfectionnée43. C’est sans doute la raison pour laquelle le traitement de texte semble favoriser une écriture par collage (Eco, 1991).
Cette raison explique aussi que cet aspect du traitement de texte est moins souvent mis en avant par ceux qui en attendent qu’il aide les élèves à apprendre à écrire.
Écrire avant de savoir écrire
Avec de jeunes enfants, ou des enfants atteints d’un handicap moteur, l’utilisation du clavier est un moyen de faire écrire des textes de manière précoce (Cohen, 1987 ; Piazza & Riggs, 1984 ; Plane, 1996). En libérant des difficultés grapho-motrices, le traitement de texte apparaît comme un instrument possible d’entrée dans l’écriture : écrire, ce n’est pas seulement savoir former des lettres et des mots ; c’est aussi et surtout être capable d’utiliser le langage afin de se souvenir, de mettre de l’ordre dans ses idées, de réfléchir ou d’entretenir une communication différée. Entrer dans le monde de l’écrit passe par l’élaboration de textes écrits : il n’est pas nécessaire d’attendre d’avoir la capacité neuro-motrice de former des lettres pour le faire, dès lors que qu’on a un clavier à sa disposition.
Utiliser ainsi l’ordinateur permettrait aux jeunes enfants d’explorer le langage écrit tout comme ils explorent la parole, par des tâtonnements qui facilitent des hypothèses épilinguistiques44.
Le retour sur le texte écrit
La principale étude menée en France sur l’utilisation du traitement de texte à l’école a été faite dans le cadre d’une équipe de l’inrp sur la “ révision ”45 (Plane, 1994 ; 1996 ; 1997). Ailleurs aussi, l’effet du traitement de texte sur la révision a fait l’objet de la majorité des nombreuses recherches concernant le traitement de texte.
C’est une caractéristique évidente du traitement de texte que de permettre au scripteur de modifier le texte qu’il écrit, à tout moment (il n’y a pas de rupture d’une version à l’autre du texte, la révision est continue) et à peu de frais (c’est-à-dire en s’épargnant de longues et fastidieuses recopies). Ses fonctions essentielles répondent aux quatre opérations de base de toute réécriture, mises en évidence par les généticiens du texte sur les avant-textes d’écrivains (Grésillon & Lebrave, 1983), comme par les didacticiens sur les brouillons d’écoliers (Fabre, 1990) : supprimer, ajouter, remplacer, déplacer. Le texte électronique étant par essence mutable (Balpe, 1990), on s’attend à ce que la composition d’écrits électroniques donne au scripteur une autre vision du texte, comme une chose appelée à se modifier.
On sait les difficultés rencontrées par les jeunes scripteurs à réviser et à réécrire leurs textes (Crinon & Pachet, 1995 ; Groupe Éva, 1996). Le postulat qu’on rencontre couramment, depuis le début des années quatre-vingt, chez les enseignants militants de l’introduction des tic à l’école est qu’en facilitant matériellement les opérations de réécriture et en libérant les élèves de la charge de la recopie, on les amènera à cibler l’activité de relecture/réécriture sur l’amélioration de leur texte. En leur donnant un outil favorisant la modification du texte, on espère leur faire découvrir qu’un texte est modifiable. On en trouve récemment encore une expression enthousiaste chez Archambault (1996)46 :
“ Déplacer un mot, une phrase, un paragraphe, corriger quelques fautes, recopier un nouvelle version d’un brouillon vite devenu illisible par la multiplicité des modifications… tout cela est fastidieux et rédhibitoire s’il n’y a pas une forte motivation. Mais avec un traitement de texte, s’il faut repérer des répétitions ou mettre ne évidence ce qui relève du langage parlé, l’enseignant peut demander de mettre les mots en caractères italiques. Erreurs, ratures, ajouts ne sont pas insupportables. La reprise est facile. On échappe à la lourdeur de la réécriture à la main. ”
Le traitement de texte facilite la transformation du texte qu’on est en train d’écrire et devrait par conséquent avoir des effets positifs sur cette composante importante du processus d’écriture qu’est la révision. Mais il est fréquent aussi qu’on fasse l’hypothèse d’effets plus globaux encore de ces fonctionnalités sur l’apprentissage. En ne figeant pas les erreurs, le traitement de texte permettrait aux apprenants d’ancrer leurs progrès sur le dépassement de ces erreurs : l’erreur, comme dans l’apprentissage de la langue orale chez le jeune enfant (Guillaume, 1927), deviendrait savoir provisoire à dépasser dans un savoir plus complet, au lieu d’être faute, avec les connotations morales que cela implique. Un nouveau rapport à l’erreur se ferait jour, plus favorable à la construction des savoirs.
Par ailleurs, le traitement de texte pourrait être assimilé à un micromonde d’apprentissage, au sens que Papert (1981 ; 1994) donne à cette notion : un environnement informatique d’expérimentation sur un domaine de savoir, permettant des mises en relation, bref un “ incubateur de savoir ”. Chaque action du rédacteur sur son texte fait apparaître aussitôt une rétroaction, une réaction de l’environnement. Le traitement de texte constitue un micromonde, puisque “ il s’agit d’un monde ouvert, à explorer, composé d’un ensemble d’outils [...] à l’aide desquels l’apprenant construit ses propres productions en explicitant les étapes et les opérations à réaliser ” (Romainville et Donnay, 1987). C’est aussi l’analyse d’Anis (1995), selon lequel le traitement de texte est un dispositif de “ méta-écriture ” qui permet au scripteur de construire ses productions dans une démarche ouverte d’exploration et de construction d’une représentation de celles-ci.
On notera cependant, avec Piolat et Roussey (1995), que le traitement de texte, par rapport à d’autres dispositifs informatiques d’aide à l’écriture, est un environnement particulièrement ouvert, qui laisse le rédacteur “ gérer lui-même les différents processus (planifier, mettre en texte, réviser) et connaissances qui sont impliqués dans l’activité rédactionnelle ”.
Dostları ilə paylaş: |