Une vision occidentale limitée
Dans un premier temps, de Reffye reprend point par point les insuffisances des approches antérieures dans le cas de la modélisation de la croissance de la plante individuelle. Il y a une idée commune qui sous-tend tout son propos : les modèles mathématiques théoriques n’ont pu prospérer et ils n’ont pu séduire qu’à la faveur d’une ignorance propre à notre perception occidentale des plantes. Il s’agit de cette ignorance dans laquelle nous sommes ordinairement à l’égard de la richesse et de la diversité des architectures végétales réellement observables dans la nature. Un habitant des pays tempéré rencontre régulièrement tout au plus 3 modèles architecturaux alors qu’en sillonnant la forêt tropicale, on peut en observer près de 24 !
D’ordinaire, selon lui, on insiste sur les processus de ramification alors que les processus de mortalité des méristèmes sont tout aussi importants pour la constitution de l’architecture végétale. Ainsi de Reffye attribue-t-il l’intérêt que ses prédécesseurs ont manifesté pour l’analogie entre les arbres biologiques et les réseaux hydrographiques (Horton - 1944, Leopold - 1971) à cette surestimation du rôle de la ramification et au fait qu’ils sont partis un peu trop vite du principe que l’on pouvait généraliser ce qui ne s’observe couramment que chez les arbres de milieu tempéré : l’identité morphologique des axes aériens2. C’était encore supposer trop d’homogénéité interne dans les arbres. Horton et ses successeurs n’ont testé leur hypothèse théorique d’inspiration thermodynamique que sur des arbres bien connus, comme le pommier ou le cyprès. Ils ont cru pouvoir donner ainsi la règle générale pour la détermination du nombre et de la longueur des branches d’un arbre quelconque. Pour de Reffye, contrairement à ce qu’affirme Leopold, ils n’ont en fait aucunement démontré la généralité, même grossière, de leur proposition théorique. De Reffye suggère que la convergence entre l’architecture des arbres des milieux tempérés et celle des réseaux hydrographiques ne soit tout au plus que fortuite. Cette convergence, si elle existe, ne repose pas en effet sur une authentique prise en considération du fonctionnement biologique des bourgeons : « Les réseaux hydrographiques ont des branchements aléatoires diffus, alors qu’une ramification d’arbre ne peut s’opérer qu’à partir d’un bourgeon localisé. »3 De plus, il est des modèles architecturaux, comme le modèle de Roux (qui décrit justement l’architecture du caféier dont de Reffye était parti) où l’identité morphologique des axes peut être mixte : à la fois orthotrope et plagiotrope. Le tronc y est orthotrope mais les branches y sont plagiotropes1.
Après cette critique de l’approche thermodynamique par la « loi de Horton, de Reffye en vient à cette méthode, plus ancienne encore, de détermination des angles de ramification et de la section des rameaux à partir d’une théorisation physico-mathématique fondée sur les phénomènes hydrauliques des flux de sève : il s’agit bien sûr de la « loi de Murray » (1926-1927). Cette méthode est notable pour de Reffye car la loi à laquelle elle parvient est bien observée dans des contextes de vascularisation. Il fait toutefois remarquer que Murray ne prend aucunement en compte la courbure naturelle des branches : le principe selon lequel l’angle de ramification minimise le travail mécanique lors du passage de la sève ne vaut donc pas si, de toute façon, la branche est courbée immédiatement après son insertion, soit par la gravité, soir par une tendance à l’orthotropie. Pour insister sur le caractère notoire de ce fait botanique, de Reffye rappelle que Léonard de Vinci l’avait déjà remarqué2. Il serait donc nécessaire de dissocier ce qui détermine intrinsèquement (c’est-à-dire pour lui génétiquement) la plante à tel angle de ramification de ce qui la détermine mécaniquement à telle courbure, d’où l’importance que de Reffye voudra donner à nouveau, dans ce cadre plus général, à son module informatique (déjà introduit en 1976) de prise en compte des problèmes mécaniques de verse et de casse. De plus, les botanistes distinguent clairement une pousse immédiate du rameau (ramification sylleptique) d’une pousse retardée (ramification proleptique). Comme l’hypothèse de Murray implique aussi une déviation de l’axe principal par rapport à son orientation initiale au niveau de la jonction de l’axillaire, on voit mal comment un rameau proleptique pourrait après coup « modifier la direction déjà fixée de l’axe principal »3 pour se conformer à cette règle. Il ne semble pas, là non plus, que les principes suivis par la morphogenèse botanique se satisfassent du schéma inspiré de l’analogie vasculaire. Un simple « principe d’optimalité physiologique » comme celui de Murray, conçu lui-même sur le modèle des principes physiques d’optimalité, néglige les effets de retard dans les ramifications végétales. Selon nous, ce que de Reffye découvre ici, c’est le fait que l’optimalité, si elle existe peut-être bien dans les phénomènes vivants, y est essentiellement déstructurée et délocalisée tant d’un point de vue strictement spatial (cela, les néo-mathématismes contemporains prétendaient déjà s’en charger, comme on l’a vu), mais aussi temporel, au cours de l’ontogenèse. C’est cette déstructuration à la fois spatiale et temporelle qu’il faut donc affronter prudemment avec les formalismes et les simulations.
Enfin, de même que pour la théorie précédente, la théorie de Murray ne peut valoir pour des axes mixtes pas plus qu’elle ne peut valoir dans le cas de réitérations où l’angle que le rejet forme avec l’axe principal peut être considérable. La modélisation mathématique fondée sur le métabolisme que propose Rashevsky (1944, 1960) présente les mêmes insuffisances pour de Reffye. Cette « loi de Rashevsky », rappelons-le, formalise une autre observation connue de Léonard de Vinci et qui suggère que la surface totale des sections de rameaux d’ordre K est égale à celle des rameaux d’ordre K+1.
Pour de Reffye, toutes ces modélisations inspirées par des analogies physiques ou par des réductions aux propriétés mécaniques du métabolisme échouent donc dans la mesure précise où elles croient à tort avoir saisi grossièrement ce qui fait l’essentiel du moteur morphogénétique de l’architecture d’une plante alors qu’en fait elles ne s’avèrent être, a posteriori, que des plaquages ad hoc et superficiels sur un phénomène végétal autrement plus compliqué et donc jusque là très partiellement connu. Mais le problème réside bien dans le fait que l’on ignorait jusqu’à présent cette ignorance. Et l’illusion a pu régner longtemps à cause de cette ignorance de second degré. De Reffye, n’étant pas lui-même botaniste, mais connaissant et modélisant déjà la flore tropicale, en particulier le caféier, comprend que c’est de la botanique tropicale, c’est-à-dire de la science prospective et descriptive de la réalité végétale dans sa complète diversité, que l’on peut attendre les rectifications qui s’imposent. En cela, il s’accorde pleinement avec Francis Hallé. Du point de vue de la botanique, dont il se réclame dans l’introduction de son mémoire de thèse, tous ces travaux mono-formalisés méritent finalement la même critique en ce qu’ils ont toujours considéré la plante comme un « objet théorique »1, c’est-à-dire comme un objet dont on pouvait abstraire les détails, sans grande perte, dans les représentations et dans les divers scénarios que l’on se proposait pour en expliquer la genèse. C’est, pourrait-on dire, cette hypothèse d’« abstractabilité » vis-à-vis de l’objet plante que conteste de Reffye. Le but, sans doute louable par ailleurs, de ces « modèles théoriques »2 est bien d’« expliquer »3 la ramification. Mais, pourrait-on ajouter, avec les progrès de la science descriptive afférente, il est clair pour de Reffye que ces modèles que le théoricien pouvait faire accepter par l’homme de terrain (agronome, botaniste) au moins dans un rôle d’analogies grossières mais inspirantes4, sont désormais clairement réfutés dans leur prétention à dire ne serait-ce que la généralité des processus architecturaux.
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