Limite de la modélisation mathématique
De façon significative, au début des années 1970, à l’ORSTOM, il y eut tout de même une tentative de modélisation qui se voulait à la fois purement mathématique et fidèle aux données de terrain sur l’architecture des plantes. De manière isolée, une série d’articles allant dans ce sens (« Modèles mathématiques de structures chez les végétaux »5) avait en effet été publiée par un chercheur de l’ORSTOM, Pierre Franquin, entre 1970 et 1974. Franquin était alors en poste au centre de Bondy, en Ile-de-France (93). Ce dernier avait d’abord travaillé, au début des années 1950, sur le « comportement physiologique et parasitaire du cotonnier » en Côte-d’Ivoire6. De retour en métropole, et loin du terrain, il s’était par la suite plus particulièrement intéressé à la phyllotaxie du cotonnier, mais essentiellement, de son propre aveu, à partir de travaux publiés par d’autres7. Dans le contexte de l’ORSTOM, le prétexte de ses recherches restait toutefois agronomique : il s’agissait d’essayer de trouver à terme des équations mathématiques susceptibles de prédire la production végétale à partir de la prise en considération de la morphogenèse. Informé et imprégné de la théorie des hélices foliaires de Plantefol, Franquin croyait qu’il était possible de ne pas en tirer les mêmes conséquences pessimistes que son auteur au sujet des mathématisations de la forme. Franquin montrait, en effet, que si l’on s’en tient aux plantes qui ne présentent que deux hélices foliaires comme le cotonnier, l’arachide ou le riz, et si l’on « fait abstraction de la nature, de la forme, de la fonction des divers organes »1 présents à chaque nœud, on peut arriver à écrire des équations algébriques de récurrence portant sur le nombre d’organes à chaque nœud du végétal. On fait alors apparaître un triangle de Pascal pour l’expression de l’ordre de ramification et du nombre d’organes à cet ordre et l’on retrouve également les suites de Fibonacci si classiques dans les modèles de phyllotaxie. La méfiance que Plantefol enseignait à l’égard des idéalisations mathématiques semblait donc pouvoir être relativisée si l’on rendait un peu plus subtil l’outillage mathématique.
Avant d’indiquer la limite que de Reffye perçoit à ce genre de travail, il est important de bien comprendre la conception que se fait Franquin d’un bon modèle scientifique, ce par quoi il légitime en dernière analyse son approche et son résultat. Dès le départ, Franquin refuse en effet catégoriquement de considérer un « simple ajustement de fonction à des données observées »2 comme un véritable modèle. Il rejette donc totalement l’approche biométrique. Un modèle doit pouvoir être un « modèle de référence », c’est-à-dire que ses « paramètres doivent être donnés a priori » et ils « doivent être fixés numériquement par la théorie et non pas calculés à partir de données d’observation, par les moindres carrés, par exemple »3. Franquin s’inscrit en fait ici explicitement dans la mouvance de la biologie théorique telle qu’elle est alors prônée en France depuis le début des années 1960, sous l’impulsion des idées de Rashevsky, par Francis Collot, notamment au travers de sa propre Revue de Biologie Mathématique4. Franquin, comme Collot, s’inspire alors de la reconstruction axiomatique des mathématiques occasionnée par les mathématiciens eux-mêmes. Ainsi, selon lui, le cœur d’un véritable modèle doit être la notion de « structure », c’est-à-dire une « relation entre les éléments d’un ensemble »5. Dans ces conditions, l’hypothèse très forte de Franquin et qui se révèle être à l’origine de sa méthode de modélisation mathématique consiste à admettre le point suivant :
« Il y a structure à tout niveau d’organisation, chacune constituant une sous-structure de la structure immédiatement sus-jacente : aux niveaux moléculaire, particulaire, cellulaire… pour l’échelle microscopique, puis à ceux de l’organe, du groupe d’organes, de la plante entière pour l’échelle macroscopique, le niveau tissulaire faisant la transition. À cette dernière échelle, seule considérée ici, la structure de la plante est une composante de son architecture, composante abstraite, donc mathématisable, qui se manifeste dans le nombre d’organes et, comme va le montrer la formalisation des gradients d’espace et de temps du végétal, dans leurs relations spatiales et temporelles. »6
Pour Franquin, il y a donc lieu de supposer qu’à tout niveau d’organisation du vivant (comme de l’inerte d’ailleurs), il correspond une structure, c’est-à-dire un système de relations nécessairement formalisables, donc un système formel, donc une structure mathématisable. Le « mathématisable » se suffit d’être abstrait, c’est-à-dire simplement abstrait de sa particularité organique, selon Franquin. À partir du moment où il fait nombre, l’abstrait doit pouvoir faire système structuré. L’attention à la seule phyllotaxie, c’est-à-dire ici au seul arrangement des nœuds et au nombre des organes, impose de faire abstraction des différences morphologiques et fonctionnelles. Moyennant cette abstraction, on dispose d’un « modèle général » calculable à la main et dont les déviations spécifiques observées sur le terrain ne consisteraient qu’en autant de variations par rapport à ce « fonds commun »1.
En fait, comme le précise de Reffye, ce modèle algébrique, purement mathématique car non fondé sur la supposition de propriétés physiques ou chimiques, convient surtout pour le cotonnier, c’est-à-dire pour un seul modèle architectural, le « modèle de Petit » au sens de Hallé et Oldeman2. De plus, faisant abstraction de l’architecture, il ne prend en compte que la croissance et il ne peut donc servir à résoudre les subtils problèmes de variabilité dans la ramification et dans la fructification tels que ceux que de Reffye avait déjà eu à traiter sur une plante comme le caféier. Ce genre de modèles purement mathématiques et descriptifs, ostensiblement choisis pour leur calculabilité dans une axiomatique bien fixée, mais toujours au fond inspirés de la phyllotaxie mathématique originelle, ne peuvent donc faire l’affaire : ils ne seront pas opérationnels.
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