Deux points pour répondre à cette question. Une des hypothèses que je formulais tout à l'heure, la recherche de sens : il y a peut-être aujourd'hui un engouement pour ces réalisations utopiques, précisément parce qu'on peut venir y chercher un certain sens. Un deuxième aspect est que ce sont des réalisations un peu lourdes, vous avez raison. C'est-à-dire que c'est une utopie construite en brique ! De ce côté, il y a donc la possibilité de vérifier, c'est une prison, etc. On peut y croire. Mais je pense que c'est à resituer également par rapport à l'afflux des foules lors des journées du patrimoine, etc. Comme sociologue de l'entreprise, il est extrêmement intéressant d'essayer de comprendre pourquoi des foules de gens vont visiter toute une série de sites industriels du XIXe qui ont été magnifiquement préservés. Cela participe de cette recherche de sens, d'un espèce de retour aux racines, parce que quand on a peur du futur, généralement on regarde derrière soi, on essaye de trouver des repères. Ce sont en général de magnifiques bâtiments, bien restaurés. Un côté esthétique accroît cette dose de sens. Il me semble intéressant de resituer cet engouement pour des réalisations utopiques dans la vision plus globale d'un attrait pour notre patrimoine industriel, mais en sachant que, justement, c'est bien parce que nous savons collectivement que nous allons radicalement changer de société. Ce n'est plus une société industrielle, nous sommes dans une société postindustrielle. Il y a alors ce dernier regard derrière soi, parce que du point du vue d'une civilisation, du point de vue des textes utopiques fondateurs, le fait qu'il y ait de moins en moins d'étudiants en histoire sociale, comme il y a de moins en moins d'étudiants en sociologie du travail, montre bien qu'effectivement on passe d'un moment à un autre. Le travail n'attire plus, les réalisations liées au travail industriel n'attirent plus les historiens, les jeunes sociologues etc. Par contre, il n'y a qu'à voir le nombre de thèses qui sont actuellement produites sur Internet, sur une utopie qui est en train de se construire de manière incroyable. Les deux mouvements se produisent en même temps. C'est bien parce qu'il y a cette nouvelle utopie autour du réseau des réseaux, que dans le même temps on va visiter le Familistère de Guise.
Thierry paquot
Je voudrais qu'on revienne un peu à la situation actuelle. Si les choses changent aujourd'hui, si le travail change, il ne faut pas oublier que le système dans lequel nous sommes n'est plus un système industriel mais un système financier. Tout est organisé autour de la finance. On ne peut pas oublier cela. L'homme est complètement nié, plus par l'industriel, mais par le financier. Il n'a plus de savoir-faire, il n'a plus de compétences, il n'a plus de connaissances, mais il a une flexibilité, une mobilité, etc. C'est une ressource humaine. Il y a donc une machinisation complète de l'homme, qui s'est accentuée encore quand nous sommes passés du paradigme industriel au paradigme financier. Je voudrais prendre un exemple pour cette question de l'utopie : Deutsch Telekom, une des plus grandes sociétés de télécommunication. Ils avaient 230 000 salariés et entre 1995 et 2000 ; ils ont licencié entre 80 000 et 100 000 personnes, mises en retraite anticipée à 52 ans. Les négociations qui ont eu lieu entre la direction et les syndicats ont porté sur le gel des licenciements jusqu'en 2004 et sur la possibilité de supprimer les heures supplémentaires pour les remplacer par 80 embauches, sur 80 000 personnes parties. Troisième aspect, l'aspect utopique ; les syndicats ont proposé 70 à 80 innovations pour garder du personnel. Pas une seule n'a été conservée par la direction. On a donc affaire à un système où il y a un conseil de surveillance, donc quelque chose qui pourrait être tout à fait utopique pour certaines organisations en France : il y a 50 % d'ouvriers et 50 % de dirigeants dans le conseil de surveillance, tout se passe d'une façon complètement opaque, et ce qui est accordé finalement est une bonne gouvernance des problèmes de salaires et de temps de travail. Je ne pense pas que le collectif soit fini. Je pense au contraire que le collectif va s'organiser, mais il y a un gros problème au niveau syndical. Je pense que la société civile, la société péri-syndicale doit être importante pour justement promouvoir des nouvelles formes à l'intérieur de l'industrie, car on voit que les syndicats eux-mêmes ne le peuvent pas chez Deutsch Telekom ; ils proposent très gentiment des innovations, ils proposent de participer à un système dont ils sont complètement exclus en fait.
Christian thuderoz
Je pense que vous indiquez un élément intéressant. Quand tout à l'heure je parlais de subjectivation de l'utopie, cela ne signifie pas que le moment collectif de l'utopie sociale etc. ait disparu. On ne comprend pas pourquoi cela serait. Les entreprises continueront d'exister encore pendant plusieurs siècles, pas de problème de ce côté, il y aura encore du travail, nous irons travailler, il y aura encore des employeurs qui licencieront ou qui agiront de manière scandaleuse, et ainsi de suite.
Modérateur
Il y a encore du travail à la chaîne, de l'artisanat, des tas de choses...
Christian thuderoz
Donc de ce côté, aucun problème. Par contre, et c'est un de mes soucis comme sociologue, quand vous dites que l'homme est complètement nié aujourd'hui, je pense que par rapport à ce que nous a dit Thierry Paquot tout à l'heure, pour des gens comme Owen, Fourier, Godin etc., c'est parce que l'homme était complètement nié au moment où il réfléchissait, où il produisait de l'utopie, qu'il le faisait. Aujourd'hui, nous sommes toujours dans ce moment, qui sera toujours un présent insatisfaisant à nos yeux. Il est évident que quand les organisations syndicales font des propositions et qu'aucune n'est retenue par le staff des dirigeants, c'est proprement scandaleux. Nous sommes tous d'accord. Du point de vue de ma notion de réalisme utopique ou de l'obligation utopique, cela signifie qu'il y a une obligation de faire en sorte que ce présent insatisfaisant soit quelque peu modifié.