Le groupe Esprit lyonnais Par Robert Jourdan
Pour reprendre une distinction qui est aujourd'hui à la mode, ce que je puis dire sur le groupe Esprit relève, pour moi aussi, non de l'histoire mais de la mémoire, et d'une mémoire qui est très chargée affectivement, parce qu'établir une histoire sur des témoignages, on a que cela. Il n'y a pas d'archives du groupe Esprit de Lyon, n'est-ce pas. Alors il y a quelques survivants dans mon genre, qui essaient de se remémorer, de retrouver un peu l'élan qui nous emportait dans ce sens. Et probablement certains des auditeurs qui sont ici aideront cette mémoire, l'élargiront tout à l'heure. J'ai participé aux groupes Esprit, et je le mets au pluriel, parce que cela s'est fait en deux phases : quand j'étais étudiant, dans les années 1948-1952 environ, et puis plus tard, quand je suis revenu m'établir à Lyon, j'étais enseignant dans les années 1956, 1970-1980.
Etudiant, j'avais été élève de Jean Lacroix en khâgne, en première supérieure, et j'étais resté en liaison assez étroite avec lui et avec le groupe auquel je participais aussi, et nous avions fondé, à quelques-uns, un groupe universitaire d'étudiants qui travaillaient un peu de la même façon, mais avec une certaine autonomie, une autonomie de fonctionnement considérable, notamment sur la Fac de Lettres (en lettres, philosophie, histoire), on avait des gens. Et on débattait là, avant tout, de problèmes politiques dans un contexte qu'il faut se remémorer un petit peu, un contexte de guerre froide, et un contexte de bi-partisans ou tri-partisans (MRP, PC, Gaullistes). Nous étions proches, en général, des idéologies de type communistes, et le groupe Esprit nous permettait de penser cela, de réfléchir là-dessus, et de nous en libérer, comme on l'a vu plus tard. En même temps, il nourrissait de militants et de responsables le syndicalisme étudiant. Déjà auparavant, le groupe Esprit, il faut bien insister, Jean Lacroix en a été véritablement le pilier, le point de convergence, le point d'attraction et d'émanation. Et il y a, près de lui, quelques fidèles qui l'ont secondé, qui l'ont accompagné au cours d'un itinéraire qu'on nous décrivait tout à l'heure peut-être d'une façon un petit peu sévère en ce qui concerne les relations avec la revue, et l'activité du groupe Esprit, autour de Lacroix, c'était essentiellement des réunions, des discussions qui regroupaient trente, quarante, soixante personnes - une fois, on est monté à cent dix, cent vingt, on a dit qu'on arrêtait parce que cela devenait vraiment quelque chose de public, alors que là, cela gardait un caractère réservé, marginal, si l'on veut, et de ce fait, autonome. On donnait des nouvelles des activités des uns et des autres, quand cela valait la peine, évidemment, on revenait sur les articles de la revue, et puis on recevait des personnalités qui étaient porteuses de questions intéressantes. Je voudrais en citer quelques-unes quand même : du côté philosophique, par exemple Paul Ricoeur, bien sûr, mais aussi Eric Weil, Louis Althusser, Emmanuel Mounier ; du côté de l'économie, et c'est là que je dirai le plus, Christian Perroud, Henri Bartoli, et si l'on veut aussi, Milton Friedman ; et puis, du côté littéraire, Roland Barthes, Jean Paris ; et du côté pensée religieuse, le pasteur Roland de Pury ; du côté sciences politiques, Georges Lavau, André Mandouze, pour dessiner un petit peu ces gens que l'on retrouvait chez Lacroix et avec qui l'on pouvait parler. Mais il pouvait s'agir aussi bien de membres du groupe qui faisaient part d'expériences intéressantes, quelqu'un qui revenait d'Algérie ou d'Espagne (l'Espagne était alors franquiste), et qui avait quelque chose à dire sur la question, quelqu'un qui était en analyse et qui pouvait en parler, quelqu'un qui venait d'éditer un livre ou simplement un article dans la revue, voilà ce sur quoi le groupe Esprit réfléchissait.
Donc vous voyez à peu près ce qui constituait la matière de la réflexion de ces groupes-là. De quel public s'agissait-il ? Comment était-il constitué ? Il y avait bien sûr pas mal d'intellectuels : des professeurs, des étudiants, mais aussi des gens qui étaient engagés dans des professions par exemple d'assistance sociale, de santé, des éducateurs au sens large, il y avait des gens qui étaient engagés dans des formations politiques, syndicales, sociales, donc c'était finalement très varié, très bigarré, et numériquement très variable d'une séance, à un mois déterminé, à l'autre, au mois suivant, on ne retrouvait pas nécessairement les mêmes personnes sinon, évidemment, Jean Lacroix et une partie de son assistance proche. De quoi profitions-nous dans ce groupe ? Je crois que pour en mesurer l'intérêt, il faut rappeler, au moins sommairement, l'état des opinions, des savoirs, des réflexions à cette époque déjà lointaine. Dans les années 1940, 1950 et même 1960, on était largement dans le flou. On était dans l'incertain, tiraillés entre des positions, des certitudes qui, pour certaines, depuis, se sont révélées illusoires, et qui, pour d'autres, se sont au contraire affirmées. Je prendrai le cas, par exemple, de l'économie. Quand j'étais jeune, au groupe Esprit, on avait en principe le choix entre une économie de type marxiste, on nous faisait lire Karl Marx, ou une économie à la Adam Smith, une économie de type capitaliste. Et tout à coup, on voyait arriver Henri Bartoli et Christian Perroud, avec une pratique de l'économie qui reléguait ces économies dans le passé, ailleurs, qui nous mettait en prise sur le réel. La politique, c'était Lavau, Mandouze, Edgar Morin, et évidemment Jean-Marie Domenach : je me souviens, par exemple, du choc qu'a été, pour beaucoup d'entre nous, à ce moment-là, ce que Domenach a pensé et a publié sur le titisme, sur le moment où est l'activité par laquelle Tito s'est affranchi de Moscou. C'était énorme. Il y avait quelqu'un qui pouvait faire le destin d'une nation qui ne relevait plus de ces gouvernements, de ces idéologies de l'Est. La psyché pareillement : c'était le Docteur Balvet, la psychanalyse qu'on connaissait très peu. Beaucoup de ces choses-là aujourd'hui sont acquises et sont devenues communes, mais, à l'époque, elles avaient besoin d'être signalées, affirmées, proposées à l'examen et à la réflexion critique, parce que c'était cela, avant tout, que l'on trouvait au groupe Esprit. On trouvait des gens avec qui parler et avec qui apprendre : apprendre à comment s'y prendre avec la psychanalyse, la politique, comment la penser. Ce n'était pas tellement les thèses qui nous intéressaient, je me souviens, c'était avant tout les méthodes, les démarches, dont ces gens étaient porteurs, et qui ne déteignaient pas sur nous, mais nous éclairaient sur des possibles, qui restaient ouverts, des gens engagés dans des activités.
Est-ce que l'on peut très bien parler de l'influence de l'activité du groupe sur le paysage lyonnais ? C'est très difficile, et c'est en même temps évident. Il est évident que, par exemple, les gens qui se sont retrouvés dans ce qu'on a appelé les « clubs » venaient pour une très grande part d'Esprit. Les « clubs », vous savez de quoi je parle, c'est-à-dire du Cercle Tocqueville à Lyon qui a une certaine importance dans le renouvellement de la pensée de gauche à Lyon, et également le club Jean Moulin à Paris qui publiait aussi, des livres qui procédaient à peu près directement de la pensée Esprit. Et il s'est constitué peu à peu, en marge du groupe Esprit, des « lieux de rencontres intellectuelles », comme ceux qu'a animé, à une certaine période, Jean-Marie Auzias, qu'étaient beaucoup plus braqués sur les problèmes d'ordre purement intellectuels et qui procédaient du groupe Esprit. Et je crois d'ailleurs qu'il y a là un phénomène qui est assez lyonnais, cette manière qu'ont les gens de se rencontrer pour discuter de chroniques sociales, du cercle pour la liberté de la culture, qui avait été animé par Robert Vial, ce sont des gens que nous connaissions, avec qui nous étions en contact, mais au contact de qui nous maintenions notre originalité.
Voilà, c'est à peu près ce que je puis dire, à des choses auxquelles j'ai été mêlé, et je me sens peu en mesure d'évaluer exactement l'impact, l'étendue, la profondeur de ce qui en a résulté à Lyon, mais je le sens, je n'ai jamais pu vivre que là-dedans. Je vous remercie.
Bernard Comte : Il est inutile d'insister sur le prix que représente une intervention comme celle de Robert Jourdan, puisque l'on a le témoignage depuis l'époque de la jeunesse, jusqu'à l'époque où lui-même a joué un rôle, il ne l'a pas dit beaucoup : il a assisté Lacroix dans les dix dernières années. Il a été le second de Lacroix pour la vie du groupe. Robert Jourdan est témoin, acteur, et puis maintenant distancier : il dit faire un travail de mémoire, mais c'est un travail de mémoire qui est déjà sur la pente de l'histoire avec une vision distanciée et critique.
Alors il nous reste à parler de la revue Esprit après Domenach et Lacroix, ce que va faire pour nous Guy Coq.
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