Présentation par Patrick Bazin


Esprit pendant la guerre, à Lyon, en 1940-41



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Esprit pendant la guerre, à Lyon, en 1940-41

Par Bernard Comte


Je me suis intéressé à la revue Esprit pendant la guerre, à Lyon, en 1940-1941. Je rappellerai le commencement d'Esprit et des intentions et de l'état d'esprit qui ont présidé à la fondation de cette revue en 1932, revue qui est devenue un mouvement, quelques années plus tard. Autour d'Emmanuel Mounier, que l'on charge d'être l'expression du groupe en dirigeant la revue, un groupe de jeunes intellectuels partagent deux sentiments et convictions.

Le premier, c'est la révolte. Ce sont des jeunes gens en révolte, comme il y en a dans toutes les générations, devant la misère, l'injustice face à la grande crise économique de tout l'Occident capitaliste, l'insuffisance et l'impuissance des institutions libérales à y faire face et à proposer une solution. Ils vont être anti-capitalistes et anti-démocratie parlementaire car ils ont l'impression que c'est l'impuissance, le clientélisme, la domination d'une assemblée, de partis, sans qu'il y est de pensée politique qui permette une action face à cette situation de crise. Bien sûr, il y a derrière la révolution soviétique, et le fascisme qui est en train de produire le nazisme en Allemagne.



Le deuxième, c'est la conviction. La conviction, ce sont des hommes qui croient à ce qu'ils appellent les « valeurs spirituelles » qui, pour un bon nombre d'entre eux, voire la majorité, qui sont chrétiens ou juifs, sont des valeurs d'origine religieuse, qui ont un nom religieux, mais auquel ils vont renoncer à donner leur nom religieux car ils ont le souci de ceux qui sont agnostiques ou athées, qui n'ont pas de religion, puissent s'exprimer à égalité au nom de valeurs que l'on va partager. C'est ce qu'ils appellent le « spirituel », un mot qui était très à la mode et un peu évident à ce moment-là, qui l'est moins aujourd'hui. Ce qu'ils appellent « valeurs spirituelles » ou « le spirituel », c'est ce, à la fois, pour quoi et par quoi l'homme se dépasse, ce qui lui donne l'énergie, l'envie, l'intention de se dépasser, c'est-à-dire de donner à sa vie une orientation qui sera liée avec l'affirmation d'un absolu. Alors, l'absolu peut être toutes sortes de causes, on peut lui donner toutes sortes de noms. La révolte, d'un côté, et l'affirmation du spirituel, de l'autre, sont étroitement liés et c'est en voulant les lier que Mounier, puisque c'est lui qui va élaborer ce qu'on ne peut pas appeler la « doctrine », mais l'esprit commun de ce groupe, va être amené à présenter la crise que vit l'Europe, à ce moment-là, comme une crise de civilisation. La civilisation européenne va mal parce qu'elle a fait, depuis plusieurs siècles, une erreur sur l'homme, à cause de l'individualisme libéral, ou, ce qu'appelle Mounier, le « désordre établi » sur les plans économiques, politique, culturel, moral et religieux. Il élabore, avec Jean Lacroix auprès de lui, dès le début, une vision de l'homme, de la société et de la civilisation souhaitable où le thème de la personne joue le rôle central. « La personne, c'est autre chose que l'individu », dit-il, et la personne ne s'épanouit que dans l'ensemble de ses relations avec le monde, le passé, l'avenir et avec autrui, d'où l'expression qu'il va forger de « personnalisme communautaire » et qui le spécifie. Notons que « communautaire » ne veut pas dire « communautarisme », et donc ne veut pas dire une certaine acception des communautés qui est la nôtre aujourd'hui, c'est un autre sens que Mounier donne, à ce moment-là, à ce thème. Alors il s'agit de préparer une refonte de la civilisation en attaquant très fortement, avec un talent polémique certain de la part de Mounier et un talent percutant, pour une révolution totale qui mette la personne au centre. Et cette révolution, c'est cela l'essentiel, je crois, elle a deux dimensions, plutôt, elle concerne deux domaines dans lesquels on doit avancer ensemble. On ne doit pas lâcher l'un au profit de l'autre. Il y a d'abord le domaine des « structures », un mot que nous employons toujours aujourd'hui : les structures économiques et politiques qui doivent être transformées, anti-capitalisme, anti-libéralisme parlementaire, « anti-bourgeois » pourrait-on dire, il tient cela de Péguy, cela demanderait toute une explication. Deuxième dimension : les hommes, d'autre part, chacun doit avoir le souci de développer en lui la personne. La personne n'est pas quelque chose qui est tout fait, c'est quelque chose qu'on se fait, qu'on se donne à soi-même constamment. La personne authentique, qui n'est pas l' « individu » des individualistes, et devenir une personne est une lutte perpétuelle contre les conformismes, les habitudes, le « tout fait » - on retrouve là un terme venu de Bergson à travers Péguy. Contre le « tout-fait » pour le dynamisme, l'invention, la création par lequel on s'affirme comme un être libre et comme plus qu'un individu parce qu'on peut communiquer à égalité avec tous les autres. Alors le mouvement Esprit voudra désolidariser le spirituel, ces fameuses valeurs spirituelles, du conservatisme bourgeois qui les a accaparés depuis la Révolution française et depuis la République. Ce qui se réclame du spirituel, c'est la droite conservatrice. Et Mounier, dans sa lutte contre le désordre établi, il va prendre comme cible d'abord ceux qui se disent « spiritualistes » et qui ne sont que des conservateurs, voire des réactionnaires. Et je vais vous donner une dernière formule : il a le souci de faire se rencontrer les « révolutionnaires » - c'est une expression qui revient très souvent chez lui - c'est-à-dire ceux qui souffrent de l'injustice, de l'exclusion, de l'oppression - et donc le mouvement ouvrier ne pourra pas être indifférent - et ils s'efforceront, eux, qui sont des intellectuels souvent d'origine bourgeoise, ils s'efforceront de rencontrer le mouvement ouvrier. Alors faire se rencontrer ces gens-là, ceux qui sont révolutionnaires, avec ceux qui se disent spirituels de manière authentique - ceux qui entendent témoigner pour ces fameuses valeurs supérieures - mais à cela, il faudra faire comprendre ce n'est que dans l'engagement concret, dans les luttes humaines, qu'on peut témoigner de manière juste du spirituel, sinon on risque de s'évader à la manière des idéalistes : s'évader soit dans le culte de la vie intérieure, soit dans la vertu individuelle, etc. Ce qu'ils vont reprocher très vigoureusement aux chrétiens, et notamment à l'éducation catholique de leur époque. Sur ces bases, une grande méfiance d'abord de la politique en France, puisque la politique, c'est les partis, c'est corrompu par ce que j'ai appelé le « libéralisme parlementaire », pour faire vite, et puis à partir de 1935, et surtout 1936, un engagement politique croissant. En principe, il y a trois fronts à tenir - c'est pour cela que je préfère parler de « quatrième voie », pour la voie qu'ils essaient de tracer, plutôt que de « troisième » - contre le libéralisme qui n'est pas mort, qui agonise, mais qu'il faut détruire pour faire une révolution, mais aussi contre les deux révolutions qui se disent révolutionnaires, mais qui malheureusement n'ont pas donné sa place à la personne et donc aboutissent à des systèmes totalitaires. C'est le communisme devenu stalinien en U.R.S.S., et puis c'est le fascisme sous sa forme nazie tout particulièrement. Alors la lutte sur trois fronts, mais à partir de 1936, avec la guerre d'Espagne, la guerre d'Ethiopie, la lutte contre le fascisme, et surtout contre la menace hitlérienne, va devenir la priorité en 1938, Esprit sera un des rares courants de pensées en France qui va se déclarer contre Munich dès le début, à la fois sur un plan moral, mais aussi sur un plan géopolitique.

Alors, un mot de Lyon, quand même, il ne faut pas oublier Lyon, c'est en 1935 que Mounier et ses amis ont voulu créer des « groupes Esprit », donc il y a la naissance d'un mouvement, dont Goulven Boudic nous parlera, et je dis simplement qu'en 1935, ce sont quelques professeurs universitaires à Lyon, ce n'est pas un groupe qui joue un rôle très important, à partir de 1937, Jean Lacroix est nommé en philosophie à la khâgne du Parc, et c'est donc autour de Lacroix, pour trente ans, qu'un groupe Esprit lyonnais va se développer avec constance. Jean Lacroix, qui est lyonnais de naissance, d'éducation, d'amitié, je ne citerai que ses amitiés avec les catholiques sociaux de la Chronique Sociale sur lesquels Mounier à tendance à tirer à bout les rouges, et Lacroix se trouve dans une situation où il fait le pont avec un certain succès, ou bien je citerais François Perroux, qui est un ami de jeunesse, et une amitié qui va devenir une collaboration intellectuelle, notamment après la guerre, entre l'économiste et le philosophe. Et ce Lacroix a connu Mounier - il a passé l'Agrégation de Philosophie en 1927, Mounier la passe en 1928 - c'est cette année-là qu'ils se rencontrent, et désormais, ils vont naviguer de concert, on peut dire, pour représenter les intentions, le courant d'idée que j'ai défini rapidement tout de suite. Alors Lacroix représente l'avantage d'être très inséré dans le milieu lyonnais, spécialement dans deux secteurs : le catholicisme, je l'ai dit, et le catholicisme social, il se présentera toujours très ouvertement comme un catholique tout à fait pratiquant et fidèle, et d'autre part, dans le milieu universitaire, notamment chez les philosophes avec une société lyonnaise de philosophie, donc il est un des adhérents - « animateur », c'est peut-être trop dire - tout à fait actif, aux côtés des autres philosophes, ceux des Facultés d'Etat, comme on disait à ce moment-là, et ceux des Facultés catholiques. Et tous les philosophes de métier se retrouvent là, dans cette société lyonnaise de philosophie. Là encore, Lacroix est un de ceux qui font le pont entre différents milieux. Et, en même temps, il scandalise. Il scandalise les gens, pas tellement les philosophes - les philosophes le trouvent peut-être trop politique, trop engagé - mais il scandalise en tout cas ses coreligionnaires catholiques par ses audaces et son non-conformisme sur le plan politique, puisqu'il est révolutionnaire comme je l'ai défini tout à l'heure.

Avec la défaite de 1940, Lacroix reçoit à Lyon Emmanuel Mounier qui décide, dès qu'il est démobilisé, au mois de juillet 1940, de passer dans la zone qu'on appelait « libre », en zone non occupée, de quitter Paris, où il avait travaillé constamment depuis dix ans, donc Mounier vient à Lyon, est accueilli par Lacroix, et, très vite, il forme le projet de reprendre la publication de la revue. Et cela donnera dix numéros qui paraîtront de novembre 1940 jusqu'à août 1941, où le gouvernement de Vichy supprimera la revue qui cessera donc définitivement de paraître jusqu'à la Libération. Ces dix numéros, dès ce moment-là, ont posé, chez les amis de Mounier, et suscitent toujours, chez les historiens et puis chez tous ceux qui s'intéressent au passé des courants d'idées, deux questions.

La première question, c'est : est-ce que c'était bien indiqué de publier une revue dans ces conditions ? Pour un mouvement qui se disait révolutionnaire, lié, comme j'ai dit, contre le « désordre établi », rejoindre - alors je vais employer les termes de maintenant, que j'emploie maintenant, on ne peut pas ne pas les employer maintenant - ce régime de Vichy qui est un régime de dictature réactionnaire, au sens propre du mot, antisémite, premier statut des Juifs date d'octobre 1940, donc avant que Mounier fasse reparaître la revue, et qui prône, de plus, la collaboration, il y a eu l'entrevue du Maréchal Pétain à Montoire avec Adolf Hitler, aussi à la fin du même mois d'octobre. Alors, dès ce moment-là, un certain nombre des amis de Mounier, notamment les démocrates chrétiens, lui ont dit qu'il donnait une caution à ce régime, au lieu de rester dans le silence, jusqu'à ce qu'on puisse trouver une forme d'action, et cela va donner, mais seulement un ou deux ans plus tard, la presse clandestine, d'abord, et puis ensuite la formation progressive, l'agrégation de ce que vont devenir les grands mouvements de résistance. Alors c'est une première question, pourquoi, comment Mounier a-t-il fait reparaître sa revue ?

Et, deuxième question, le contenu : qu'est-ce qu'il a écrit, qu'est-ce qu'il a raconté, quelles idées a-t-il voulu faire passer ? Est-ce qu'il a écrit pour soutenir le gouvernement de Vichy ou bien, au contraire, pour mettre en garde son public ? Alors il y a évidemment une évolution. Si on l'autorise en novembre, et qu'on le supprime au mois d'août 1941, c'est qu'on s'est aperçu de certaines choses : soit que Mounier, lui-même, ait évolué, soit que la censure et le gouvernement soient devenus beaucoup plus attentifs et beaucoup plus sévères.

Alors si je vous en parle, c'est parce que j'ai commis, il y a un an, le tiers, à peu près, de ce qu'il y a dans ce gros volume, la revue Esprit d'aujourd'hui, pour que les discussions sur les deux questions que je viens de poser, pour que les discussions ne soient pas des discussions en l'air avec des affirmations simplistes et des a priori toutes faites, en citant toujours les mêmes phrases - dans n'importe quel texte, on peut trouver quelques phrases qui apparaissent scandaleuses aujourd'hui ou au contraire, parfaites - la revue Esprit a donc voulu republier entièrement le contenu de ces dix numéros (cela fait 700 pages). Cela avait besoin évidemment d'une présentation, d'un commentaire explicatif pour informer et éclairer le lecteur. Quelque chose qui a paru il y a soixante ans, il y a constamment des allusions, des références, qui ont besoin d'explicitations. Et puis, au-delà de cela, pour mettre le lecteur sur la voie d'une interprétation, qui sera la sienne, mais qui soit fondée aussi bien que possible. « Interprétation » veut dire qu'on a, sous la censure, du langage codé, on a du non-dit. Alors qu'est-ce qui, dans une phrase qui semble avoir telle signification, qu'est-ce qui est important ? Est-ce que c'est ce qu'elle dit ? Ou bien tout ce qu'elle ne dit pas ? Et que disent d'autres (si on compare dans les revues, dans les journaux analogues qui font la louange continuelle de l'action gouvernementale) ? Il y a une interprétation difficile qui relève un petit peu de la conscience, des idées de chacun, mais on peut fournir au moins des éléments, c'est ce que j'ai essayé de faire en publiant ce livre Esprit 1940-1941 (Esprit, 2004), c'est la revue Esprit elle-même qui a publié ce volume. Je citerai simplement, pour expliquer dans quel esprit on peut aborder cela, quelques formules de Paul Ricœur, qui se situait, vous savez, dans la large mouvance d'Esprit, ceci est une formule admirable pour les historiens, pour une fois, un philosophe qui parle de leur discipline de manière tellement avertie et tellement profonde qui les amène à réfléchir :

La méthode historique consiste à savoir se situer face au passé en le rendant présent.

En le rendant présent pour de bon, cela ne veut pas dire par l'anecdote « planter un décor », cela veut dire considérer que quand il était présent, mettons en 1940, quand Mounier publie sa revue, le présent de 1940 est ouvert sur 1941, 1942, 1943, 1944, 1945... 1960... 1980... un avenir totalement incertain. Pour nous, cet avenir est fait, est clos, bien sûr, c'est le passé, les événements sont survenus, nous savons la fin de l'histoire. Pierre Vidalnaquet a dit un jour qu'il faudrait que les historiens lisent toujours le passé comme si on ne savait pas la fin de l'histoire. C'est assez austère. Une expression de Ricœur : « Il faut reconstituer ce qu'était l'horizon d'attente. », c'est-à-dire l' « horizon d'attente » de ces gens-là de 1940 ou 1942, alors que pour nous, c'est un horizon de fuite, c'est quelque chose qui est fait, qui est dépassé depuis longtemps, qui est déterminé. D'où on a une tendance à chercher le déterminisme de l'histoire, à penser que ce qui est arrivé après s'explique par ce qui était avant, je n'insiste pas davantage, je laisse pour la discussion les questions que vous pouvez poser pour préciser cela.

Et je dirai simplement, pour finir cette intervention, que Esprit étant supprimé en août 1941, la présence active de Mounier à Lyon ne s'arrête pas là, puisqu'à ce moment-là, il travaille pour les premiers mouvements de résistance qui existent à Lyon, c'est en train de devenir Combat, il y a une fusion qui va donner le mouvement Combat à la fin de l'année, et Mounier prend l'engagement, vis-à-vis des gens de Combat, de réunir un groupe de travail intellectuel, non pas pour préparer des attentats ou distribuer des journaux dans les boîtes aux lettres, mais pour travailler sur l'après. Ce qui, dans le cas de la défaite souhaitée de l'Allemagne, les fondements de la reconstruction de la France, l'amène à être arrêté dans un grand coup de filet où on arrête de très nombreux membres, y compris les chefs, sauf ceux qui sont en fuite, du mouvement Combat. Le juge d'instruction, le procureur, croient que Mounier est le seul nom qu'ils trouvent, donc il le mette en prison. Mounier est le seul nom connu. Les autres, le Capitaine Frenet n'est pas connu, c'est pourtant lui, le grand homme de l'affaire, et les autres sont des gens de second rang dont aucun n'est connu. Donc on suppose que c'est Mounier qui, après la suppression de sa revue, combat le gouvernement en dirigeant un mouvement qui prépare la subversion du gouvernement, donc l'atteinte à la sûreté de l'Etat. Donc, nombreux épisodes, dont le plus difficile sera une grève de la faim qu'il sera amené à faire pour obtenir, sous le gouvernement Laval, que l'instruction continue et que cela aboutisse à un procès et qu'on le juge. Le père de Maître Emma Gounot était l'avocat de Mounier, et elle-même a participé comme avocate à ce procès qui a abouti à l'acquittement de Mounier faute de preuves, avec de très fortes suspicions qu'il ait joué un rôle (et ces suspicions étaient justes) dans ce mouvement clandestin subversif, mais on n'a pas pu avoir de preuves. Il se réfugie alors à Dieulefit.

Je cède maintenant la parole à Goulven Boudic qui va prendre la suite de l'histoire de la revue et du mouvement.


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