Par Guy Coq
Merci Bernard, bonsoir à tous. J'espère que je passe pour philosophe, que je ne vais pas faire pleurer les historiens ou les témoins qui m'entourent. C'est étrange parce que la revue Esprit, au fond, est plus que septuagénaire, et pour ma part, je peux dire que j'ai cinquante ans de compagnonnage, à des titres divers, d'abord jeune lecteur, et c'est vrai que j'ai des souvenirs très émus de Domenach pendant la guerre d'Algérie, venant parler à des groupes d'étudiants en province. J'aimerais, avant de recadrer les choses, donner le salut d'Olivier Mongin qui est le directeur de la revue depuis fin 1988, ce qui fait un long bail maintenant que nous sommes en 2006. Il n'est pas encore au niveau de Jean-Marie Domenach, qui a fait 1957-1977, vingt ans, et entre les deux, il y a quelqu'un que l'on oublie un petit peu quand même, pour l'instant, c'est Paul Thibaut, de 1977 à 1988, donc, lui, a fait un bail plus court, ce qui a peut-être facilité sa vie après. Parce que le problème est quand même réel : quand Mounier est décédé, après Béghin aussi, on pourrait parler de l'histoire de la revue, il y a eu des passages difficiles, par exemple, de Domenach à Thibaut. Cela a été plus facile de Thibaut à Mongin. Mongin tient la revue de manière, à mon avis, remarquable, par compte tenu des difficultés, donc durant toute cette période que je vais évoquer. Je voudrais aussi mentionner, parce que c'est vrai que nous sommes encore dans le centenaire d'Emmanuel Mounier, 1905-2005, et où, au titre de l'association « les Amis de Mounier », j'ai essayé défaire des choses. Dire d'un mot, dès maintenant, au fond, notre gros problème, c'est que Mounier soit de nouveau étudié dans nos écoles et des universités, dans des lieux de formations, qu'il ne soit pas tout simplement oublié comme une lecture possible, constructrice, pour des humains, et, pour cela, mettre en circulation ses oeuvres, et j'ai eu l'expérience, d'ailleurs, à la tête de cette association, j'ai appris qu'un auteur pouvait mourir, une seconde mort, et que, quand on voit quelquefois des choses remarquables faites sur des auteurs, il y a souvent derrière un petit groupe de gens dévoués qui n'apparaissent pas, mais qui ont fait le travail. Dans un premier temps, je vais essayer de ne pas trop faire de l'histoire, et puis ma dernière partie va essayer de faire un peu un récit des temps forts de la revue dans la période récente.
Je voudrais quand même marquer quelques accents assez forts. Il me semble qu'un premier accent important de la revue dans son présent - un présent qui est un peu à élastique quant à la durée - c'est une interrogation sur l'énigme de la démocratie. Avant de venir, j'ai revu certains compte-rendus de conseils de rédaction, etc., de ces années récentes, l'inquiétude de la démocratie est constante. Il faut bien remarquer qu'en 1989 s'est fini l'alternative de société globale d'une part. Puis d'autre part, s'est fini aussi peut-être le positionnement exclusif de la démocratie par rapport au totalitarisme. Et la démocratie devient un questionnement sur nous-mêmes. C'est ce qui apparaît dans les grands thèmes des animateurs principaux de la revue. Il s'agit au fond aussi de concilier la souveraineté, les droits de l'homme, l'état de droit et la démocratie. Et d'être lucide devant l'usure du jeu démocratique lui-même. Et, au fond, bien souvent, d'ailleurs, c'est assez étrange, pour moi, que le mandat de Mongin qui est, d'une certaine manière, le plus loin de Mounier, j'y reviendrai, est aussi celui où on entend le plus souvent l'écho comme d'une mémoire amie de Mounier. Car ce thème de l'usure démocratique, vous le savez, était un thème mounieriste très important. Et puis les contradictions de l'individu enfermé : l'individualisme sera-t-il plus responsable enfermé dans des intérêts particuliers. Avec Mongin, c'est aussi le thème du scepticisme qu'il faut dépasser. Le premier grand dossier qu'il a animé en janvier 1989 comme directeur s'appelait « Contre le scepticisme ». Il nous avait fait travailler à toute vitesse pour essayer d'argumenter ce thème, et le dossier comme très significatif de la marque de Mongin sur la revue qui, très vite après, bataillait avec Gilles Lipovetsky, L'Ere du vide : Essais sur l'individualisme contemporain (Gallimard, 1989), et Mounier et Mongin lui-même écrivant sur ce thème du vide, justement, contre le vide. Le sens de la communauté aussi : il y a, chez Mongin, l'inquiétude de la communauté politique, en quelque sorte, une société qui ne soit pas uniquement une gamme d'individus, mais qui ait du corps. Il y a chez lui le thème de la « désincorporation » que pourrait produire la démocratie, thème emprunté à Claude Lefort, mais à travers Lefort, venant de Maurice Merleau-Ponty, et à travers Merleau-Ponty, venant de Mounier. Voilà les choses telles qu'elles peuvent se dire du point de vue de l'histoire des idées. Depuis 2001, la question est celle d'un réveil de l'histoire, c'est le thème de l' « après 11 septembre » où, fidèle d'ailleurs à l'idée de Mounier, l'événement comme maître, la revue a su, à mon avis, être aussi interpellée par les grands événements qui ébranlaient l'histoire du monde. « La question de la dynamique de civilisation, je cite Mongin, qui a structuré progressivement l'institution historique des démocraties est redevenue d'actualité ». Et puis aussi l'interrogation sur le socle des valeurs démocratiques car, dit Mongin, « il s'agit de valoriser la démocratie, une valorisation historique post-totalitaire ». Mais en même temps, alors, chez lui et plusieurs des personnalités importantes qui l'entourent, l'interrogation sur les maux de l'homme démocratique et la réaction contre la peur du vide, justement, où Mongin questionne les passions démocratiques car, explique-t-il, bien sûr, les valeurs de la démocratie politique sont reconnues, révérées, etc., mais on oublie que l'homme concret de la démocratie peut être dans des situations pas forcément faciles à vivre, d'où les passions démocratives, peut-être les souffrances. Et la difficulté de cet homme de la démocratie et des mœurs démocratiques de reconstruire de l'espace politique. Deux formules de Mongin, citées à propos de son livre, La Peur du vide, tome 1 : Essai sur les passions démocratiques (Seuil 2003), comme vous le savez, il parle beaucoup des images, parce qu'il y a chez lui l'insistance sur le corps et l'incarnation : « passer de la peur de l'autre à la peur pour l'autre », formule forte me semble-t-il comme un mot d'ordre de son livre sur la peur du vide, « ne pas succomber à la tentation de désespérer du monde ». Dans un grand entretien avec Gérard Lurol, au début de son mandat, Mongin insistait bien sur ces passions démocratiques, il y a un tragique de l'histoire au plan individuel qui a un prix psychique difficile des libertés démocratiques. Etre l'homme de la démocratie n'est pas évident, il faut donc refuser de le mépriser, ne pas méconnaître nos mythologies contemporaines, même les plus méprisables, pour les examiner, d'où l'importance des images dans la réflexion de Mongin. On n'a pas remarqué que du point de vue de la réflexion sur le cinéma, il avait parfois des analyses qui étaient du niveau de grandeur de Roland Barthes.
Donc voilà le lien difficile entre les mœurs de la démocratie et les valeurs politiques de la démocratie. C'était un premier axe. Je vais faire plus vite les autres, parce que celui-ci me paraît très important.
Deuxième axe, c'est la mondialisation toujours en arrière-plan. J'interrogeais Mongin ces jours-ci, la mondialisation derrière l'Europe, penser l'Europe mais avec l'arrière-plan de la mondialisation, et c'est quelque chose d'important, mais ne pas oublier non plus la nouvelle question nord-sud dans ces problèmes de mondialisation et questionner la montée d'un monde multipolaire, tout cela fait allusion à des choses très importantes qui ont parues dans la revue ces dix dernières années pour ne pas remonter plus loin.
Troisième axe, la société incertaine. Je crois qu'autour de l'incertitude de l'individu démocratique très bien illustré par les travaux d'Alain Ehrenberg qui est un fidèle dans le groupe très inspirateur de la revue, il y a l'idée que l'individu démocratique peut-être met en crise la société, mais il est en crise en quelque sorte, et donc ce thème de la désincorporation démocratique de la société. Quel corps social ? Bien sûr, c'est une société plurielle, mais il ne faut pas qu'elle se désintègre, thème de la fragmentation reprise de Taylor, toutes les réflexions sur la banlieue, et aussi l'accueil considérable fait à des penseurs, à des intellectuels musulmans ou d'origine musulmane, je pense à Abdel Wahab Medeb, et à quelques autres qui ont un rôle important dans la revue, ou aussi le grand compagnonnage avec l'un des meilleurs penseurs sur l'Islam, Olivier Roy. Donc l'avenir du travail et la montée du droit sont aussi des thèmes autour de la société.
Il y a un quatrième axe, c'est la revue dans sa durée. Parce que l'on peut dire la chose suivante, et j'ai été témoin de la réconciliation de Mongin et de l'équipe et de nous tous à travers lui avec Paulette Mounier. Il est indiscutable que l'ère Mongin, sans du tout que ce soit une critique sur Thibaut dont j'ai souvent salué le travail formidable, est une ère de l'apaisement des relations avec Châtenay-Malabry. Comme dit Mongin, « de toute façon, il n'y avait pas de mérite, parce que moi, je n'ai pas été formé par Mounier, et je n'ai pas de compte à rendre avec le passé », écrivait-il en 1990, dans un grand entretien où il disait vraiment ce qu'il avait dans le ventre, enfin ce qu'il voulait faire à Esprit. Donc il n'y avait plus du tout avec lui de relations crispées. Et, du coup, une relation aussi apaisée avec Mounier est quasiment un intérêt neuf. C'est lui qui a invité à travailler sur la mémoire de la revue, au sens vivant, c'est-à-dire, se maintienne dans la mouvance d'Esprit la mémoire de Mounier. L'association, à cause de Mongin, se trouve, au fond, avoir un gros soutien de la revue Esprit, même si cela n'apparaît pas à toutes les pages de la revue Esprit, mais sans l'appui de la revue, beaucoup des choses que nous avons réussies, nous ne les aurions pas réussies. Et, écrivait Mongin à ce moment-là, « les gens de ma génération sont prêts à se confronter avec [Mounier] ». D'autres formules me paraissent tout à fait étonnantes, d'ailleurs en proximité avec Paul Ricoeur, il faut bien le dire, Ricoeur le savait, traitant des nouvelles approches de la personne dans la revue. Le thème même de la communauté est intéressant pour Mongin. Quand il invite à un retour sur Mounier, il invite à relire Mounier, je le cite, « il faudrait l'inscrire dans nos débats contemporains », mais en le dégageant d'une lecture superficielle qui était celle, peut-être, de certains mouvements, et je ne veux choquer personne, mais c'est vrai que, quelquefois, dans les mouvements, on instrumentalise un auteur, on fait une sorte de vulgate, moi-même j'ai plongé dans ce genre de vulgates aussi bien du côté de Mounier que du marxisme, donc cette espèce de nécessité de revenir à l'œuvre même, et Mongin a beaucoup aidé à la réédition des textes de Mounier, notamment les deux volumes en « Point Seuil » (correspondant partiellement au premier tome des Œuvres complètes), qui ont été à la fois l'acte immensément positif du Seuil, et malheureusement, un acte final, et après, le désert. Du côté du spirituel, car il est indiscutable qu'il y a eu d'ailleurs, dans ses dernières années, même du côté du christianisme, et à cause de Mongin aussi, une sorte de relation apaisée. Domenach n'était pas à l'aise car il avait quasiment été agressé par l'Eglise catholique, il a eu des périodes très difficiles. Thibaut n'osait pas aller plus loin, puis c'était une période très difficile, de ce point de vue, Mongin, marqué par tous ces retours aussi, était beaucoup plus décontracté sur ces affaires, et, de fait, on peut dire que son mandat représente une sorte de relation amicale, au fond, de l'esprit, avec le christianisme des fondateurs.
Je voulais marquer quelques étapes et puis, en même temps, dire que cela reste une revue indépendante, pour conclure. C'est un espace indépendant. Je suis chaque fois furieux, et encore il y a deux jours, dans Le Monde, quand je ne sais quel primitif écrit que « la revue est dans le sillage du Seuil ». Il n'y a rien de plus faux. Moi qui suis au Comité de la gestion de la revue, le Seuil n'a pas plus d'actions dans la revue que n'importe lequel d'entre nous, et d'autre part, j'ai envie de dire, mais je laisserai la parole à Goulven Boudic, que c'est le contraire, que c'est le Seuil qui a pressuré Esprit et les auteurs issus du mouvement Esprit pour ensuite l'assassiner, pour ensuite le trahir et le rejeter comme une vieille peau qui n'avait plus d'intérêt. Je sais que je parle publiquement. (rires) Donc il y a une sorte d'agacement devant ces gens du Monde qui doivent tout à la revue Esprit derrière leur fondateur Hubert Beuve-Méry, ces gens du Seuil qui devaient tout aussi au mouvement globalement, y compris leurs principaux responsables parfois, et qui, à un moment donné, ont simplement honte de leur passé. Alors je dis cela parce que, en même temps, je vois que dans la revue actuelle, ce n'est pas du tout la mentalité. La revue veut rester artisanale, elle est strictement indépendante sur le plan financier, c'est probablement la seule revue française dans ce cas, qui vit sur ses quatre ou cinq mille abonnés et sur ses dix mille exemplaires tirés chaque année. Elle reste une revue qui veut être généraliste. On peut discuter sur la difficulté, c'est un leitmotiv des lecteurs depuis toujours, et je suis d'accord d'ailleurs avec certaines critiques, mais la revue, c'est ce besoin d'orchestrer des savoirs différents sur le plan de la connaissance.
Je m'arrêterai là. Je ne fais pas le récit, dans le débat on pourra peut-être voir cela, des apparitions publiques dans la revue. Il y a toute une tradition d'engagement à la revue Esprit. J'ai eu le privilège, dans une longue période, de me trouver très en consonance avec de grands engagements que prenaient la revue, et puis à d'autres moments, personnellement, d'être moins en consonance avec ces engagements, l'essentiel étant que le droit à la parole publique de chacun des membres du groupe soit respecté. Merci.
Bernard Comte : Merci pour le parcours historique et pour la vigueur courageuse des prises de position. Peut-être, pour ne pas perdre de temps et ne pas trop s'égarer dans le débat, je pourrai tenter de relever d'abord les questions auxquelles vous pensez, que vous souhaitez poser afin de les regrouper et répartir le temps de parole réduit que l'on a pour tout le monde.
Questions :
Personne 1 : Est-ce qu'il n'y aurait pas mieux de parler des ennemis d'Esprit ? Est-ce que Esprit a eu, ou a encore peut-être des ennemis ?
Guy Coq : Oui, je suis tout à fait d'accord, mais je ne sais pas si votre question est adressée à moi.
Bernard Comte : Au cours d'une longue histoire de plus de soixante dix ans maintenant, il y a eu beaucoup d'ennemis successifs... qui ont changé, je ne sais pas.
Guy Coq : Je voudrais parler des ennemis récents.
Bernard Comte : C'est aujourd'hui que vous pensiez, monsieur, surtout ? Aujourd'hui ou bien...?
Personne 1 : Je pense en particulier aux accusations dont Esprit a été l'objet, dans les années 1980, lors de la parution du livre intitulé L'Idéologie française dont je ne citerai pas l'auteur (de Bernard Henry-Lévi - NdR).
Guy Coq : Mais bien entendu, mais vous savez que quand Jacques Delors est allé au Monde pour demander que Le Monde soutienne au moins par un article signé de lui, de Delors, le colloque du cinquantenaire de la mort de Mounier, il en est revenu horrifié. C'était en 2000, et il m'a dit qu'au Monde, la loi et les prophètes sur Mounier, c'est Bernard Henri-Lévy, point final. Bernard Henry-Lévi était lui-même, non pas un chercheur, mais un épigone d'autres chercheurs sur des thèses que Bernard connaît. Donc c'est sur, et cela a fait beaucoup de tort à la revue, et il faut saluer, non seulement le travail de Bernard Comte, mais aussi le courage de la revue de publier le gros dossier qui était l'objet de la source de beaucoup de ces critiques.
Bernard Comte : Si c'est de cela que vous voulez parler, je pourrais essayer de résumer ce sur quoi j'ai pas mal travaillé depuis vingt ans maintenant au sujet de l'attitude de Mounier à l'époque de Vichy. Premièrement, il a voulu continuer à publier sa revue parce que c'était son métier et sa vocation en même temps. C'était ce qu'il savait faire, et il n'envisageait pas de rester silencieux devant les développements de l'actualité, à tort ou à raison. Et il jugeait que le phénomène Vichy, et même le phénomène Hitler, contre lequel il fallait lutter, et dont il fallait se débarrasser. Il a écrit que c'était « une corvée nécessaire ». Ce sont des moyens, des médiations, parce que son but reste de préparer la France et les Français à entrer sur la voie de ce qu'il appelle la « révolution personnaliste » et la « civilisation à refaire ». Donc, de notre point de vue à nous, il minore l'importance de la Seconde Guerre Mondiale, des opérations militaires, du succès des Américains et des Soviétiques, parce que lui pense que tout cela n'est qu'un moment, qu'un épisode, qu'un élément de la révolution qu'il faudrait réussir au vingtième siècle, que les communistes ont cru réussir à leur manière, qu'ils n'ont pas fait, les fascistes se sont complètement égarés, alors il reste cette révolution à faire. Vous voyez la différence de point de vue, entre lui et nous qui savons, après coup. Alors après coup, on peut dire qu'il a fait une erreur d'appréciation et, Lacroix avec lui, ils ont fait ce que nous, aujourd'hui, nous pouvons appeler, parce que nous connaissons la suite, justement, une « erreur d'appréciation sur l'avenir » en pensant que l'Europe était entrée dans une phase durable de régime autoritaire. L'Europe a forgé, a mis cinquante, quatre-vingts ou cent ans à forger des régimes libéraux qui ont donné de très grands droits et libertés que les marxistes appellent « formels », aujourd'hui, on retrouve l'autorité au service d'une vision de la communauté. C'est vrai que, aussi bien dans le système communiste que dans le système fasciste et même nazi, il y a une réhabilitation de la communauté, mais une communauté mutilée qui devient finalement monstrueuse, c'est ce que Mounier dit constamment. Alors là, par rapport à la guerre, aux enjeux des opérations militaires, il y a une appréciation de Mounier. Il voit trop loin, si vous voulez, pour juger exactement, c'est ce que je dirais en résumé, de ce qu'est la tâche des années immédiates à venir. Un peu plus tard, il se rallie à la Résistance, et reconnaît que le préalable Hitler, c'est quand même un préalable tout à fait essentiel et qui vaut la peine que l'on mette toutes ses forces là-dedans. On verra ensuite la révolution personnaliste.
Et enfin, je dirai qu'il a eu, à un moment, pendant deux mois de l'hiver 1940-1941, j'ai tâché d'analyser cela d'un peu plus près, surtout lorsque Pétain a dégommé Laval et l'a même fait arrêter, Mounier, comme beaucoup d'autres, ont cru que si Pétain se séparait de Laval, cela voulait dire qu'il y avait une chance que ce soit fini de la collaboration, des aspects les plus autoritaires et les plus pénibles du régime de Vichy, notamment l'antisémitisme, et donc il avait une carte à jouer. Il a cru cela pendant deux mois, et beaucoup d'autres l'ont cru comme lui. Et pendant ces deux mois, il a lié alliance, amitié, confiance avec l'école d'Uriage d'un côté, avec le mouvement Jeune France à Lyon, de l'autre, qui était un mouvement d'artistes, ces deux groupes se sont orientés ensuite vers la Résistance. Beaucoup de leurs membres ont adopté un peu la vision que l'on peut appeler « personnaliste », la vision de Mounier, et après la guerre, vont se retrouver autour de lui, dans son influence. Donc Mounier n'a pas complètement perdu son pari. Il l'a perdu dans la mesure où il a cru influencer la politique de Vichy, c'était complètement manqué, mais il ne l'a pas perdu dans la mesure où il a transmis le flambeau, si vous voulez, il a intéressé à sa cause des gens plus jeunes que lui. S'il est suspendu en août 1941, c'est parce qu'après ces deux mois que je situe, janvier-février 1941, en gros, peut-être trois mois à partir du mois de mars-avril 1941, il prend ses distances avec Vichy, et cela veut dire qu'il utilise de plus en plus le système de la censure avec les discussions pied à pied avec les censeurs, et on en a le témoignage dans ses carnets, pour faire passer de plus en plus, en utilisant, au besoin, les mots de la révolution nationale, mais quelque chose qui est tout à fait différent. Parce que Beuve-Méry, par exemple, écrit un grand article, très bref, quatre pages, mais grand par la prise de position qu'il signifie, qui est intitulé « Révolutions nationales, révolutions humaines ». Notons le pluriel de « révolutions nationales », il y a des révolutions nationales dans tous les pays, dans le sens fasciste en général, y compris en Espagne. « Révolutions humaines » consiste à dire que la France est en train d'entreprendre une révolution nationale, est-ce que cela va être une révolution humaine, elle peut peut-être l'être à certaines conditions. A mes yeux, ce sont les conditions qui sont importantes. Mais Zeev Sternhell, le politologue israélien, ne veut pas voir les intentions des gens mais juge d'après sa grille conceptuelle des catégories qu'ils occupent. Pour lui, « révolution nationale » veut dire l'expression du ralliement de Beuve-Méry et de Mounier.
Je m'arrête là, je vous ai donné les éléments de réponse à ceux qui prennent Bernard Henry-Lévi pour quelqu'un de sérieux sur ce plan-là, il ne l'est absolument pas.
Personne 2 : Ce n'est pas une question mais une information qui peut être utile et qui vient à point après l'exposé de Monsieur Comte. Il y a actuellement à Lyon une exposition à la Galerie des Terreaux qui est intitulée « Lyon, reflet de la mémoire judiciaire ». Cette exposition relate les grands procès qui ont eu lieu à Lyon au vingtième siècle, et il y a un panneau consacré au procès Mounier de 1942. Et je pense que ce serait intéressant, pour tous ceux qui s'intéressent à Mounier, que vous alliez à cette exposition et vous pourriez lire un mémoire de son avocat, Emmanuel Gounot, vous trouverez des correspondances d'Emmanuel Mounier au lendemain de son acquittement ainsi qu'une correspondance de Jean-Marie Domenach qui était dans le public comme jeune étudiant. Je pense que ces éléments complètent ce que vous avez dit, et il y a également un témoignage audiovisuel de Mademoiselle Gounot, dont vous regrettiez l'absence, et qui est un dernier acteur de ce procès, puisqu'elle a plaidé comme jeune avocate aux côtés de son père qui défendait Emmanuel Mounier.
Bernard Comte : J'ai le document ici, merci pour ces informations.
Personne 3 : J'avais un commentaire et une question. S'agissant des idées maîtresses des fondateurs d'Esprit, on peut dire que ces idées-là sont vraiment d'actualité, quand on pense, notamment, à l'anti-démocratie parlementaire, où on entend des parlementaires de tous bords critiquer la Chambre en disant que c'était simplement une Chambre d'enregistrement, et on veut passer à la sixième République. S'agissant des valeurs spirituelles, on a connu, il y a peu, une polémique où les hautes autorités de l'Etat ont refusé d'inscrire dans la Constitution européenne toutes références aux valeurs spirituelles. Alors ma question était de savoir : est-ce qu'à la création d'Esprit, on parlait déjà d'une ébauche européenne ou quelque chose qui y ressemble ?
Bernard Comte : Ce serait compliqué parce qu'il y a toute une évolution : l'Europe de 1932 n'est pas celle de 1939. Mais disons que leur révolte, c'était aussi contre le Traité de Versailles, contre l'injustice qui, à leurs yeux, avait été commise vis-à-vis de l'Allemagne. Donc, sous la République de Weimar, ils sont pour une révision des traités, c'est-à-dire la politique d'Aristide Briand contre la politique de force, de contention contre l'Allemagne que Raymond Poincaré et Georges Clemenceau avaient initiée, et que toute la droite souhaitait continuer. Et puis lorsque Hitler s'avère être un impérialisme qui menace la paix et la liberté des peuples, le thème d'un fédéralisme européen, effectivement, est très présent dans la revue, à l'époque de Munich, et y compris une fois que la guerre est déclarée, avec le thème que notre ennemi, ce n'est pas le peuple allemand, mais nous souhaitons gagner la guerre pour le peuple allemand, autant que pour les Français, les Tchèques et tous les autres, parce qu'il faudra enfin décider, lorsque Hitler sera battu, à construire une Europe fédérale. Seulement, après la guerre, lorsque le fédéralisme européen se trouve lié à la politique américaine, dans le cadre des blocs et de la Guerre Froide, Esprit se sépare du fédéralisme européen en y voyant, à tort ou à raison, surtout les inconvénients, pour l'indépendance de l'Europe, de se lier complètement au navire américain et d'en devenir dépendant. Parce que c'était une Europe fédérale, certes, unie, mais en même temps autonome par rapport aux deux blocs qu'ils souhaitaient. C'est un schéma que je rappelle.
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