Pourquoi penser que les salariés sont aussi peu dotés de discernement ?
Une des réponses apportées par les critiques de la loi El Khomri est : parce qu’au niveau de l’entreprise, la résistance des salariés est forcément faible – et le management forcément triomphant et dominateur ; ou alors : parce que négocier dans l’entreprise « altère le pouvoir de négociation des salariés » ; ou encore : parce que la négociation, à ce niveau localisé, est « un moyen de revoir à la baisse les droits des salariés ». Ces deux dernières phrases sont issues d’une motion de défiance envers la loi El Khomri votée il y a quelques jours par une douzaine de sociologues et d’économistes du travail du LEST, université d’Aix-en-Provence.
Elles témoignent, outre d’une profonde méconnaissance de ce qui se passe réellement dans les entreprises – mais nous pouvons tellement peu y pénétrer que cela n’a rien d’étonnant ! –, d’une erreur radicale d’analyse et de compréhension des rapports sociaux dans l’atelier ou le service : il y existe, en ces lieux, du consentement à produire, selon le beau mot de Michael Burawoy ; de l’appropriation du travail, selon celui de Philippe Bernoux ; du souci de faire du bon travail, comme l’a montré Alexandra Bidet ; du travail empêché, comme le montre Yves Clot ; de l’engagement dans le projet d’entreprise ; mais aussi un vouloir de ne le faire qu’à certaines conditions et pour un certain objectif. Il y existe du retrait et du freinage ; des volontés d’autonomie, jointes à des demandes de routines et de confort ; des stratégies personnelles ; de l’attachement fort au collectif, néanmoins ; des pratiques clandestines, mais aussi une gestuelle et une mise en scène publique, etc. Bref, des lieux de travail polymorphes, des pratiques sociales contrastées, des volontés parfois brouillonnes ; la vie sociale, quoi !
Pourquoi réduire cette réalité multiple à une seule de ses dimensions ? Pourquoi ne lire les espaces productifs que sous l’angle de la domination et du désespoir ? Pourquoi ne considérer que l’ordre du coercitif ou du manipulé, sans voir l’étendue et la vitalité de l’ordre social négocié, pour reprendre le trait d’Anselm Strauss – soit cette prolifération d’ajustements, d’arrangements, de compromis, petits et grands, autour des règles du travail et du vivre-ensemble, et qui font le savoureux, parfois douloureux, quotidien des ateliers et des services ? Et surtout : pourquoi penser que les salariés et leurs représentants sont aussi peu dotés de discernement, et qu’ils se feront berner, à coup sûr ?
Pourquoi craindre le développement d’un droit social conventionnel d’entreprise ?
Pourquoi craindre le développement d’un droit social conventionnel et inclusif, au plus près des salariés et des besoins de l’action productive, faisant, sur certains aspects, jeu égal avec un droit réglementaire, souvent éloigné, et du terrain et des personnes ? Les négociateurs dans l’entreprise, managers et syndicalistes – reconnaissons-leur cela ! –, ne sont ni des monstres froids d’égoïsme, ni des manipulateurs rusés, ni des meneurs irresponsables, pas plus qu’irréprochables, ni d’angéliques victimes ; ils sont ce qu’ils sont : les partenaires d’une action collective organisée – ce qu’est, fondamentalement, une entreprise. Ils font ce qu’ils peuvent, ce qu’ils croient être bon pour ce qu’ils pensent être l’intérêt de l’entreprise, qu’ils en soient les dirigeants ou les salariés. Ne les privons pas de cette compétence et ne sous-estimons pas leur capacité, au quotidien, de se mettre collectivement d’accord, malgré la diversité des points de vue et des intérêts.
La loi El Khomri, maintenant affinée et ses verrues ôtées, parce qu’elle ouvre des espaces nouveaux à la négociation collective d’entreprise, va dans le bon sens. Comme le dit Laurent Berger, de la CFDT, ce texte est potentiellement porteur de progrès. Pourquoi ? Parce qu’il est une des premières tentatives pour dessiner ce que pourrait être, compte tenu de notre histoire sociale, une « flexicurité à la française » : d’un côté une flexibilité donnée aux entreprises – avec des précisions sur les motifs du licenciement économique ; une réduction des incertitudes pour l’employeur ; la possibilité d’une négociation d’entreprise d’adaptation – ; de l’autre, une plus grande sécurité apportée aux salariés et une meilleure légitimité des produits de cette négociation – avec le compte personnel d’activité ; des droits attachés aux personnes plutôt qu’au statut ; la possibilité de référendums d’entreprise et le renforcement des règles de l’accord majoritaire.
Si l’on oublie les erreurs initiales de l’exécutif, autant de communication que de précipitation, entre amateurisme et volonté de réformer, coûte que coûte, l’esprit de ce donnant-donnant a du sens ; il prend également acte des évolutions juridiques de ces dernières années et diversifie les sources du droit social. L’ordre public social n’en est pas pour autant bouleversé ; il est redéfini : à la loi de fixer les grands principes du travail et de l’emploi, comme l’écrit Jean-Denis Combrexelle dans son rapport, aux accords de branche de fixer l’ordre public conventionnel, et aux accords d’entreprise de définir le droit conventionnel du travail sur les sujets ne relevant pas de l’ordre public.
Outiller les acteurs de la négociation collective d’entreprise
Si l’on veut que ce droit conventionnel se développe, au plus près des réalités et des salariés, et au croisement des deux sources de régulation que sont le management et la représentation des salariés – les acteurs de l’entreprise, patrons et syndicalistes, alors entendus comme « des législateurs », comme le notait dès 1968 le sociologue anglais Allan Flanders – il importe d’outiller les partenaires sociaux, pas seulement de rationaliser les procédures de mise en accord. Plusieurs pistes ont été évoquées dans le rapport Combrexelle (2015), comme les formations conjointes à la négociation collective, ou la promotion des accords de méthode ; d’autres sont évoquées dans le rapport Terra Nova d’Henri Rouilleault (2011). Le champ des expérimentations est immense, l’enjeu est de taille. Ne ratons pas l’occasion.
Ce que nous disent les Français sur la perte d’autonomie
samedi 9 avril 2016
Verser un euro par jour pour financer la perte d’autonomie : 80 % des Français disent oui à travers d’un sondage et, par ailleurs, ils sont favorables à un renforcement du droit des aidants. Enfin, nous vous proposons un petit état des lieux de l’aide à domicile avant la sortie des décrets.
Trois quarts des Français sont d’accord pour verser 1 euro par jour à partir de 40 ans pour pouvoir disposer d’une rente de 900 euros par mois à l’âge de 80 ans [1] .
Ils pensent que cette cotisation est acceptable. La perte d’autonomie est un sujet primordial et important pour 78,3 % qui pensent qu’il faut se prémunir ; 25 % d’entre eux affirment que cette protection doit relever de la solidarité nationale, 10 % que chacun doit se prémunir selon ses propres moyens, et 60,3 % plébiscitent un financement mixte dont 67,4 % avec une couverture collective par l’intermédiaire de l’entreprise plutôt qu’une couverture individuelle.
64,1 % souhaitent une réforme de la prise en charge par établissement, 84,2 % estiment qu’une réforme assurant un financement pérenne de ce risque est nécessaire avant 2022.
Par ailleurs, 61 % des français sont favorables à un renforcement des droits des proches aidants.
À ce propos, Serge Guérin [2] sociologue, plaide pour « une éthique concrète de la sollicitude » : 77 % des heures consacrées à l’accompagnement sont assurées par des proches aidants (famille, amis, voisins, bénévoles), soit 164 milliards d’euros d’économie pour la collectivité : « Plus de la moitié de la population française est concernée. Et les autres sont loin d’être assurés de ne jamais l’être… La hausse continue des maladies chroniques, associée à l’augmentation de l’espérance de vie des personnes en fort déficit, ou le vieillissement fragilisé vont encore renforcer ce fait. Il importe de mettre en place une véritable stratégie de santé publique accompagnant les aidants. Des initiatives proviennent des collectivités territoriales, mais aussi et surtout d’associations, d’entreprises ou encore de collectifs informels. C’est à la collectivité nationale de proposer un cadre, de proposer une vision, de procéder à des choix et des arbitrages financiers ».
Trois français sur dix déclarent être des aidants familiaux principalement des aidantes ; 64 % sont des retraités.
À la question, « pensez vous que le rôle d’aidant puisse avoir un impact négatif sur les différents aspects de la vie ? Veuillez sélectionner 3 aspects de votre vie pour lesquels vous pensez qu’il y a plus d’impact négatif », 77 % des aidants estiment que le rôle d’aidant a un impact négatif sur sa vie quotidienne.
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Sur la vie familiale : 24 % en 1er choix et 54 % pour les 3 choix ;
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Sur la vie professionnelle : 12 % en 1er choix et 38 % au total des 3 choix ;
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Sur la santé : 12 % en premier choix et 40 % au total des 3 choix ;
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Sur la vie sociale : 11 % en premier choix et 41 % au total des 3 choix.
Il est donc nécessaire de mieux prendre en compte les aidants (Sondage Opinionway [3]).
La nouvelle loi sur l’adaptation de la société au vieillissement de décembre 2015, ne suffira pas mais c’est un premier pas vers une prise en charge avec une reconnaissance des aidants [4].
Certains décrets sont entrés en vigueur depuis le 1er mars 2016, d’autres sont en attente, quels sont les plus significatifs concernant l’aide à domicile :
Article 41 : Réforme de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). La réforme qui porte uniquement sur l’APA à domicile rentre en vigueur dès le mois d’avril. La grille AGGIR (autonomie, gérontologie, groupes iso-ressources) permet d’évaluer le degré d’autonomie et de dépendance des personnes âgées. Elle sert de support pour calculer l’APA et les plans d’aide seront revalorisés en fonction. Environ 600 000 personnes des 722 000 percevant l’APA à domicile seront concernées. Ainsi le plan d’aide sera de 1 713 euros en GIR 1 (GIR : taux de dépendance, de 6 à 1 : GIR 6 étant l’échelon des personnes âgées n’ayant pas perdu leur autonomie et GIR 1 étant l’échelon des personnes ayant perdu toute autonomie ) contre 1 312,67 euros auparavant ; 1 375,54 euros en GIR 2 contre 1 125,14.euros ; 993,88 euros en GIR 3 contre 843,86 précédemment ; en GIR 4 : 662,95 euros contre 562,57 euros… Selon le GIR, ces nouveaux plafonds correspondent à une aide à domicile de 5 à 20 heures supplémentaires par mois.
Le reste à charge sera ainsi revu à la baisse. Les personnes gagnant 800 euros par mois ou moins seront exonérées de participation financière à compter du 1er mars 2016. Pour les autres, la loi introduit un nouveau mode de calcul visant à diminuer leur participation au plan d’aide. Ex : une personne en GIR 1, bénéficiant d’un plan d’aide de 1 313 euros et de 1 500 euros de ressources mensuelles passera de 407 à 241 euros de reste à charge.
Article 52 : création d’un droit au répit.
Article 53 : création d’un congé de proche aidant.
Article 79 : Prise en compte des proches aidants dans les schémas régionaux d’organisation médico-sociaux et consultation des conseils départementaux de la citoyenneté et de l’autonomie (CDCA).
Machiavel, la machine du pouvoir
Clément Quintard
Comment garantir la stabilité et la grandeur d’un État ? Cette question a obsédé l’auteur du Prince et des Discours sur la première décade de Tite-Live. Il en a tiré une œuvre subversive sur les ressorts du pouvoir politique.
L’un des portraits les plus célèbres de Nicolas Machiavel (1469-1527), exposé au Palazzo Vecchio de Florence, en Italie, le représente avec un étrange sourire pincé (ci-contre). Diabolique pour les uns, subtil pour les autres, ce rictus incarne à lui seul l’énigme qui embrasse les écrits du diplomate florentin. Cinq siècles après sa mort, ceux-ci n’en finissent pas d’être étudiés, commentés, décriés ou loués.
Peu d’auteurs peuvent en effet se targuer d’avoir influencé la pensée politique au point de voir leur patronyme faire irruption dans le langage courant. C’est le cas de Machiavel : ne dit-on pas d’un esprit fourbe et calculateur qu’il est machiavélique ? Son ouvrage le plus célèbre, Le Prince, y est pour beaucoup. Écrit en 1513, ce court traité fait scandale dès sa publication posthume en 1532 – autant chez les protestants que chez les catholiques, qui allaient bientôt s’entredéchirer pendant toute la seconde moitié du 16e siècle. Y sont exposées sans détours les recettes pour fonder l’autorité du gouvernant, la renforcer. Machiavel explique notamment que le prince doit savoir « entrer au mal » s’il y a nécessité, par exemple en éliminant les éventuels rivaux qui menacent son autorité. On aurait tort cependant de résumer Machiavel à une apologie du mal en politique. Son œuvre est complexe, sujette à des interprétations variées et parfois contradictoires. Si dans Le Prince, il semble se faire l’apôtre de la monarchie et de la domination d’un seul, d’autres écrits, comme le Discours sur la première décade de Tite-Live, révèlent un attachement sincère à la république, et font entrevoir Machiavel comme un authentique penseur de la vie libre.
« Il suffit de l’initiation la plus rapide à l’histoire de la société où vivait Machiavel, et d’une lecture, si superficielle soit-elle, de ses ouvrages, pour se persuader qu’il ne fut ni le pratiquant, ni l’auteur de cette perversion politique », soutiendra le philosophe Claude Lefort dans l’ouvrage de référence Le Travail de l’œuvre, Machiavel (1972).
Au service de Florence
La pensée de Machiavel est étroitement liée au contexte historique qui l’a vue naître : celui de « l’air chaud et subtil de Florence (1) ». Niccolò Machiavelli y voit le jour en 1469. L’Italie est à l’époque un pays morcelé, et ses cités autonomes sont régulièrement victimes d’invasions étrangères – quand elles ne se font pas la guerre entre elles. Une instabilité chronique qui se prête du reste aux expériences politiques. Le 15e siècle florentin est émaillé de turbulences : son régime républicain est à l’agonie depuis que la puissante famille de Médicis en a pris le contrôle en 1434 ; leur règne est jalonné de conjurations, de soulèvements populaires et de coups d’État.
En 1494, alors que la cité se voit décimée par de nouvelles invasions barbares, les Médicis sont chassés par une révolte d’aristocrates florentins, partisans de Jérôme Savonarole. Qui est J. Savonarole ? Un prédicateur dominicain qui dit recevoir ses ordres directement de Dieu, un bretteur terrible et enflammé qui entend abolir la débauche et redonner à Florence son lustre d’antan. La république théocratique qu’il institue s’effondre quatre ans plus tard, son architecte avec elle : J. Savonarole est pendu puis brûlé place de la Seigneurie le 23 mai 1498 pour hérésie. Machiavel assiste à l’exécution, et entre en scène quelques jours plus tard.
Il a alors 29 ans et prend la tête de la deuxième chancellerie de Florence. Le poste est prestigieux, et les réseaux humanistes fréquentés par son père, issu de la petite noblesse, sont sûrement pour beaucoup dans cette nomination. Sa tâche consiste à superviser les correspondances entre la cité et les provinces qu’elle contrôle. C’est un observatoire idéal du jeu politique, à un moment où les Italiens se posent des questions cruciales pour leur avenir : comment sortir de la crise ? Comment restaurer une stabilité politique ? Comment moderniser les institutions ? Quel sort attend les petits États italiens face à l’émergence de grandes puissances européennes ?
Rapidement, les prérogatives du jeune secrétaire sont élargies, et il effectue sa première mission diplomatique en Romagne un an seulement après être entré au Palazzo Vecchio. En 1500, Florence est alors embourbée dans une guerre contre la cité voisine de Pise. Lors d’une énième tentative de reconquête, les mercenaires franco-suisses embauchés par les Florentins ont déserté. Machiavel a alors pour mission de convaincre les Français que cette défaite découle non de l’impéritie du commandement florentin mais de la déloyauté du camp français. Son séjour à la cour de Louis XII instille dans la tête du jeune diplomate une idée féconde qu’il exposera dans plusieurs ouvrages (2) : mieux vaut se doter de sa propre milice que de confier son sort aux « armes d’autrui » et aux mercenaires. Autrement dit, tout gouvernant doit avoir son armée, composée par des citoyens et animée par un élan patriotique. La guerre n’est pas seulement l’affaire des grands, mais aussi celle du peuple. Il ira même jusqu’à encourager l’immigration dans le Discours sur la première décade de Tite-Live pour permettre à la cité de se doter d’une armée fidèle à la patrie.
César Borgia et la « bonne » cruauté
Le sens politique et la discrétion du jeune diplomate forcent le respect. Son ascension durant cette première décennie du 16e siècle mérite d’être mis en parallèle avec celle, beaucoup plus fulgurante, d’un autre personnage emblématique de la Renaissance italienne, César Borgia. Fait duc de Romagne par son père le pape Alexandre VI, il se lance rapidement dans une série de campagnes militaires, et réclame en 1501 une alliance avec Florence. Machiavel est alors mandaté par le Palazzo Vecchio pour engager des pourparlers officieux avec ce nouveau souverain qui s’agite aux frontières de la République.
Impressionné par l’audace du duc auprès duquel il demeure pendant quatre mois et avec qui il s’entretiendra régulièrement, Machiavel rédigera de nombreux rapports diplomatiques qui seront repris quasiment à l’identique dans le chapitre VII du Prince. Le personnage de Borgia sera l’un des points d’appui empiriques essentiels dans les théories politiques que formulera le diplomate. En ce qui concerne le « bon » et le « mauvais » usage de la cruauté, notamment. Il relate par exemple l’épisode où le duc de Romagne, soucieux de résoudre les troubles qui secouaient ses provinces nouvellement acquises, charge l’un de ses barons, Rimiro de Orco, d’y rétablir l’ordre. La besogne est accomplie de la manière la plus cruelle et expéditive qui soit selon Machiavel, mais le résultat est là : le territoire est pacifié. L’efficacité du baron aurait pu être récompensée, mais César Borgia décide du contraire. Pour se désolidariser de son lieutenant zélé et se prémunir de la haine du peuple et des petits seigneurs qu’il lui a ordonné de violenter, il le fait traduire devant un tribunal public. Rimiro de Orco est condamné à mort et, en guise de caution cathartique, son corps « en deux morceaux » est exposé publiquement à la foule.
Une manœuvre calculée que l’on pourrait sûrement juger odieuse, mais qui préfigure en un sens les gouvernements-fusibles d’aujourd’hui, nommés pour remplir des missions impopulaires et, une fois leur tâche accomplie, sont évincés en guise d’apaisement. Face à une telle hardiesse dans ses prises de décision, Machiavel ne cache en tout cas pas son admiration pour Borgia. Il en fait même un exemple à suivre : « Qui donc juge nécessaire (…) de s’assurer de ses ennemis, s’attacher des amis, vaincre par force ou par ruse, se faire aimer et craindre du peuple, suivre et respecter des soldats, ruiner ceux qui nous peuvent ou doivent nuire, (…) celui-là ne peut choisir plus frais exemples que les faits du duc (3). »
Comme l’intrigant Borgia qui ne profita guère longtemps de son titre (le pape Jules II le fit arrêter en 1504 et démantela ses domaines et conquêtes), la glorieuse carrière de diplomate qui s’offrait à Machiavel s’achève de manière abrupte. Après avoir été l’émissaire privilégié de Florence auprès de Borgia, il parvient à convaincre le conseil exécutif de sa ville natale de créer sa propre milice en 1506, et continue d’être régulièrement sollicité pour des missions diplomatiques auprès de l’empereur du Saint-Empire romain germanique Maximilien, Ferdinand d’Espagne ou encore le pape Jules II, hommes d’État dont les choix, succès et égarements ne manqueront pas d’alimenter ses conceptions politiques. En 1512, les deux derniers souverains cités concluent une alliance et parviennent à renverser le gouvernement florentin pour y replacer… la famille Médicis. Machiavel, révoqué de son poste, accusé à tort d’avoir fomenté un complot contre le nouveau gouvernement, est emprisonné, torturé, puis assigné à résidence.
Fortuna et virtù
S’ouvre alors la période (1512-1527) où il va, jusqu’à sa mort, rédiger tous ses grands textes. Il s’attaque à un opuscule, De principatibus, achevé en 1513 qui deviendra Le Prince. « Reçoive donc Votre Magnificence ce petit don de tel cœur que je lui envoie ; (…) et si (elle) du comble de sa hautesse, tourne quelquefois les yeux vers ces humbles lieux, elle connaîtra combien indignement je supporte une grande et continuelle malignité de fortune », préface-t-il à l’attention de Laurent II de Médicis, sur lequel il compte pour revenir aux affaires. La démarche initiale a beau être intéressée, elle n’en atténue pas la révolution contenue dans ce traité.
Machiavel évoque dans sa dédicace son manque de fortune (du latin fortuna, chance), l’un de ses concepts clés. Selon lui, la grandeur et la ruine des souverains sont en grande partie liées à des aléas providentiels avec lesquels il faut savoir composer. Il associe par exemple les succès de Jules II, personnage qu’il qualifie pourtant d’« impétueux », à sa faculté de s’attirer les faveurs de la fortuna (4). La fortune, écrit-il, « nous élève et nous ruine sans pitié, sans lois ni raison ». À l’instar des marchands florentins qui devraient anticiper la « fortune de mer », c’est-à-dire les risques encourus, un gouvernant doit savoir qu’il existe en toute chose de l’imprévisible, bon ou mauvais… Pour lui, la fortuna est « maîtresse de la moitié de nos œuvres », et sourit en priorité aux personnes vertueuses (virtuoso), qui savent la dompter et la retourner pour la mettre à leur service.
S’adapter aux situations imprévues
La virtù est l’autre idée fondamentale du système machiavélien. Cette fois, l’ancien diplomate s’affranchit totalement de ses prédécesseurs, notamment de la liste exhaustive des qualités du souverain modèle, dressée par les moralistes classiques (Platon, Cicéron, Sénèque) et reprise par ses contemporains (Francesco Patrizi). Il se sert à rien, selon Machiavel, de tenter à la fois d’être « pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux » – autant de traits de caractère qui composent la virtù classique. Et ce pour deux raisons. D’une part, parce que c’est impossible : l’homme a un penchant naturel pour le vice, et ne peut atteindre le degré de perfection enjoint. D’autre part, toutes ces qualités irréprochables sur le plan moral peuvent aussi mener un chef d’État à la ruine : « Il faut qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon les vents de la fortune », soutient Machiavel, qui l’invite à « ne pas s’éloigner du bien, s’il peut, mais savoir entrer dans le mal (5) ». La virtù est donc une capacité à s’adapter aux situations imprévues et à les surmonter, symbolisée au chapitre XVIII par une métaphore devenue célèbre : le prince doit se faire lion pour la force, et renard pour la ruse. Machiavel proclame ainsi la primauté de l’efficacité politique sur l’éthique. Pis, il encourage le souverain à duper ses sujets en leur faisant croire qu’il possède toutes les qualités.
Le Prince serait-il donc un « manuel pour gangsters », comme l’a désigné le moraliste britannique et prix Nobel de littérature Bertrand Russell (1872-1970) ? On peut en douter. Les exhortations à trahir, tromper et assassiner apparaissent sous la plume de Machiavel plutôt comme un mal nécessaire dont le peuple serait en fin de compte le bénéficiaire que comme une invitation à la domination tyrannique. N’affirme-t-il pas que la cruauté ne doit s’exercer que « par nécessité et par sûreté » et à condition de « se converti(r) en profit des sujets » ? Dans Le Prince, il s’interroge certes sur les réponses à donner à certaines situations, mais sa réflexion porte davantage sur la nature du pouvoir. Lui, qui connaîtra quatre renversements de régime, pense que l’instabilité est le lot commun de toute politique et que le gouvernant doit chercher autant que possible à limiter cette instabilité. Mais comment y parvenir ?
Le Discours sur la première décade de Tite-Live, son autre ouvrage majeur, prend cette question à bras-le-corps. Mais cette fois, Machiavel s’intéresse à un tout autre type de régime : la république. « L’expérience prouve que jamais les peuples n’ont accru et leur richesse et leur puissance sauf sous un gouvernement libre (6) », écrit-il, bien loin de sa renommée de cajoleur de tyrans. Se fondant sur l’Histoire romaine de Tite-Live, il tente d’identifier les raisons de la grandeur de la ville de Rome, qui est parvenue à allier pendant plusieurs siècles grandeur, richesse, puissance militaire et liberté populaire.
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