5.3.Une question centrale : l’identification de champs d’innovations nouveaux
Paradoxalement, le problème central dans l’activité de conception innovante de NCA n’est pas l’absence de processus spécifiques, mais avant tout la difficulté a faire des choix concernant les catégories dans lesquelles mener un travail de conception innovante ou l’identification de nouvelles catégories, c’est à dire en définitive l’identification de champs d’innovation. L’exemple de la catégorie P2, dont l’idée remonte à 2008 est significatif. Il s’agit du projet le plus éloigné en terme de technologie, par rapport aux technologies maitrisées par la division, qui répond à des besoins sans rapport avec les besoins auxquels répondent les produits historiques de la division et dans le même temps, c’est un produit qui a rencontré un large succès. L’équipe a pu mener à bien le projet P2, sans que les processus décrits ne soient considérés comme des obstacles, malgré le niveau d’incertitude du projet :
« Nous on a lancé le produit le P2 tu te posais quand même un paquet de questions. Le produit pff, on va le vendre où ? Oui on a quelques clients à droite à gauche, les prix , c’est pas ce qu’on voulait, la qualité , le produit sort à peine de l’usine tu sais même pas si il va marcher hop c’est déjà parti. Voilà quoi. »
« En fait on allait tellement vite; D’abord je crois qu’on ne réalisait pas la somme des problèmes qu’on se prenait dans la figure. Mais tu prenais les murs dans la figure les uns après les autres et tu les passais. »
La difficulté pour l’équipe marketing global , apparaît être finalement moins une question de processus que d’identification et de formulation des opportunités -ce que O’Connor et DeMartino (2006) appellent les activités de découverte-, et de critères favorisant la prise de décisions quant aux projets d’innovation à poursuivre, -ce que O’Connor et DeMartino appellent les activités d’incubation. La question des contraintes d’un processus d’innovation de type Stage-Gate, utilisé dans les activités historiques de la division NCA, n’a été que peu évoquée par les acteurs. Le fait que les processus en place n’aient pas posé de problème spécifique peut sans doute s’expliquer par une réflexion d’un autre acteur, qui souligne en fait qu’il existe des espaces de liberté dans les processus en place. Ainsi pour ce qui est une des conditions importantes de lancement d’un projet dans le cas des processus de type Stage-Gate, utilisés aussi chez NCA :
« Les business cases: c’est n’importe quoi, mais tu peux le faire en pirate, tu as plein de manières de le faire de façon intelligente»
L’analyse des données collectées montre qu’après une première phase d’expansion de nouvelles catégories de produits, la principale difficulté de l’organisation et en particulier de l’équipe marketing, est d’identifier de nouvelles catégories de produits, c’est à dire selon la terminologie C-K , définir de nouveaux champs d’innovation. Cette question est plus centrale que les questions de processus d’innovation proprement dit. Or la littérature C-K donne peu de pistes sur le sujet.
En recherchant des méthodes susceptibles de définir des champs d’innovations autour de nouveaux usages, nous avons identifié une approche aux propriétés particulières, potentiellement complémentaires d’un travail autour d’ateliers C-K. Il s’agit d’une approche d’analyse des jobs (« jobs to be done ») notamment décrite par Christensen & Raynor, (2010). Dans la partie suivante, nous décrivons cette approche, montrons les points communs entre cette approche et la notion de champ d’innovation et illustrons ces propriétés à travers un cas illustratif s’appuyant sur un exemple tiré de NCA, même si l’approche n’a pas été testée dans le cadre de notre étude de cas.
6.identifier de nouveaux champs d’innovation à partir de produits existants a travers une approche « job to be done »
6.1.La démarche job to be done
A travers une présentation faite à l’équipe marketing globale en janvier 2013, nous avons eu l’occasion de présenter les méthode d’analyse des besoins des usagers, et l’analyse des jobs (« job to be done ») a suscité l’intérêt de l’équipe marketing, ce qui nous a amené à étudier plus en détail les apports éventuels d’une telle démarche. Notre objectif est d’évaluer dans quelle mesure une telle approche peut venir compléter une démarche de conception innovante, de type KCP, dans des types d’innovations rencontrées dans notre cas NCA. Nous nous intéressons en particulier aux innovations ayant comme point de départ une expansion des connaissances liées aux marchés et aux clients. Nous essayons de comprendre dans quelle mesure l’équipe marketing global est susceptible de faire de la conception innovante et donc en produisant de la connaissance nouvelle en s’appuyant sur les clients et les usagers. Nous sommes ici dans le cas d’innovation d’usages. Nous cherchons donc à savoir dans quelle mesure une approche d’analyse des usages, en partant de produits existants, est susceptible de produire des innovations d’usages, c’est à dire des innovations produisant de larges expansions dans le domaine des concepts C.
Nous évaluons cette possibilité en nous appuyant sur cette approche « job to be done » d’une part on l’a vu parce qu’elle a suscité l’intérêt de l’équipe marketing et d’autre part parce qu’il existe, une méthodologie pratique d’utilisation de cette approche a été élaborée par Ulwick (2002), (2005), et Bettencourt &Ulwick(2008).
6.1.1.Description
Définition des jobs
C’est principalement Christensen, Anthony, Berstell, & Nitterhouse (2007) qui ont proposé la notion de « job to be done » comme principe de segmentation des consommateurs. L’idée étant de ne pas étudier les consommateurs sous l’angle des produits utilisés, mais à travers les tâches, les travaux (« jobs ») qu’ils cherchent à effectuer. Christensen et al., (2007, p. 38) définissent un « job » de la façon suivante : « a « job » is the fundamental problem a customer need to resolve in a given situation ».
Une méthodologie pour analyser les jobs
Ulwick, (2002), (2005) a proposé une méthodologie, pour identifier à travers l’analyse des jobs les besoins insatisfaits et importants des clients. Cette méthodologie consiste à découper le job sous forme de processus, et pour chaque étape du processus, identifier les critères utilisés par le client pour mesurer son degré de satisfaction quant à la réussite de l’activité qu’il cherche à exécuter. Ulwick appelle ces critères les « outcomes ». Le principe de sa méthode est de considérer que si les clients n’ont pas forcément d’idée précise sur les produits qu’ils recherchent, ils savent précisément quel job ils cherchent à réaliser, et ils connaissent également précisément les critères de réussite d’un job donné. La démarche comporte trois étapes. La première étape consiste à identifier le job. La deuxième étape consiste à détailler le job sous forme de processus, et pour chaque étape du processus, identifier l’ensemble des outcomes, c’est à dire les critères de réussite du job selon les clients. Ces deux étapes se font à travers des démarches qualitatives d’observation de type ethnographique ou d’entretiens individuels ou de groupe. Le principe ici est de collecter des connaissances sur l’activité que le client tente d’effectuer. La troisième étape consiste à identifier les priorités. Ulwick propose une méthodologie qui consiste , une fois que l’ensemble des outcomes a été identifié, à mener une étude quantitative pour mesurer le degré d’importance et de satisfaction de chacun des outcomes, ce qui permet de mettre en lumière d’éventuels outcomes à la fois importants et insatisfaits. Les connaissances collectées consistent en une description détaillée d’un job et des outcomes qui s’y rattachent, ainsi que des priorités identifiées, c’est à dire des outcomes à la fois importants et insatisfaits.
6.1.2.Fondements théoriques
Le principe de l’approche « job to be done » est d’établir une distinction entre produit et usage. L’importance de cette distinction est déjà ancienne. Simondon, en cherchant à comprendre la genèse des objets techniques, montre qu’il n’y a pas de relation directe entre un objet technique et son usage:
« Les espèces [techniques] sont faciles à distinguer sommairement, pour l’usage pratique, tant qu’on accepte de saisir l’objet technique par la fin pratique à laquelle il répond ; mais il s’agit là d’une spécificité illusoire, car aucune structure fixe ne correspond à un usage défini. Un même résultat peut être obtenu à partir de fonctionnements et de structures très différentes. » (Simondon, 1958/2012, p. 21)
En elle même, l’approche par les jobs est peu explorée sur le plan académique. Elle est citée dans les travaux de Liedtka, (2014) dans sa proposition de cadre théorique pour étudier les pratiques de design thinking, et nous avons vu que Christensen et al., (2007) présentent cette approche comme une solution permettant de segmenter des marchés non pas sur la base de caractéristiques de produits, mais en identifiant les raisons pour lesquelles des clients utilisent un produit, c’est à dire en analysant le « job » que les clients essayent d’effectuer.
Au delà de la distinction entre produit et usages, l’approche par les jobs trouve ses racines dans le domaine de la psychologie. Christensen et Raynor (2010) soulignent le parallèle qui existe entre le fait de considérer les produits sous l’angle des jobs qu’ils permettent de réaliser avec Gibson, (1986) qui a montré que l’individu s’intéresse aux objets non pas pour leur essence propre, mais en fonction de ce que ces objets permettent de faire. :
« Gibson asserts that we see the world not in terms of primary qualities, like being yellow or being twenty four ounces by volume, but in terms of outcomes : « What we perceive when we look at objects are their [outcomes] not their qualities. We can discriminate the dimensions of difference if required to do so in an experiment, but what the object affords us is what we normally pay attention to » (Christensen & Raynor, 2010, p. 96 97 note 7)
Liens avec l’ergonomie
On peut voir également des analogies entre une méthodologie d’analyse des jobs, et la discipline de l’ergonomie. Des outils spécifiques ont été développés par les ergonomes pour prendre en compte les besoins des utilisateurs, certains de ces outils sont très proches d’une analyse des jobs. On peut citer en particulier l’approche AKADAM ( Advanced Knowledge And Design Acquisition Methodology) de McNeese, Zaff, Citera, Brown, & Whitaker, (1995), qui repose sur un travail d’interaction avec les usagers et de représentation détaillée des actions des usagers à travers des représentations graphiques de type concept map.
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