Thèse Lyon 2


- …Et les limites de la notion de gouvernance



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2- …Et les limites de la notion de gouvernance


P. Le Galès (1995a) convoque la notion de gouvernance pour qualifier les pratiques actuelles des gouvernements urbains, qui deviennent des acteurs à part entière du développement local, suite à la décentralisation des compétences. Cette notion semble mieux adaptée aux partenariats locaux qui se multiplient, tant au sein de la sphère publique qu’entre celle-ci et la sphère privée, que la notion plus étatique et classique de gouvernement, les villes devenant des « producteurs de politiques publiques » à part entière, aux côtés de l’Etat central et des instances communautaires européennes.

Cependant, J.P. Gaudin (2002) insiste également sur un point important soulevé par P. Le Galès : « (…) l’intensité des coopérations entre secteurs public et privé n’est pas sans faire question en termes de régulation politique locale » (p.92). Ainsi, J.-P. Gaudin (1995) privilégie plutôt l’analyse en termes de réseaux de politique publique et non de gouvernance, notion jugée peu adaptée aux partenariats et coopérations entre acteurs urbains tels qu’ils s’organisent en France depuis la décentralisation. La notion de réseau, issue de la sociologie politique « classique » permet notamment de rendre compte de l’émergence de nouvelles élites urbaines, politiques et professionnelles, dans la négociation de l’action publique, et de prendre acte de la faible légitimité politique de ces partenariats, perçus comme des arrangements de circonstance non soumis à la sanction électorale et démocratique.

On voit ainsi que la notion de gouvernance n’est pas la seule opératoire, ni même la plus pertinente et neutre pour analyser la recomposition de l’action publique au niveau local. Elle s’avère toutefois dominante dans la réflexion théorique et les analyses scientifiques produites à propos de l’évolution récente des formes de gouvernement (Healy, 2002).

La gouvernance, une fausse nouveauté ?

J.-P. Gaudin (2002) insiste en effet sur la fausse nouveauté des phénomènes dont est sensée rendre compte la notion de gouvernance : au début du 20ème siècle en France, certaines formes d’action publique comme l’urbanisme et la gestion de l’aménagement urbain par la planification sont en effet plus proches des formes actuelles de négociation que des formes de commandement hiérarchisées et centralisées exercées par l’Etat durant les Trente Glorieuses.

En bref, les modalités de conduite de l’action publique de l’époque correspondent déjà à ce que l’on qualifie désormais comme de la gouvernance : négociation déléguée des choix, autant pour la définition de la règle générale que pour sa mise en œuvre au niveau local; cadre réglementaire négocié entre quelques députés et des intérêts professionnels, qui détermine une sorte de suivi-évaluation des documents d’urbanisme exercé par l’Etat, fondé sur « un schéma de discussion multipolaire explicite » (Gaudin, 2002, p.46) et non sur un contrôle exercé par le haut. Ce sont les communes (urbaines) qui prennent l’initiative d’élaborer un plan, dont elles ont la maîtrise technique et la responsabilité juridique. Il s’agit donc d’une liberté locale peu encadrée, car seule une commission supérieure tripartite est consultée pour valider les plans (pas d’administration centrale ni locale pour l’urbanisme et l’aménagement avant la guerre), rassemblant des élus, des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des professionnels de l’urbanisme.

Ce modèle historiquement daté de pilotage politique de l’action publique correspond précisément à une forme de gouvernance négociée, reposant sur l’existence de communautés de politiques publiques locales, organisées autour du maire et de son urbaniste (et leurs services administratifs et techniques), et de quelques personnes compétentes et représentatives des intérêts économiques locaux (immobiliers, touristiques, industriels…). Il est très proche de ce que l’on observe à Lyon au début des années 1960, juste avant la mise en place par l’Etat de son système d’intervention technocratique en matière d’aménagement du territoire et de développement économique. Une certaine forme de gouvernance, au moins pour les questions relatives à l’économie, existe en effet dans la métropole lyonnaise jusqu’au début des années 1960, mais elle n’est pas désignée comme telle et se trouve escamotée et déstructurée du fait de l’imposition par le haut d’un nouveau dispositif de régulation économique territoriale, piloté de manière centralisée et fortement hiérarchisée, voire hégémonique, par les services de l’Etat (DATAR, Ministères de l’Equipement et de l’Intérieur) (voir infra, 2ème Partie, Section 2).

Les formes de gouvernance actuellement observées et désignées comme telles dans les métropoles européennes correspondent donc plutôt au résultat d’un renouvellement des positions entre niveau local et niveau central comme au sein des systèmes d’acteurs locaux, à une certaine décrispation des relations entre les acteurs politiques et économiques et au décloisonnement plus général des rapports entre les sphères privée et publique : « les coopérations sont désormais intenses et explicites » (Gaudin, 2002, p.48). Elles n’ont pas grand-chose de véritablement nouveau, mais traduisent plutôt une sorte de renaissance de types d’organisation, qui ont simplement été quelque peu éclipsés par le développement de la règle générale édictée par l’Etat et par l’homogénéisation/centralisation de l’espace national dans les premières décennies d’après-guerre, parallèlement à la montée en puissance de la technocratie étatique.

Toutefois, les sociétés d’économie mixte locales existent depuis les années 1950, confirmant l’ancienneté et une certaine permanence dans le temps des relations et des formes d’associations entre acteurs et capitaux privés et publics ou parapublics (D’Arcy, 1967). La politique de développement économique et d’aménagement du territoire de l’Etat durant les Trente Glorieuses présente également des formes de collaboration entre secteurs public et privé évidentes, correspondant au modèle de l’économie mixte ou dirigée, c’est-à-dire placées sous la domination étatique et le sceau de la poursuite de l’intérêt général du pays (voir infra, 2ème Partie, Section 1).

La gouvernance s’accompagne en outre d’un nouveau langage commun et partagé au niveau mondial : elle est en elle-même la nouvelle référence universelle qui comble le vide idéologique et l’absence de grand récit fédérateur qui accompagnent la fin de l’idéal étatique keynésien. Le terme gouvernement cède la place à celui de gouvernance pour permettre le relookage et la modernisation de l’action publique : ce nouveau vocable donne l’illusion de la nouveauté, pour qualifier des systèmes d’acteurs et de décision qui ne sont pas si nouveaux et innovants que certains observateurs ou acteurs ne le prétendent.

L’ancienneté relative des logiques d’organisation du politique désignées par le nouveau vocable de gouvernance nous amène ainsi à questionner le sens supposé de ce dernier, à rechercher ce qu’il est censé apporter de plus à la compréhension des nouveaux phénomènes de coopération et de partenariat qui refont surface dans l’action publique depuis la survenue de la crise économique. Ne serait-ce en effet pas plus simple de parler d’un retour à un système d’action publique et de gouvernement somme toute très « classique », c’est-à-dire correspondant à celui qui prévaut avant la mise en place du système hiérarchique et centralisé qui caractérise les Trente Glorieuses en France ?

La gouvernance est donc un synonyme commode du renouveau, du changement et de la modernisation de l’action publique (Gaudin, 2002, p.110) ; on pourrait aller plus loin avec l’auteur en l’appréhendant comme un vecteur idéologique, un « médium » consensuel de l’évolution néolibérale du capitalisme et de son mode de régulation. A. Healy (2002, p.2) évoque en effet à propos de la gouvernance « l’idée sous-entendue, dès l’introduction en France de cette notion, d’un changement radical de la gestion de l’urbain et d’une ouverture des décisions publiques aux acteurs économiques ». « La gouvernance urbaine apparaît avant tout comme un discours politique légitimant » (Healy, 2002, p. 17), permettant notamment de justifier la prise en compte privilégiée, voire même exclusive, du point de vue et de l’intérêt des entreprises dans la définition des politiques locales de développement économique.

Le cas lyonnais offre en la matière un terrain d’études très intéressant, puisqu’il donne justement à voir l’organisation d’une nouvelle forme de gouvernance économique, revendiquée comme telle, rassemblant les autorités publiques chargées de la gestion de l’agglomération et les principales structures de représentation des intérêts économiques locaux (voir infra, 3ème Partie, Section 3). D’après certains travaux, celle-ci « relève plus du projet politique que de l’évolution des pratiques » (Healy, 2002, p.17). L’analyse sur une période de temps assez longue que nous privilégions (c’est-à-dire sur les cinquante dernières années), tend cependant plutôt à démontrer que les pratiques, tant dans le volet opérationnel que dans le volet politique de la conduite de l’action économique au niveau local, ont-elles aussi profondément évolué avec la survenue de la crise économique et la décentralisation administrative opérée par l’Etat central, ainsi qu’avec la poursuite de la construction européenne et la mondialisation de l’économie.

L’évolution des pratiques se caractérise notamment par l’application des méthodes stratégiques du management de projet à l’action publique locale et par un recours accru aux démarches partenariales (voir infra). Ceci n’exclut toutefois pas l’émergence en parallèle d’un projet politique d’ensemble porté par les dernières mandatures à la tête de la métropole lyonnaise, reposant largement sur l’idée prétendument « nouvelle » de gouvernance ainsi que sur la mise en avant de l’enjeu dominant du développement économique et de la compétition territoriale pour justifier les choix d’orientation de l’action publique locale.


La gouvernance, Cheval de Troie néolibéral ?

La notion de gouvernance se présente ainsi comme une manière commode de justifier le renouvellement en profondeur des logiques de conduite de l’action publique, fondée sur une certaine dépolitisation des enjeux et l’établissement d’une forme de consensus autour de la soumission nécessaire de l’ensemble des politiques publiques à l’impératif supérieur de la compétition économique. Elle participe de la rhétorique néolibérale, tout comme elle rend compte de nouvelles façons de faire et de conduire l’action publique. Le pragmatisme méthodologique et l’opportunisme économique chers à la pensée libérale accompagnent en effet cette nouvelle vision stratégique de l’exercice de la politique à travers un mode de gouvernement partenarial.

Ceci est particulièrement valable pour la gouvernance urbaine et/ou territoriale (locale), qui est promue en France tant par le Ministère de l’Equipement que par certaines grandes entreprises et la plupart des pouvoirs publics locaux, à la fois comme un mode d’organisation des sphères décisionnelles optimum et d’encadrement de nouvelles méthodes de conduite de l’action collective. La montée en puissance de la notion de gouvernance est ainsi très étroitement liée à la conversion d’une grande partie des élites politiques et administratives des pays développés à la conception néolibérale de l’économie (Jobert, 1994).

Selon J.P. Gaudin (2002), la notion de gouvernance rassemble en fait différentes évolutions des valeurs et des modalités de la régulation politique, notamment en France où la marque du modèle de l’Etat social est très forte et profonde, du fait de l’important interventionnisme économique déployé depuis les années 1950 (voir infra, 2ème Partie). Elle camoufle ainsi l’une des questions contemporaines essentielles concernant les rapports flous et mouvants entre économie et politique. L’auteur s’interroge en effet sur la consécration politique de la mondialisation économique et du tournant libéral opéré par le système capitaliste que représente la notion de gouvernance : le changement profond que connaissent les modes de gouverner peut laisser supposer que la politique n’est plus désormais qu’une « succursale de l’économie et du commerce international », ou qu’au mieux « elle les prolonge, en quelque sorte, par une gouvernance centrée sur des coordinations pragmatiques et des contrats qui mettent simplement en forme des jeux de pouvoir existants » (Gaudin, 2002, p.132).

L’auteur rappelle aussi les postulats qui fondent la notion de gouvernance : la perte de centralité des régulations politiques étatiques au profit de négociations ouvertes entre les multiples acteurs économiques et sociaux ; l’accompagnement des décloisonnements entre sphères publique et privée à travers le partenariat. Il présente aussi ses applications concrètes les plus avancées : un modèle d’efficacité donné aux administrations qui s’inspire directement de celui des entreprises, un objectif de flexibilité dans les services publics centrée sur le client et l’économie de moyens, c’est-à-dire en définitive le « décalque de règles du marché dans leur version néo-libérale » (Gaudin, 2002, p.133). La gouvernance serait donc « un mélange intime de subsidiarité fédéraliste et de culture d’entreprise, valorisant la diversité des coopérations négociées entre institutions, entreprises et associations » (Gaudin, 2002, p.134).

La gouvernance peut ainsi être vue comme « le symptôme d’une coordination profondément souhaitée, mais jamais véritablement accomplie, entre des mondes en forte spécialisation, notamment l’économique, le politique, le social.(…) l’économie semblerait au contraire devenir une valeur universelle (…) la référence d’ensemble » (Gaudin, 2002, p.132). L’absence de grand récit politique est alors comblée par la gouvernance, qui reproduit et imite le marché en glorifiant les arrangements rationnels entre acteurs.

J.-P. Gaudin (2002) identifie en effet trois niveaux de signification de la gouvernance, telle qu’elle est convoquée par l’action publique :



  • « un appel direct au réalisme de la négociation moderne » : i.e. négociation qui intègre les règles du marché et se fait avec lui. « La réalité politique contemporaine est dans le marché international (…) et sa régulation par la gouvernance » (p.105).

  • « un appel à la responsabilité pour mieux garantir l’efficacité » : i.e. pragmatisme « moral » plus implicite que la soumission aux règles du marché, qui tend à responsabiliser les acteurs dans une logique libérale.

  • « le principe d’une nouvel humanisme mondial et d’un ordre politique global » : i.e. une sorte de nouvelle charte libérale des Nations Unies…

P. Le Galès (1999) rappelle également qu’il existe un lien organique direct entre les théories de la gouvernance de l’action et celles du « public choice » ou du management public, qui prônent la création institutionnelle fondée sur le partenariat public/privé, la contractualisation négociée et le recours aux méthodes du management stratégique pour résoudre les problèmes de l’action publique collective, posés en termes d’efficacité et de rapport coût/bénéfice. Le partenariat s’inscrit même au cœur de la problématique de la gouvernance, parallèlement à l’augmentation du pluralisme politique et à l’ouverture des scènes politiques locales à la participation de la société civile, qui accompagnent le retrait de l’Etat de la régulation économique territoriale à partir des années 1980 (Le Galès, 1995b).

Ainsi, la notion de gouvernance souffre d’une connotation idéologique fortement marquée, emprunte de conceptions libérales de l’action publique et qui traduit la tendance à la domination des intérêts économiques sur la sphère du politique. Comme grille d’analyse, elle offre cependant un cadre conceptuel pertinent pour mettre en évidence et analyser la manière dont s’organise la prise en considération des différents intérêts – publics, économiques, sociaux, etc. – dans la conduite de l’action publique. « [La gouvernance] s’apparente plutôt à une notion, au mieux à un concept de second ordre, qui n’apporte pas tant des réponses dans l’immédiat qu’elle permet de formuler des questions. (…) Ce faisant, cette sociologie de la gouvernance [i.e. privilégiée par l’auteur] vise à s’éloigner, autant que faire se peut, de toute vision de la « bonne gouvernance », qui relève le plus souvent d’une vision d’économie néo-classique à la recherche d’institutions qui garantissent l’optimum du fonctionnement du marché ou d’un projet néo-libéral pour justifier l’imposition de la discipline de marché aux sociétés européennes » (Le Galès, 2003, p.36).

En s’appuyant sur cette approche critique de la notion, il s’agit d’appréhender la montée en puissance de la thématique de la gouvernance urbaine comme un phénomène total, pluriel et multidimensionnel, visant à faire accepter le modèle néolibéral de régulation de l’économie de façon consensuelle, sans réel débat ni polémique. Nous formulons en effet l’hypothèse que la gouvernance est déclinée par les nouvelles élites politiques et économiques urbaines, à la fois sous la forme d’un projet politique, d’une démarche méthodologique et d’un ensemble de pratiques présidant à la conduite des nouvelles politiques publiques locales, qui permettent de soumettre ces dernières, qu’elles relèvent ou non du champ de l’économie, à l’impératif de la compétition concurrentielle, de l’attractivité territoriale et du développement économique.

Le recours à la notion de gouvernance urbaine (ou territoriale), résultant d’un transfert conceptuel depuis la sphère économique et le monde des entreprises vers la sphère publique d’administration et de gestion territoriale, permet donc de saisir la nouvelle dimension des pouvoirs locaux et de l’action publique locale, en offrant toutefois une lecture plus économique qu’institutionnelle des relations stratégiques entre les différents acteurs (Borraz, 1999). Il postule de l’existence de nouvelles scènes décisionnelles et politiques au niveau local, qui s’organisent afin de conduire des politiques de régulation économique territoriale adaptées au nouveau contexte de crise, caractérisé par l’exacerbation des logiques de concurrence et de compétitivité.

« L’extension de la logique du marché, y compris dans la sphère publique, conduit à une demande d’organisation politique et sociale à des niveaux autres que le niveau national, notamment sur certains territoires. La poussée du marché conduirait paradoxalement en réaction à une forme de retour du politique ou pour le moins de restructuration du politique dans certaines villes ou régions européennes [souligné par l’auteur]. (…) Les territoires infranationaux, notamment les villes et les régions, sont apparus comme l’un des niveaux possibles des intérêts, des groupes et des institutions, même si ce territoire n’a pas les caractéristiques de l’Etat-nation » (Le Galès, 1999, pp.230-231).

L’analyse du processus de territorialisation de la régulation économique à travers l’émergence de politiques économiques conduites par des systèmes d’acteurs locaux se nourrit donc de façon privilégiée des recherches portant sur la problématique de la gouvernance. Si celle-ci apparaît comme étant très intimement liée à l’avènement des considérations d’ordres économique ou stratégique dans l’organisation de l’action publique au niveau local, elle constitue alors un cadre conceptuel et un outil d’analyse particulièrement opportun et pertinent pour permettre la caractérisation du nouveau type d’action publique en faveur du développement économique local qui émerge depuis le début des années 1980. Elle permet en effet de mettre en relation l’ouverture du champ politique à la participation des acteurs économiques avec l’avènement de nouvelles modalités stratégiques et managériales de définition et de mise en œuvre de l’action publique.



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