JORGEN HABERMAS
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6. Conclusion
Lire Habermas est éprouvant. Non seulement il a rempli des milliers de pages, mais ses textes sont ardus et d'une technicité désolante qui rappelle ceux du dernier Parsons. On a souvent l'impression d'être perdu dans un cabinet de fichiers, mais on en sort toujours recompensé. Car c'est un excellent lecteur, et en le lisant, on apprend et on s'instruit. On peut mettre en question ses concepts et contester une bonne partie de ses thèses. Être habermassien ne signifie pas qu'on accepte sa théorie, mais qu'on discute ouvertement ses prétentions à la vérité. Habermas dispose d'un sixième sens. Ses intuitions théoriques et morales-pratiques sont telles qu'il évite les écueils métathéori-ques et les pièges idéologiques. Ainsi, en développant son concept de l'agir communicationnel, il a dépassé la réduction réificatrice de l'action à sa seule dimension instrumentale-stratégique ; en élargissant le concept de raison, il a congédié sa réduction logocentriste. Bref, en rouvrant, après quarante ans de clôture, l'espace métathéorique des possibles, il a liquidé Va priori métaphysique de la réification qui sapait l'ancienne théorie critique de l'École de Francfort. Sa théorie du social est rigoureusement multidimensionnelle. Elle passe tous les tests de la métacritique. De même, sur le versant idéologique, il a le nez pour repérer les chemins qui ne mènent nulle part. Qu'il s'agisse de son interprétation de Marx, de Weber, de Lukâcs ou de Marcuse - pour ne pas parler de Heidegger et de Cari Schmitt -, à tous les coups, il débusque les stratégies irrationalistes, pressent le dogmatisme latent et flaire le moindre petit relent d'autoritarisme. En ce sens, Habermas est un maître, et un véritable exemple. Être habermassien ne signifie donc pas qu'on endosse telle quelle sa théorie. Être habermassien, c'est éviter les pièges métathéoriques, cultiver le sens des subterfuges idéologiques ; c'est être humaniste, libéral et démocrate. En un mot, être habermassien, c'est avant tout partager ses intuitions morales-pratiques.
Mais avant de quitter Habermas, encore un mot sur le rapport entre la sociologie et la philosophie. Il y a maintenant plus de quinze ans que la Théorie de l'agir communicationnel a paru. Dans cet ouvrage, la tendance à la contre-factualisation du réel était déjà nettement présente. Elle s'est encore accentuée depuis. L'éthique de la discussion et la théorie discursive du droit qu'il a développées par la suite regorgent de présuppositions contre-factuelles et d'idéalisations fortes. Plus elles prennent d'importance et de poids, plus les considérations proprement sociologiques tendent à disparaître. Une sociologie critique ne peut pas se contenter d'une analyse du réel. Si elle ne veut pas s'accommoder du constat désolant du présent, elle doit pouvoir esquisser les grandes lignes d'une évolution possible. Mais l'inverse est tout aussi vrai. La philosophie ne peut pas se contenter d'un monde possible. Tout comme la sociologie a besoin d'un éclairage philosophique, la philosophie requiert un ancrage sociologique. Il faut que la recherche sociologique et la présentation philosophique
294 Une histoire critique de la sociologie allemande
- la Forschung et la Darstellung, pour reprendre une distinction classique de Marx - se fécondent mutuellement. Dans cette perspective, on pourrait, par exemple, envisager une collaboration intelligente entre les bourdieusiens, les maussiens et les habermassiens, car ce qui manque chez les uns est présent chez les autres. Évidemment, on ne peut pas exclure que Habermas lui-même reprenne le métier de sociologue. Après tout, pendant les années soixante-dix, on le croyait perdu pour la sociologie, et en 1981, il nous offrait une summa sociologica. Une nouvelle théorie de l'agir communicationnel, voilà ce qu'il nous faut. Rien de moins.
CONCLUSION
Vers un structurisme critique
Maintenant que nous avons fait, comme dans un sightseeing pour intellectuels, le grand tour des théories de la réification dans la sociologie allemande, de Marx à Habermas, je voudrais renouer avec les considérations métathéoriques de la conclusion du premier tome. Vous vous en souviendrez sans doute, dans ces considérations finales, j'avais présenté les soubassements métathéoriques qui ont guidé ma tentative de recontruction systématique, logique et métacritique des théories classiques de la réification. Ces soubassements n'ont pas seulement permis de définir la réification dans les termes de la conjonction d'un concept stratégique d'agir et d'un concept matérialiste de structure sociale, mais aussi - ce qui est plus important - de critiquer les théories unidimension-nelles de la réification comme une cristallisation précoce de l'espace des possibles de la sociologie.
Armés de ces outils métathéoriques, nous avons pu constater, dans la première partie, consacrée à la sociologie classique allemande de Marx à Lukâcs, une clôture progressive de cet espace métathéorique. Qu'il s'agisse de Marx (aliénation, exploitation et fétichisme), de Simmel (tragédie de la culture, de la structure et de l'individu), de Weber (rationalisation formelle, perte de sens et de liberté) ou de Lukâcs (réification), tous se sont efforcés de théoriser, d'une façon ou d'une autre, l'autonomisation aliénée des structures sociales qui caractérise l'avènement de la modernité. Il est vrai que leurs analyses quelque peu tragiques de l'essor de la réification étaient toujours accompagnées de considérations épistémologiques ou ontologiques qui laissaient entrevoir un contre-mouvement et permettaient donc de penser pour ainsi dire avec eux contre eux. Ainsi, comme dans le cas de Simmel et Weber, on pouvait avancer le
298 Une histoire critique de la sociologie allemande
subjectivisme néokantien contre leurs analyses les plus sombres ; on pouvait percevoir, dans le cas de Marx et de Lukâcs, un mouvement de renversement dialectique. Malgré ces contre-mouvements, la tendance générale de la théorie classique allait cependant bel et bien dans la direction d'une clôture progressive de l'espace des possibles.
La théorie critique de l'École de Francfort, que nous avons longuement analysée dans la seconde partie, a prolongé cette tendance en radicalisant la critique de la raison, à tel point que la réification est devenue à la fois la bête noire et le point aveugle de leur analyse déconcertante de la modernité tardive. Qu'il s'agisse de Horkheimer, d'Adorno ou de Marcuse, ils sont tous partis du même constat et, conséquemment, ils sont tous arrivés à la même conclusion : domination totale, mort de l'individu, fin de l'histoire. En radicalisant de la sorte la critique wébéro-nietzschéo-marxiste de la raison, la critique devenait totale et, partant, elle devenait à proprement parler aporétique. Habermas l'a bien vu, et c'est d'ailleurs ce qui l'a poussé à rouvrir, après quarante ans de lamentations sur la réification, l'espace métathéorique des possibles.
Partant d'une distinction métathéorique entre le travail et l'interaction, il a progressivement réussi à développer une théorie grandiose de l'agir communi-cationnel qui, tout en refusant l'identification de la raison et de la réification, permet de penser celle-ci en termes de colonisation du monde vécu par les sous-systèmes conjugués de l'administration et de l'économie. De l'ouverture à la clôture et de la clôture à la réouverture de l'espace métathéorique des possibles, voilà le mouvement principal que nous pouvons dégager de ce rapide regard rétrospectif sur les chapitres précédents.
1. Prémisses métacritiques d'une théorie critique de la réification
1.1. Regard rétrospectif
Au lieu d'essayer de soumettre les diverses théories de la réification à une analyse comparative (Marx versus Weber versus Simmel, etc.) qui déboucherait sur une synthèse tout aussi grandiose qu'illusoire, je voudrais plutôt, instruit par les leçons de la métacritique des théories de la réification, essayer de développer les contours d'une théorie néo-objectiviste du social qui soit critique, aussi bien au sens kantien qu'au sens marxiste du mot1. Critique au sens kantien en ce qu'elle cherche à déterminer les conditions métathéoriques de possibilité d'une théorie générale de la société, et critique au sens marxiste en ce qu'elle est animée par ce que Habermas appelait autrefois un « intérêt de connaissance émancipatoire ».
L'intuition directrice qui sous-tend ma tentative de formuler les contours d'une telle théorie critique de la société est que le concept composite de
1. Sur ces deux sens de la notion de « critique », cf. Demmerling, C. : Sprache und Verdinglichung, p. 13 sq.
Conclusion
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réification - ou mieux, le couple des concepts de réification sociale et de chosification méthodologique - occupe une place centrale dans la sociologie. Dans la mesure où le concept de réification se trouve à mi-chemin de la théorie critique de la société - animée par la critique macrosociologique des abstractions réelles (Realabstraktionen) - et de la philosophie des sciences sociales -animée par la critique microsociologique des abstractions de la pensée (Den-kabstraktioneri) -, il constitue le point naturel de jonction - ou plutôt, comme nous le verrons bientôt, de disjonction - de la sociologie de l'action et de la sociologie du système. En effet, je crois qu'un éclairage dialectique de la réciprocité des « concepts couplés » de la réification sociale et de la chosification méthodologique permet, en principe, d'indiquer les limites respectives des deux sociologies.
Ma thèse à ce propos est qu'une sociologie critique de la réification ne peut réaliser ses promesses métacritiques que si elle est à même de penser la réification sociale tout en évitant le piège de la chosification méthodologique2. Penser la réification sociale, cela signifie privilégier le point de vue macrosociologique de l'observateur et penser la société dans son objectivité pseudo-naturelle en tant que structure matérielle aliénante qui conditionne les actions des individus en limitant leur marge d'action. Éviter le piège de la chosification méthodologique, cela veut dire privilégier le point de vue microsociologique du participant et défétichiser les analyses objectivistes de la réification sociale d'une part, en interprétant les structures sociales comme les objectivations des individus ou, mieux encore, comme les produits de leurs interactions, et d'autre part, en insistant sur le fait que l'efficacité causale des structures sociales est toujours médiatisée par l'action sociale. Penser la réification sociale et éviter en même temps le piège de la chosification méthodologique, cela suppose que l'on corrige les stratégies objectivistes de la macrosociologie par les stratégies subjectivistes de la microsociologie, que l'on conçoive la société comme un ensemble relativement autonome de structures causales émergentes qui limitent de façon significative l'autonomie des acteurs, mais ne déterminent pas leurs actions, car le pouvoir causal des structures est toujours médiatisé par les acteurs qui, la plupart du temps sans le savoir, l'actualisent dans des situations données3. Bref, penser la réification sans hypostasier les structures sociales, cela suppose qu'on reprenne à nouveaux frais le problème épineux de l'antinomie du sujet et de l'objet ou, pour le dire en termes plus sociologiques, de l'action et de la structure. Voilà le défi et l'enjeu (de taille) de ce dernier chapitre.
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On retrouve la même inspiration dans « la règle d'or » de la méthodologie de « l'individualisme complexe » que Jean-Pierre Dupuy formule comme suit : « Les êtres collectifs ont un mode particulier d'existence, ils peuvent être la cause d'événements ou de phénomènes, le support de décisions, mais on ne saurait en aucun cas leur attribuer les qualités d'un sujet : volonté, intention, conscience, etc. » -cf. Introduction aux sciences sociales, p. 15. Pour dissocier « l'individualisme complexe » - au fond, une théorie systémique de l'autotranscendance des actions individuelles dans des formes sociales relativement autonomes - de « l'individualisme simple » des réductionnistes, Dupuy ferait d'ailleurs mieux, à mon avis, de le rebaptiser « holisme complexe ».
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En insistant sur le fait que les effets structurels sont toujours médiatisés par les actions, je cherche à contourner le paralogisme de la réification qui transforme les structures en sujets. Les structures sociales ont certes un pouvoir causal, mais elles n'agissent pas. Seuls les acteurs agissent. En parlant comme Aristote, on pourrait dire que les acteurs sont les seules causes efficientes du monde social.
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Une histoire critique de la sociologie allemande
1. 2. Antinomie de l'action et de la structure
Depuis que la sociologie s'est formellement émancipée de la tutelle de la philosophie - disons depuis sa fondation par Auguste Comte d'abord, par Wilhelm Dilthey ensuite -, elle s'est heurtée de front au problème fondamental de l'antinomie de l'action et de la structure ou, pour reprendre l'ancien vocabulaire*, de l'individu et de la société. Étant donné que ce problème, qui représente en fait la variante sociologique de l'antinomie philosophique du sujet et de l'objet, constitue un problème central - pour ne pas dire le problème central de la sociologie -, il ne faut pas s'étonner que presque tous les théoriciens du social conscients des problèmes topiques de la sociologie aient cherché une solution à ce problème.
Si beaucoup l'ont cherchée, peu l'ont cependant trouvée. Il suffit de considérer la période postparsonnienne pour s'en apercevoir4. D'une façon générale, on peut dire que, s'ils sont arrivés à développer une théorie quelque peu convaincante de l'action - comme c'est le cas des microsociologies, de Schutz et Blumer à Garfinkel et Sacks -, ils n'ont cependant pas réussi à présenter une théorie satisfaisante de la structure sociale. Et inversement, s'ils ont réussi à présenter une théorie un peu convaincante de la structure sociale, comme c'est le cas des macrosociologies, de Blau et Merton à Elias et Wallerstein, ils n'ont cependant pas réussi à développer une théorie convaincante de l'action. Weak on action theory, strong on institutional analysis5 (ou vice versa), tel est le constat général qu'on peut dresser de la sociologie d'après-guerre.
Cependant, il me semble que, depuis le début des années quatre-vingt, le climat intellectuel a quelque peu changé. S'efforçant de dépasser l'opposition stérile de l'individualisme et du holisme, diverses tentatives pour intégrer les sociologies de l'action et celles de la structure, pour synthétiser la micro- et la macrosociologie, ont fait leur apparition sur la scène sociologique6. Parmi ces
*. Désormais désuet, parce qu'avec l'interconnexion croissante entre les sociétés, le postulat implicite du « nationalisme méthodologique » (A. Smith) qui identifie subrepticement la société et l'État-nation doit être abrogé.
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Cf. à ce propos Alexander, J. : Twenty Lectures. Sociological Theory since 1945 et, pour un aperçu synoptique du débat micro-macro postparsonnien, du même : « From Réduction to Linkage : The Long View of the Micro-Macro-Debate », dans Action and its Environments. Towarda New Synthesis, p. 257-298.
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Giddens, A. : « Agency, Institution, and Time-Space Analysis », dans Knorr-Cetina, K. et Cicourel, A. (sous la dir. de) : Advances in Social Theory and Methodology. Toward an Intégration of Micro- and Macro-Sociologies, p. 162.
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Le débat des années soixante-dix, tel qu'on le retrouve dans le recueil d'articles dirigé par O'Neill, J. : Modes of Individualism and Collectivism, s'était conclu sur un compromis : victoire méthodologique des holistes, victoire ontologique des individualistes. La petite phrase célèbre de Gellner en exprime à merveille la conclusion : « Tout compte fait, peut-être y a-t-il accord dans la mesure où l'histoire (humaine) est une histoire de potes - et rien d'autre [history is about chaps - and nothing else]. Or peut-être faudrait-il écrire : l'histoire, c'est l'histoire des potes. Mais il ne s'ensuit pas que les explications se fassent toujours par référence aux potes. » cf. Gellner, E. : « Holism versus Individualism », dans O'Neill, J. (sous la dir. de) : op. cit., p. 268. Dépassant les tentatives réductionnistes des années soixante-dix, on a vu émerger dans les années quatre-vingt diverses tentatives visant à intégrer les théories de l'action et de la structure. Les recueils suivants sont tout à fait représentatifs à cet égard : Knorr-Cetina, K. et Cicourel, A. (sous la dir. de) : Advances in Social Theory and Methodology. Toward an Intégration of Micro- and Macro-Sociologies ; Alexander, J. et alii (sous la dir. de) : The Micro-Macro Link ; Secord, P. (sous la dir. de) : Explaining Human Behaviour. Consciousness, Human Action and Social Structure ; Eisenstadt, S. et Helle, H. (sous la dir. de) : Perspectives on Social Theory. Vol. I : Macro-Sociological Theory. Vol. 2 : Micro-Sociological Theory et Fieldinq, N. (sous la dir. de) : Actions and Structure. Research Method and Social Theory.
Conclusion 301
tentatives7, celles qui s'inspirent de la fameuse phrase de Marx ou sont compatibles avec elle - « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé8 » -, me semblent les plus fructueuses et les plus prometteuses. Ces tentatives, qui postulent toutes l'existence d'une relation de causalité circulaire ou, pour le dire dans le vocabulaire du paradigme cybernétique de la pensée de la complexité, une « boucle récursive » ou une « hiérarchie enchevêtrée » entre l'action et la structure, je les nommerai « structuristes ».
Dans les pages qui suivent, je m'attarderai sur les théories structuristes de Roy Bhaskar, d'Anthony Giddens, de Pierre Bourdieu et de Margaret Archer. Si le structuralisme génétique de Bourdieu est bien connu en France, le struc-turisme d'outre-Manche l'est beaucoup moins, et c'est afin de l'introduire dans le champ de la sociologie française que j'ai décidé de m'appuyer sur Bhaskar et autres. Pour développer les métaprincipes d'une sociologie critique. Partant de la thèse selon laquelle le concept de réification sociale est une catégorie logiquement nécessaire, au sens de Kant, pour toute théorie de la société qui se veut critique, au sens de Marx, j'arguerai contre les théories qui accentuent la dualité de l'action et de la structure que leur dualisme ne peut pas être dépassé. Il est vrai que les structures sociales sont le résultat objectivé des actions, mais ce n'est pas pour autant que les unes peuvent être réduites aux autres. S'il n'y pas de structures sans actions, il n'y a pas d'actions sans structures non plus. Celles-ci sont des conditions nécessaires de l'action, mais la récurrence des actions entraîne des effets pervers qui expliquent que les structures puissent également apparaître comme des conséquences de l'action, imposant des contraintes structurelles qui pèsent sur les acteurs, soit parce qu'elles nécessitent un certain type d'actions, en l'occurrence des actions stratégiques, soit parce qu'elles en rendent un autre improbable, voire même impossible.
La tâche d'une théorie critique consiste, en fait, à dévoiler l'arbitraire derrière la nécessité (domination) et à révéler la possibilité de l'improbable (émancipation). En ce sens, on peut dire que l'émancipation et la domination constituent effectivement les deux faces d'un même ensemble dialectique. Si une théorie critique de la société veut avoir une efficace émancipatrice, elle doit être à même d'une part, de rendre compte de la domination des forces sociales réifiées et réifiantes qui limitent la marge d'action des individus - en les canalisant, par exemple, dans les voies étroites de l'action stratégique -, et
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Pour ne mentionner que les plus importantes : le situationnalisme méthodologique de K. Knorr-Cetina (cf. « The Micro-Social Order. Towards a Reconception », dans Fielding, N. (sous la dir. de) : op. cit., p. 21-53) ; l'hypothèse de l'agrégation de R. Collins (cf. « On the Micro-Foundations of Macro-Sociology », p. 984-1014) ; la théorie des icônes de R. Harré (cf. « Images of the World and Societal Icons », dans Knorr-Cetina, K., Strasser, H. et Zilian, H. (sous la dir. de) : Déterminants and Controls of Scientific Developments, p. 257-283) ; l'analyse des cadres de E. Goffman (cf. Frame Analysis) ; la théorie des états d'attente de J. Berger, D. Wagner et M. Zelditch (cf. « Theory Growth, Social Processes, and Metatheory », dans Turner, J. (sous la dir. de) : Theory Building in Sociology, p. 19-42) ; la théorie des effets pervers de R. Boudon (cf. Effets pervers et ordre social) ; la théorie des conventions des économistes français (cf. Dupuy, J.-P, Favereau, O., Orléan, A., Salais, R. et Thévenot, L. : « L'économie des conventions ») et la théorie de l'autopoïèse de N. Luhmann (cf. « Handlungstheorie und Systemtheorie », dans Soziologische Aufklarung 3, p. 50-66).
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Marx, K. : Le I8-Brumaire de Louis Bonaparte, p. 7.
302
Une histoire critique de la sociologie allemande
d'autre part, d'indiquer les voies possibles d'une déréification progressive en esquissant l'élargissement possible des marges d'action stratégiquement rétrécies. En paraphrasant Marx, Bourdieu a bien exprimé cette intuition métacritique lorsqu'il écrit : « Reconnaître l'existence de la pesanteur de l'histoire faite chose n'est pas s'y soumettre, la liberté ne consistant pas à nier magiquement ces adhérences, mais à connaître pour agir en connaissance de cause 9 ».
1.3. Regard prospectif
Si, dans les considérations préliminaires, il s'agissait avant tout d'écarter la réduction du concept d'action à sa seule dimension instrumentale ou stratégique - et d'ouvrir ainsi la voie à une théorie multidimensionnelle du social qui ne s'embourbe pas, dès le départ, dans le cul-de-sac de la cristallisation méta-théorique de l'espace des possibles -, dans ces considérations finales, il s'agira avant tout de montrer qu'une théorie critique de la société présuppose nécessairement un concept de réification. Faute d'un tel concept, une théorie du social ne peut pas satisfaire ses prétentions critiques, car une théorie critique de la société n'est possible que si elle est capable de penser la réification sociale. La réification constitue, au même titre que l'émancipation d'ailleurs, un a priori méthodologique de la théorie critique. Si celle-ci ne veut pas tomber dans l'idéalisme - et Sartre nous rappelle qu'il y a deux façons pour ce faire : soit on dissout le réel dans la subjectivité, soit on nie toute subjectivité réelle au profit de l'objectivité10-, elle doit contrôler de manière réflexive ses présupposés métathéoriques. Qu'une théorie critique doit dépasser le dualisme de l'idéalisme et du matérialisme, mais qu'elle ne peut pas dépasser le dualisme de l'action et de la structure, voilà les thèses métacritiques que je m'efforcerai de défendre dans les pages qui suivent.
La démonstration, qui s'appuiera sur des auteurs peu ou pas connus en France", se fera en quatre temps. Dans un premier temps, je réviserai l'espace métathéorique des possibles (cf. t.1, conclusion) en y introduisant la dimension épistémologique supplémentaire du nominalisme et du réalisme. Je défendrai la thèse selon laquelle une théorie générale du social ne peut être que d'ordre réaliste. Dans un second temps, j'exposerai le réalisme transcendantal de Roy Bhaskar comme une philosophie des sciences qui permet de se débarrasser, une fois pour toutes, du (néo)positivisme et de ses conceptions fausses de l'homme et de la société. Mon argument à ce propos sera que si le positivisme est dépassé dans les sciences naturelles, il ne peut qu'être déplacé dans les sciences sociales. Dans un troisième temps, je présenterai le modèle de la transformation et de la structuration du social que Roy Bhaskar et Anthony
9. Bourdieu, P. : « Le mort saisit le vif : les relations entre l'histoire réïfiée et l'histoire incorporée », p. 12.
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Cf. Sartre, J.-P. : Critique de la raison dialectique, p. 31, n.
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En effet, si, grâce à la traduction tardive de La constitution de la société, la théorie de la structuration de Giddens a entre-temps réussi à percer dans le monde francophone (surtout québécois), ce n'est pas le cas de Harré ou de Bhaskar, pour ne pas parler de leurs élèves ou de leurs acolytes. La seule référence au réalisme que j'ai pu trouver dans la littérature francophone provient du milieu des systémistes. Cf. Havelange, V. : « Structures sociales et action cognitive : de la complexité en sociologie », dans Fogelman Souliê, F. (sous la dir. de) : Les théories de la complexité, p. 368-393.
Conclusion
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Giddens ont développé indépendamment l'un de l'autre. Dans un quatrième et dernier temps, je critiquerai le théorème giddensien de la dualité de l'action et de la structure qui sous-tend la théorie de la structuration. En m'appuyant sur la théorie morphogénétique de Margareth Archer, la théorie de Yhabitus de Pierre Bourdieu et la théorie de la figuration d'Elias, j'essaierai d'esquisser les contours d'une théorie néo-objectiviste du social qui incorpore les acquis de la théorie de la structuration tout en étant capable de penser la réification sociale sans commettre l'erreur de la chosification méthodologique.
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