Une histoire critique de la


Introduction : de la science à l'utopie



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1. Introduction : de la science à l'utopie

Marcuse est un romantique anticapitaliste invétéré4. Il rêve à haute voix du Nouveau Monde, d'un monde poétique où la vie serait pacifiée - « calme, luxe et volupté » (Baudelaire). Ce monde orphique, imaginaire et imaginé, « c'est [le monde] de la rédemption du plaisir, de l'arrêt du temps, de l'absorption de la mort ; c'est le silence, le sommeil, la nuit, le paradis » (EC, 146). Oui, mais c'est aussi le fantasme néoromantique d'un retour à la plénitude infrahistori-que, de la résurrection mythique de l'unité préadamique de l'homme et de la nature, de la rédemption du péché originel. Retour à, résurrection de, rédemp­tion de..., la pensée marcusienne présenterait-elle, comme le pense Vergez, un « petit relent de bergerie5 » ? Marcuse éprouverait-il ce « sentiment océani­que » dont parle Freud, ce sentiment cosmique d'union indissoluble avec le grand Tout et d'appartenance à l'Universel6 ?

Trait mystique sympathique, pourrait-on dire ; oui, si sa vision d'un autre monde, d'une Nouvelle Atlantide ne l'avait entraîné sur la pente dangereuse de ce qu'on pourrait appeler, avec Martin Jay, la « politique du pire7 ». Au nom du bonheur, de la vérité, de la raison, de la liberté, de l'homme, et avec une certi­tude apodictique qui ne tolère guère le doute, Marcuse a pratiqué une critique sauvage et abstraite de l'ordre existant et sollicité sa destruction violente. Au nom de l'au-delà et du possible, il a failli rejeter en bloc la société industrielle avancée - y compris la science, la technique et la démocratie. Il a préconisé l'intolérance, flirté avec le thème platonicien de la dictature du philosophe et justifié la violence de l'action directe.

Tout cela jette un doute sur l'intégrité de Marcuse, tout cela est déplorable et inquiétant, mais ne suffit manifestement pas pour dépeindre Marcuse, comme le fait Vivas, comme « le Torquemada de la gauche8 ». Après tout, Marcuse est,



  1. Sur le romantisme anticapitaliste de Marcuse, cf. Lôwy, M. : « Marcuse and Benjamin : The Romantic Dimension », p. 25-33.

  2. Vergez, A. : Marcuse, p. 36.

  3. Freud, S. : Malaise dans la civilisation, p. 6.

  4. Jay, M. : « The Metapolitics of Utopianism », dans Permanent Exiles, p. 11.

  5. Cf. Vivas, E. : Contra Marcuse, p. 172. Vivas est un ex-gauchiste devenu conservateur. Son livre, malheureusement superficiel et mal informé, est d'une virulence qui contraste assez agréablement avec les glorifications usuelles de ses acolytes. Personnellement, je crois que la meilleure critique de Marcuse est celle de Haug : « Das Ganze und das ganz Andere. Zur Kritik der reinen revolutionaren Transcendenz », dans Habermas, J. (sous la dir. de) : Antworten auf Herbert Marcuse, p. 50-72.

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si j'ose dire, du « bon côté ». Il a été étroitement lié aux « nouveaux mouve­ments sociaux » des années soixante (la nouvelle gauche, les mouvements civiques, pacifistes, féministes, etc.) et, avec eux, il a dénoncé, à juste titre, la lutte aveugle pour l'existence, le développement inconsidéré de la production pour la production, la répression mesquine et abusive, la fausse virilité et la brutalité cynique9. Il est tout à son honneur d'avoir introduit des mots comme « beauté », « douceur », « tendresse » et « sensibilité » dans le vocabulaire politique.

Il n'en reste pas moins que Marcuse, comme la tradition marxiste en géné­ral d'ailleurs, n'a pas suffisamment su apprécier l'héritage libéral-démocrati­que de la civilisation occidentale. Marcuse est, sans doute, un humaniste, mais il n'est ni libéral ni démocrate. Pour lui, comme pour Lukâcs d'ailleurs, les institutions libérales-démocratiques n'ont aucune valeur normative propre10. Les jeunes enragés de Mai-68, même sans l'avoir lu (moins de 2 000 exem­plaires d'Eros et civilisation vendus en France), ont néanmoins pu trouver dans ses diatribes contre le système une justification pour un ultraradicalisme anar-chisant qui appelle à la négation sauvage de l'ordre existant".

Marcuse est un grand rêveur, mais, à mon avis, ce n'est pas un grand penseur. À quelques exceptions près (ses Friihschrifteri), ses écrits sont superficiels, toujours partiels et partisans, peu subtils. Marcuse affirme, il n'argumente pas, et, à l'instar d'Adorno, il refuse de se prêter au jeu scientifique de la critique mutuelle (ou popperienne) par les pairs. Procédant par allusions et insinua­tions, il corrobore sa pensée par des illustrations incidentes qui ne tolèrent guère le questionnement. Rarement, voire jamais, il ne met ses thèses - dont la plupart sont fausses, selon Maclntyre12- en évidence, d'une manière systématique et argumentée. Elles sont à prendre ou à laisser. Les descriptions grossières prédo­minent. L'analyse fait presque totalement défaut. Son écriture est militante. Son style direct et affirmatif est aux antipodes de celui d'Adorno. Chez Marcuse, pas de sinuosités rhétoriques, mais au contraire une tendance à la simplifica­tion. Dans la forme et le fond, la nuance est négligée et remplacée par toute une batterie transférable de concepts globalisants (« tout », « toujours », « jamais », « rien », « pas encore », « plus », « total »). Le langage de Marcuse est sou­vent cataclysmique et apocalyptique - c'est le langage de l'« explosion », de la « destruction totale » et de « l'irruption » du Nouveau Monde, de ce monde orphique qui est, comme le monde messianique de Horkheimer et d'Adorno, le revers parfaitement spéculaire du monde existant.

9. Pour une tentative de réactualiser la pensée marcusienne à l'ère de lapolitical correctness, cf. Bokina, J. et Lukes, T. (sous la dir. de) : Marcuse. From the New Left to the Next Left.



  1. Cf. à ce propos Dubiel, H. : « Demokratie und Kapitalismus bei Herbert Marcuse », dans Institut fur SoziALFORSCHUNO (sous la dir. de) : op. cit., p. 61-73.

  2. Pour faire justice à Marcuse et éviter les malentendus, il faut insister sur le fait que Marcuse a explicitement rejeté et condamné le terrorisme de la Rote Armée Fraktion, non seulement pour des raisons tactiques, mais aussi pour des raisons éthiques. D'ailleurs, vers la fin de sa vie, il semble avoir remis en cause son soutien à la politique de la confrontation et de la violence révolutionnaire au profit d'une politique plus proche de celle du Front populaire. Cf. Keixner, D. : op. cit., chap. 9 et Schoolman, M. : op. cit., chap. 7.

  3. « Est-ce que ce que Marcuse dit est vrai ? Mon affirmation première dans ce livre sera que presque toutes les positions cardinales de Marcuse sont fausses. » MacIntyre, A. : Marcuse, p. 7.

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1. 1. Le pari sur la révolution

Toute la pensée de Herbert Marcuse n'est pas tissée d'une même trame13. C'est un tissu complexe, bigarré et déchiré par endroits. Marcuse ne craint pas de se contredire d'un livre à l'autre, parfois même dans un seul livre, voire même sur une seule page14. Il oscille constamment entre le pessimisme le plus noir et l'optimisme le plus rose, entre un déterminisme rigoureux et un volontarisme décisionniste, entre un essentialisme quasi platonicien et un histori-cisme plus diltheyen, entre un rationalisme hégélien et un biologisme freudien, entre la critique immanente et la critique transcendante, entre la négation déterminée et la négation indéterminée, entre une posture élitiste et une posture populiste, entre l'autoritarisme et l'anti-autoritarisme... Ces oscillations s'expliquent, en partie, par le fait que Marcuse veut penser à la fois la réifica-tion et l'émancipation. D'une part, il se place résolument dans la tradition de la Dialectique de la raison, d'autre part, il demeure, avec une obstination qui ne craint pas les contradictions théoriques, un théoricien de la libération. À l'ins­tar d'Adorno, Marcuse juge le morne présent d'un point de vue utopique ; à la différence d'Adorno, cependant, il ne se résigne pas au simple constat de la révolution impossible. Avec un clin d'œil à Pascal, on pourrait caractériser sa pensée comme un gigantesque pari sur la possibilité de la révolution. Néan­moins, dans la mesure où Marcuse est resté attaché à Y a priori de la réification, j'estime que ce pari était perdu d'avance.

Chez Marcuse, il y a un décalage, pour ne pas dire un gouffre béant, entre le critère et l'objet de jugement : d'une part, il anticipe un avenir rayonnant -l'utopie postindustrielle de la vie pacifiée, désormais techniquement possible ; d'autre part, il analyse ce qui empêche l'avènement de cet avenir - la société unidimensionnelle et sa rationalité technologique. De façon générale, on peut dire que Marcuse n'a pas su résoudre les antinomies. Ayant abandonné, à l'ins­tar de Horkheimer et d'Adorno, la fiction lukâcsienne d'un prolétariat révolu­tionnaire sans pour autant se dégager de la dialectique, il est resté incapable de franchir l'abîme qui sépare l'aliénation de la rédemption, le réel du possible.


  1. Raulet ne distingue pas moins de dix paradigmes différents dans la pensée marcusienne. Cf. Raulet, G. : « Raison et fiction. L'émancipation en quête de fondements », p. 455-480. Quant à moi, je me bornerai à distinguer deux paradigmes, celui de l'ontologie et celui de la technologie.

  2. - Contradiction d'un livre à l'autre : L'homme unidimensionnel est plus que le contrepoint pessi­miste d'Enos et civilisation. À plus d'un titre, les arguments du premier sont incompatibles avec ceux du second. Ainsi, la notion de « surrépression » implique une incitation à la rébellion sexuelle contre les tabous victoriens. La notion de « désublimation répressive », en revanche, mène implicitement à la condamnation de la libération sexuelle.




  • Contradiction à l'intérieur d'un seul livre : Contre-révolution et révolte est exemplaire à cet égard. Ce texte est marqué par le dualisme de formulations optimistes et pessimistes qui se côtoient et s'affrontent dans une opposition inerte, sans la moindre réflexion mutuelle, sans le moindre mouvement de synthèse. Un seul exemple suffit : Marcuse affirme que la liberté est enracinée dans la sensibilité humaine, de telle sorte que les sens forment la base de la transformation du réel, et en même temps, il affirme qu'ils contribuent à la reproduction de la société existante.

  • Contradiction sur la même page : dans L'homme unidimensionnel, par exemple, où Marcuse affirme d'abord que « les satisfactions que procure une société non libre provoquent une perte de conscience et tendent à forger une conscience heureuse qui accepte les méfaits de la société », et quelques lignes plus bas « qu'il y a assez de frustrations et que la conscience heureuse est assez fragile -c'est une fine pellicule posée sur la peur, le malheur et le dégoût » (ODM, p. 100).

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Chez Marcuse, la théorie et la réalité ne se meuvent plus en harmonie ; les deux mondes, le monde réel et le monde possible, s'affrontent sans s'interpé­nétrer dialectiquement. Le prolétariat étant intégré dans le système, la contra­diction objective disparaît de l'analyse pour faire place à une contradiction purement métaphysique entre le réel et le possible. Avec Marcuse, on passe en quelque sorte, pour reprendre le titre d'un pamphlet célèbre, de la science à l'utopie15. C'est ce que j'essaierai de montrer dans les pages qui suivent.

1. 2. Le réel et le possible

Dans l'itinéraire de Marcuse, de Heidegger à Marx en passant par Hegel et Freud, on peut globalement discerner deux centres d'intérêt : l'un, proprement philosophique, vise à fonder la critique en élaborant un standard transcendant qui permette déjuger, et de condamner, la réalité dans les termes de ses propres potentialités ; l'autre, plus sociologique, et centré sur la problématique de la réification, cherche à décrire et à analyser les tendances infra- et suprastruc-turelles des sociétés industrielles avancées qui bloquent l'émergence d'une société véritablement libérée et pacifiée. Ces deux orientations, que je propose d'appeler respectivement « l'ontologie » et « la technologie », l'une traitant du possible (l'utopie) et l'autre du réel (la réification), semblent incommensu­rables. D'un côté, Marcuse cherche à fonder une philosophie de l'émancipa­tion, de l'autre, il développe une sociologie de la domination. Alors que la première vise à rouvrir l'espace des possibles métathéoriques, l'autre le referme systématiquement. Il semble bien que Va priori sociologique de la réification et Va priori philosophique de l'émancipation se renvoient l'un à l'autre d'une façon purement circulaire. Cette dialectique du réel et du possible rappelle sans le vouloir la médiation autodestructrice d'Adorno : l'opposition de la logique de la réification et de celle de l'émancipation s'accentue jusqu'au point où elles s'autodétruisent. Or, dans la mesure où le projet de Marcuse est un projet politique, ces deux logiques ne sont pas exclusives l'une de l'autre, mais au contraire complémentaires - du moins, c'est ainsi que Marcuse conçoit le lien. La révolution, en tant que « saut » du réel au possible, est l'articulation qui permet selon Marcuse de passer de la technologie à l'ontologie.

Dans ce qui suit, je passerai d'abord en revue de façon plus ou moins chro­nologique les différentes tentatives de Marcuse pour élaborer son projet d'éman­cipation. Je serai ainsi amené à considérer successivement l'ontologie heideg-gerienne, l'anthropologie normative du jeune Marx, le rationalisme hégélien, la métapsychologie freudienne et l'esthétique marcusienne. Ensuite, passant de l'ontologie à la technologie, j'analyserai de manière critique les thèses macro­sociologiques de Marcuse concernant la société unidimensionnelle, ainsi que leurs fondements psychosociologiques. Puis, je reconstruirai le concept

15. Même Bloch, l'utopiste par excellence, prend ses distances avec Marcuse. « Mon utopie, dit-il, est une utopie concrète, celle de Marcuse ne l'est pas. » Bloch, E., cité par Fahrenbach, A. : « Das Utopieproblem in Marcuses Kritischen Théorie und SozialismusKonzeption », dans Institut fur Sozialforschuno (sous la dir. de) : op. cit., p. 89.


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marcusien de la rationalité technologique, concept qui prend en charge les fonctions assumées auparavant par le concept de réification, et je terminerai avec une critique de la technologie politique de Marcuse.

Bien que j'apprécie particulièrement ses textes de jeunesse, surtout ceux sur le jeune Marx et cet article merveilleux sur le concept de travail, bien que j'admire sa tentative de rouvrir l'espace métathéorique des possibles, je pense que la théorie critique de Marcuse débouche sur un échec. À la question : « Faut-il oublier Marcuse16 » ?, je répondrais en conséquence : oui, dans la mesure où j'estime que, après 1932, il n'a rien écrit qui mérite vraiment l'attention. Et ma conclusion ultime sera que Marcuse bascule dans un irrationalisme de gauche qui se distingue à peine de l'irrationalisme de droite.

2. De l'ontologie : recherche des fondations du possible

2. 1. Réification, ontologie heideggerienne et historicité

Les travaux de jeunesse de Marcuse représentent la première tentative ori­ginale pour développer un marxisme phénoménologique, en l'occurrence hei-deggerien17. Sartre et d'autres s'engageront dans la même voie bien plus tard, alors que Marcuse l'aura déjà abandonnée depuis longtemps. De 1928 à 1932, Marcuse étudie à Fribourg où, sous la direction de Heidegger, il prépare une thèse sur l'ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité. Que Marcuse ait été fortement marqué par Sein und Zeit et que cette phase de sa pensée ne témoi­gne pas simplement d'une « toquade », est révélé par le fait que les questions qu'il se pose pendant cette période - ainsi que celles qu'il se posera plus tard d'ailleurs - sont difficilement compréhensibles sans référence à celles de Heidegger.

Dans un entretien qui vaut la peine d'être cité, il rappelle son enthousiasme d'antan pour la phénoménologie existentialiste : « Pendant ce temps, disons de 1928 à 1932, il y eut relativement peu de réserves et de critiques de ma part [...] Nous voyions en Heidegger ce que nous avions d'abord vu en Husserl, un nouveau début, la première tentative radicale pour poser la philosophie sur des fondations réellement concrètes - une philosophie qui s'occupe de l'existence humaine, de la condition humaine et pas seulement d'idées abstraites et de principes. Je pensais qu'il pourrait y avoir une combinaison de l'existentialis­me et du marxisme18 ».



  1. « Faut-il oublier Marcuse ? », c'est le titre du numéro spécial que les Archives de philosophie (1989, 52, 3) ont consacré à Marcuse.

  2. Sur le marxisme phénoménologique (Kosic, Pact, Tran Duc-Thao...), cf. Pike, S. : Marxism and Phenomenology, Smart, B. : Sociology, Phenomenology and Marxian Analysis, p. 115-149 et Piccone, P. : « Phenomenoïogical Marxism », p. 3-31. Sur le marxisme heideggerien de Marcuse, cf. Piccone, P. et Delfini, A. : « Herbert Marcuse's Heideggerian Marxism », p. 36-46, McCarthy, T. : Ideals and Illusions, p. 83-96 et Brunkhorst, H. : « Die authentische Révolution. Marxismus als Existentialismus beim friihen Marcuse », dans Flego, G. et Schmied-Kowarzik, W. (sous la dir. de,) .• Herbert Marcuse. Eros und Emanzipation, p. 35-62.

  3. Cf. Olafson, F. : « Heidegger's Politics : An Interview with Herbert Marcuse », dans Pippin, F. et alii (sous la dir. de) : op. cit., p. 96. On peut se demander si la « philosophie concrète » que Marcuse tentera d'élaborer n'est pas née d'une compréhension fausse de l'ontologie de Heidegger - la même ->-

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2. 1. 1. Phénoménologie dialectique — Dans ses Contributions à une phénoménologie du matérialisme historique de 1928 (SI, 347-384), Marcuse poursuivra cette tentative de synthèse de Marx et de Heidegger. Le caractère problématique d'une telle synthèse nous intéresse moins que le fait que la réi-fication apparaisse d'emblée comme son problème central. Dans la mesure où l'autonomisation aliénée du système économique impose de l'extérieur à l'individu des activités qui ne lui permettent pas de se réaliser effectivement (perte de liberté) et où elle vide les formes de vie de leur contenu essentiel (perte de sens), la réification ébranle l'existence humaine et les formes de vie jusque dans leurs fondements. La « colonisation du monde vécu » (Habermas) par le sous-système économique, qui élimine la spontanéité de l'action et détruit le sens de la communauté, telle est la situation que Marcuse appelle la « situation de base marxiste » (SI, 350). C'est elle qui fait surgir la nécessité de la révolution, de « l'acte radical » (SI, 351) qui transforme fondamentale­ment, par décision et en s'appuyant sur la connaissance de la situation histori­que et des possibilités qui languissent en son sein, les conditions de base de l'existence humaine et, par là, l'existence humaine elle-même. « La situation historique dans laquelle se trouve l'existence d'aujourd'hui est déterminée dans sa structure par celle de la société capitaliste au stade du capitalisme évolué. [...] Un mode déterminé d'existence humaine, mode qui n'appartient qu'à la société capitaliste, est devenu une réalité. À partir du système de l'économie, tous les domaines sont entrés dans ce processus de 'réification', qui a détaché de toute personnalité les formes de vie et les unités de sens autrefois liées à la personne concrète de l'homme, et a créé un pouvoir placé entre les personnes et au-dessus d'elles qui, une fois établi, s'est soumis par son propre dynamisme toutes les formes et les valeurs de la personne et de la communauté » (PR, 137).

Bien que Marcuse ait mis des guillemets, comme Heidegger, au concept de réification (Verdinglichung), la référence à Lukâcs demeure évidente. La réifi­cation, dotée d'un statut ontologique chez Heidegger, est réinterprétée par Marcuse dans les termes du matérialisme historique. Néanmoins, il s'avère qu'en cherchant un étayage ontologique pour une théorie marxiste révolutionnaire, Marcuse s'est détourné de Lukâcs pour emprunter la voie heideggerienne.

Dans son article de 1928, il esquisse les grandes lignes de son projet pour une « phénoménologie dialectique », projet de synthèse qui vise à mener la phénoménologie existentielle à la concrétude historique qui caractérise le matérialisme historique et à enrichir le marxisme par une compréhension ontologique des structures fondamentales de l'Être. D'après Marcuse, la phénoménologie, en tant que « science des possibilités de l'Être authentique et de sa réalisation dans l'acte authentique » (SI, 363), a saisi la structure essentielle qui sous-tend l'existence humaine et révélé son caractère

->- mésinterprétation du Dasein ramené à l'existence concrète de l'individu qu'on retrouvera plus tard chez Sartre. Heidegger n'a jamais analysé une existence concrète ; ce qu'il dit du Dasein se réfère toujours à l'existence possible. Combiner le marxisme et l'existentialisme relèverait alors d'un contresens. Cf. à ce propos Schmidt, A. : « Existential-Ontologie und historischer Materialismus bei Herbert Marcuse », dans Habermas, J. (sous la dir. de) : Antworten auf Herbert Marcuse, p. 17-49 et Piccone, P. : « Phenomenological Marxism », p. 3-31, spécialement p. 11.



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fondamental et universel. Mais la phénoménologie reste abstraite. Pour deve­nir concrète, elle doit laisser tomber la parenthèse de la réduction phénoméno­logique et saisir l'existence dans sa concrétude historique. Cela suppose son rattachement au marxisme. Le matérialisme historique quant à lui, en tant que « théorie de la révolution prolétarienne et critique révolutionnaire de la société bourgeoise » (SI, 347), doit, enrichi par la compréhension ontologique de la structure essentielle de l'existence, étudier les variations factuelles de cette structure dans leur concrétude historique et stimuler l'acte concret historique­ment exigé pour dépasser la réification qui, en détruisant les formes de vie traditionnelles, menace l'existence humaine dans ses fondements mêmes. La phénoménologie dialectique, qui résulte de cette correction réciproque du marxisme et de la phénoménologie, n'en reste pas au niveau intemporel de l'ontologique ; ayant effectué la dédifférenciation de la « différence ontologi­que », elle descend pour ainsi dire au niveau de l'ontique afin de le saisir dans sa concrétude historique maximale.

Seule une telle philosophie concrète, qui « s'ouvre à l'Être de l'existence humaine historique, et cela, il est vrai, aussi bien dans sa structure essentielle que dans ses formes et configurations historiques » (SI, 369), est à même, selon Marcuse, de déterminer la praxis révolutionnaire qui pourrait réaliser les possibilités concrètes contenues dans la situation actuelle, lesquelles permet­traient de réaliser l'essence authentique de l'homme. Sa tâche est de devenir pratique, de s'engager dans la situation historique concrète, « de favoriser [tout mouvement de l'existence] qui représente un mouvement vers la vérité, d'empê­cher celui qui conduit vers des modes d'existence périmés » (PR, 141). Ainsi, en conduisant l'existence à la « vérité », la philosophie, la « tête de la révolu­tion », comme disait Marx, doit s'incorporer dans le prolétariat et réaliser l'unité de la théorie et de la pratique.

2. /. 2. L'ontologie de Hegel — Dans L'ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité (1932), Marcuse poursuit, sous la direction de Heidegger, son pro­jet de philosophie concrète. Dans une interprétation historiciste du système hégélien, il semble intégrer non pas Heidegger et Marx, comme on pourrait s'y attendre, mais bien Hegel et Dilthey19. Bien que l'extrême technicité de cette thèse d'habilitation ne facilite guère son interprétation, on peut dire que, en gros, Marcuse essaie d'y développer une théorie ontologique de l'historicité (Geschichtlichkeit). Cette dernière est comprise par Marcuse en termes heideggeriens comme ce qui détermine le plus originellement l'histoire, dans son surgissement, comme histoire. Marcuse précise qu'il ne s'agit pas de l'histoire comme science ou comme objet de science, mais en tant que mode de l'Être : « L'histoire, comme advenir, comme mobilité, tel est le problème posé. Un mode de mobilité sera considéré comme constitutif de l'Être de l'historique» (OH, 13).

19. Cf. à ce propos, Schmidt, A. : « Historisme, histoire et historicité dans les premiers écrits de Herbert Marcuse », p. 369-383.

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Alors que la conception de l'historicité chez Hegel a souvent été recher­chée dans ses cours sur la Philosophie de l'histoire, Marcuse la trouve avant tout dans la Logique et dans la Phénoménologie de l'esprit. En conséquence, son livre est divisé en deux parties : la première tente une interprétation de la Logique à partir de la conception de l'Être comme mobilité ; la seconde élucide la structure de l'histoire, considérée comme mode d'Être de la vie humaine, à travers la Phénoménologie de l'esprit. Je n'ai pas l'intention de (ni d'ailleurs la compétence pour) discuter en détail l'interprétation de Marcuse20. J'essayerai simplement d'en dégager les grandes lignes pour les relier ensuite à la problé­matique de la réifïcation. Chemin faisant, on butera sur la thèse de la bidimen-sionnalité de l'Être - thèse capitale si l'on veut comprendre la spécificité de l'emploi marcusien de la catégorie de la réifïcation.

La transformation hégélienne de la scission épistémologique kantienne entre le sujet et l'objet en scission ontologique constitue le point de départ de la première partie de l'analyse. D'entrée de jeu, Hegel conçoit la tâche de la philosophie en termes de dépassement des oppositions figées. À cette fin, il pose, selon Marcuse, une Unité originelle qui se situe en deçà (par la suite au-delà) de l'antagonisme de la subjectivité et de l'objectivité, et d'où jaillit la diversité de l'étant. Hegel pense cette unité comme unité unifiante et, dans cette mesure, il la conçoit comme l'advenir même de l'étant. La mobilité de l'unité unifiante est par là même reconnue, selon Marcuse, comme caractère fondamental de l'Être. Autrement dit, l'Être même a pour caractère fondamental d'être déchiré, scindé, et cette scission est à son fondement comme mobilité. D'où il découle que la scission qu'il s'agit de surmonter est éternelle : « La différence absolue, la dualité, la scission de l'Être, est une détermination onto­logique universelle et, comme telle, le fondement de tout advenir (OH, 68) [...] la négativité et la mobilité forment toutes deux une unité structurelle : la négativité est le fondement de la mobilité de l'Être, et cette négativité n'est que comme mobilité » (OH, 76).

Cette position est claire et radicale. Elle implique que la réconciliation définitive des oppositions et, partant, une théorie métaphysique de l'identité sont ontologiquement impossibles. En réinterprétant Hegel de la sorte, Marcuse pense avec Hegel contre Hegel lui-même. La clôture du système est projetée sinon dans l'infini, en tout cas quelque part dans l'histoire21.

Parvenu à ce point, l'exposé général de la mobilité de l'Être se métamor­phose de l'intérieur en une exposition de l'advenir de la vie historique et plus particulièrement de la vie humaine. Dilthey est introduit, et l'on passe de la Logique à la Phénoménologie de l'esprit. D'emblée, la Vie, en tant que pre­mière figure de « l'Idée » dans sa « liberté » et dans sa « vérité », y est conçue comme unité unifiante, comme « mobilité de l'égalité à soi-même unificatrice



  1. Pour une discussion sommaire de L'ontologie de Hegel, cf. l'énorme livre de Palmier, J.-M. : Marcuse et la nouvelle gauche, p. 42-54. La coupure que Palmier veut introduire entre L'ontologie de Hegel et Raison et révolution me paraît cependant arbitraire.

  2. Pippin a bien remarqué que Marcuse hésite, ici comme ailleurs, entre une position qui maintient strictement la thèse de l'historicité et une position plus transcendantale et plus essentialiste. cf. Pippin, R. : « Marcuse on Hegel and Historicity », dans Pippin, R. et alii (sous la dir. de) : op. cit., p. 68-94.

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dans l'altérité », c'est-à-dire comme mobilité de la subjectivité qui s'approprie l'objectivité comme monde, comme son monde. La vie, la subjectivité et la mobilité unifiante sont assimilées. La vie, en tant que mode humain de l'Être, est mouvement, et le mouvement se manifeste dans l'histoire. « L'essence, disait Hegel, doit apparaître » - et bien dans l'histoire, et nulle part ailleurs, ajoute Marcuse. La mobilité vitale, l'être-en-mouvement de la vie, est à la fois ontologique et historique ; elle est unité unifiante de l'essence et de l'existence, ce que Marcuse exprime en disant que le mouvement vital est « bidimensionnel » (OH, 80 sq.). L'essence ontologique et le phénomène historique ne sont donc « pas deux 'mondes' autonomes et isolés qui seraient ultérieurement mis en relation, mais des dimensions de l'Être qui [...] n'ont d'existence qu'accolées et qui ne sont en mouvement que dans leur unité déchirée » (OH, 85).

Cette dernière qualification est importante, car elle nous amène immédiate­ment au cœur même de la pensée marcusienne : la thèse de la bidimensionna-lité du réel ou de.la dialectique du réel et du possible22. D'après Marcuse, le réel est « toujours quelque chose de plus, quelque chose d'autre que ce qui est précisément là, donné, présent » (OH, 101). Suivant Hegel, Marcuse fait de cette bidimensionnalité du réel le phénomène fondamental de l'Être : « Ce qui est réel est possible', voilà le principe premier de la réalité. La réalité effective 'renferme immédiatement l'être-en-soi ou la possibilité'(OH, 102) [...] Ce qui constitue l'essence de la réalité, c'est d'être toujours davantage et d'être autre chose que ce qu'elle est à chaque fois. La réalité immédiate déjà là a donc elle-même 'la détermination d'être dépassée, d'être simple condition' d'un autre (OH, 104) ».

Ainsi, en confondant volontairement la possibilité de Heidegger, en tant que fondement de la possibilité, et celle d'Aristote, Marcuse remet à jour les catégories aristotéliciennes de l'acte (actus, energeià) et de la puissance ipotentia, dynantis) et finit par assimiler les catégories de l'ontologie aristoté­licienne aux catégories de l'ontologie hégélienne {cf. également RR, 88). En partant de la scission et de la négativité de l'Être (le dichos des catégories on dynamei et on energeià), en tant que fondements de la mobilité (kinesis), la philosophie progresse jusqu'à la démonstration de la mobilité la plus authenti­que et donc jusqu'à l'Être le plus authentique {noêsis noêseos) (OH, 53).

Cette démonstration de la bidimensionnalité de l'Être, et de la mobilité qu'elle implique, n'a pas seulement une signification philosophique, mais, comme nous le verrons plus loin, elle a aussi une signification éminemment politique. Si le réel est coupé des potentialités qui languissent en son sein, il y a réification. La tâche de la philosophie consiste à amener le réel à son développement poten­tiel, à le rendre adéquat à son concept. La tâche de la politique consiste à combattre la réification et à réaliser dans les faits l'identité rationnelle du réel et du possible.

22. L'ontologie du possible constitue le cœur de la pensée marcusienne. À y regarder de plus près, on s'aperçoit qu'elle est proche, sinon identique à « l'ontologie du pas-encore » d'Ernst Bloch. cf. Bloch, E. : « Logicum - Zur Ontologie des Noch-nicht-seins », dans Tiibinger Einleitung in die Philosophie, p. 210-300.


Herbert Marcuse

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Je renonce ici volontairement à l'exposé des étapes qui échelonnent le pas­sage de la vie comme conscience de soi à l'Esprit absolu. Je retiens simple­ment que la « fin » de ce processus - qui est un processus de répétition de l'extranéation de soi et de sa réintériorisation, de l'objectalisation et de la désobjectalisation, processus exprimé par le concept ontologique d'« égalité à soi-même dans l'altérité » -, c'est le dépassement par et dans l'action histori­que de la scission entre le sujet et l'objet - et le retour à « une synthèse origi­nelle » (sic) - qui non seulement constitue le fondement de la scission et donc du mouvement historique, mais offre, en outre, en tant que « mesure de toute comparaison et de toute opposition » (OH, 217), un critère de jugement trans­cendant. Ainsi, la dialectique de l'histoire, en quelque sorte poussée par la mobilité immanente de l'Être de la vie, serait constituée par la conjonction de la vision unifiante de la philosophie et de la praxis humaine, le faire doublé du savoir qui confronte le monde objectif et le fait sien - cette dialectique tendrait donc vers la résolution historique de l'aliénation : « Nous obtenons donc ce résultat paradoxal [...] que c'est dans l'histoire et de l'histoire que naît l'Être absolu et donc en soi a-historique » (OH, 303).

2. 1. 3. De l'historicité à l'histoire — Dans L'ontologie de Hegel, Marx n'est pas une seule fois mentionné. Dans Le problème de la dialectique (SI, 407-444), texte de 1930, Marcuse résume ses thèses sur l'ontologie de Hegel en insistant sur la place centrale que prend la catégorie de la Vie, catégorie censée articuler le mouvement de la vie socio-historique dans la dialectique hégélienne. Une fois de plus, l'accent est mis sur la potentialité : la vie humaine ne peut advenir que si elle transcende la détermination donnée de son Être, « si elle surmonte la situation immédiate présente et se propulse de ses possibilités vers une situation plus haute » (SI, 438). Or, plus qu'avant et avec l'intention explicite de confronter Hegel à Marx, Marcuse souligne, en se basant sur l'analyse hégélienne de la dialectique de la conscience du maître et de l'esclave (cf. supra, t. 1, chap. 1), que la négation déterminée est une négation réellement transfor­matrice de la réalité qui vise à actualiser ses potentialités déterminées : « La volonté du moi agissant est réellement créatrice et transformatrice ; elle peut mettre de côté le donné préexistant et mettre son 'œuvre' propre (sein eigenes Werk) à la place » (S.l, 438). Marcuse en conclut que, en saisissant le caractère ontologique du travail, Hegel a saisi la structure fondamentale sous-jacente de l'histoire factuelle, cette dernière n'étant rien d'autre que la réalisation effective de cette structure de base dans des situations historiques différentes. Et de façon tout à fait intéressante, Marcuse opère maintenant le passage de Hegel au jeune Marx, de l'historicité à l'histoire, en revenant à son problème de départ, celui de la reification et de son abolition : « [Pour Hegel] le processus de reification et de sa rupture n'est pas un fait historique unique, mais un événement fondé dans l'essence de la vie humaine qui se répète dans chaque phase de l'histoire factuelle sous une forme différente [...] Marx [ayant rompu non seulement avec Hegel, mais avec toute la philosophie] décrit le processus de la reification

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Une histoire critique de la sociologie allemande



et de sa rupture en le restreignant explicitement à la forme historique qui est décisive pour la situation historique : celle de la réification de la vie dans la production capitaliste des marchandises » (SI, 441-442).

Ainsi, par le biais de la réification, Marcuse passe de la philosophie à la politique. Si la réification n'est pas un accident métaphysique, mais une condi­tion historique, alors elle ne peut être surmontée que dans l'histoire. Ce que Marcuse exige ici, c'est un acte concret historique, un acte révolutionnaire qui actualise la structure essentielle de l'histoire et renverse la situation de base de l'existence actuelle.

2. 2. L'anthropologie normative de Marx et le concept ontologique du


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