CHAPITRE 3 – La bio-« mécanique » de d’Arcy Thompson (1917-1942)
Il serait faux en effet de dire que la modélisation statistique (la « loi hypothétique » de Fisher) satisfait immédiatement et convainc l’ensemble des biologistes concernés par la représentation mathématique des plantes. En fait, beaucoup de chercheurs vont longtemps lui résister dans la mesure même où ils ne se sentent pas concernés par les mêmes problématiques que les agronomes ou que les généticiens intéressés à la quantification morphométrique transindividuelle. Toutefois, ce à quoi nous devons être attentif ici, c’est que le « modèle statistique » ne va pas d’abord être confronté à d’autres types de « modèles mathématiques », de nature déterministe par exemple. Il va dans un premier temps se voir opposer des construits formels au statut épistémique tout à fait différent, à savoir des « théories physicalistes » et des « axiomatiques formelles ». Il n’ y a donc pas là de dialectique cohérente autour de différents « styles » de formalisation et à l’intérieur d’une épistémologie par ailleurs commune. Il s’agit bien comme nous allons essayer de le comprendre, d’un refus de l’idée de modèle en tant que telle. À l’époque, en ce qui concerne les problématiques de morphogenèse, il lui est opposé des théories, non d’autres styles de modèles.
Avec des chercheurs comme le zoologiste d’Arcy Wentworth Thompson (1860-1948) ou le biophysicien Nicholas Rashevsky (1899-1972), on assiste en effet clairement à une volonté commune de faire front contre les interprétations probabilistes et modélistes de la morphogenèse. C’est-à-dire qu’il va encore s’agir pour eux de s’expliquer et de se donner à voir la construction du résultat (la forme) à partir d’événements élémentaires intervenant dans un scénario de type essentiellement mécanique. Il ne faudrait pas ici être victime d’une illusion rétrospective qui consisterait à les penser d’emblée comme des modélisateurs alternatifs : ils ne proposent pas des modèles mécaniques à proprement parler. De leur propre point de vue, l’alternative n’est pas encore à faire entre un modèle statistique et un modèle déterministe, mais elle est d’abord à faire entre une fiction formalisant l’aléatoire, et donc quelque chose qu’ils perçoivent comme le voile d’une ignorance, et une authentique théorisation enracinée dans le substrat réel, ce dernier ne pouvant d’abord être conçu, selon eux, que sous l’espèce du substrat physique qui se trouve avantageusement mathématisé par ailleurs, à savoir en mécanique et en physique.
Le développement des théorisations physicalistes de la morphogenèse
Avec le terme « physicaliste » ou l’expression « approche physicomathématique », nous entendons désigner une série de recherches qui se sont attachées, à partir de la fin des années 1910, à mettre au jour des explications statiques ou dynamiques aux phénomènes de forme et cela en recourant à des scénarios de nature essentiellement mécanique et physique. Pour se mathématiser, la première biologie mathématique axée sur les formes a ainsi tâché de suivre la voie de ses ancêtres déjà partiellement mathématisées qu’étaient la physiologie, l’électrophysiologie, la neurophysiologie ou la biochimie.
Comme ces disciplines plus anciennes, l’approche mathématisée des structures macroscopiques et spatiales du vivant a donc d’abord puisé ses scénarios formels et explicatifs dans les divers domaines de la physique mathématique, mais avec pourtant moins de conviction que ses voisines. Il faut sans doute attribuer ce piétinement de la morphologie, et de l’embryologie quantitative physicaliste plus spécifiquement, à ce que Nicholas Rashevsky appellera le « caractère insaisissable » des phénomènes étudiés en ces matières1. Malgré le fait qu’ils semblent se découper aisément sur un fond et que l’on puisse ainsi les dessiner, les phénomènes de forme semblent en effet échapper à toute mathématisation élémentaire comme à toute mesure triviale. Le dessin d’une plante semble encore exiger les dons artistiques d’un portraitiste qui sait capter la singularité de la forme mais pas son universalité. Ce n’est donc pas seulement les caractères par ailleurs bien connus en biologie générale et en biométrie de la faible reproductibilité des expériences sur le vivant et de la grande diversité des facteurs qui font ici particulièrement obstacle : il manque tout à la fois des outils descriptifs formalisés véritablement adaptés ainsi qu’une réelle prise empirique sur les phénomènes morphologiques. Ces outils descriptifs devraient également pouvoir s’inscrire dans des systèmes formels déductifs. C’est du moins ce que les tenants d’une biologie théorique attendent dans ce domaine.
Le défaut du côté de l’expérimentation est, pour sa part, dû à l’absence de paramètres de contrôle bien identifiés, accessibles et permettant de tester le pouvoir à tout le moins prédictif des formalisations candidates. C’est donc un défaut tant du côté de l’expérimentation que du côté de la théorie formalisée.
À part les premières tentatives de la phyllotaxie que nous avons évoquées, on ne sait donc pas précisément par quel abord, c’est-à-dire dans quelle langue formelle et avec quels instruments, rendre compte des phénomènes morphologiques. Il n’est donc pas surprenant que les approches aient d’abord été très théoriques et qualitatives c’est-à-dire éloignées de l’expérimentation mesurable et donc peu soucieuse de validations empiriques et quantifiées.
Les postulats de d’Arcy Thompson sur le « pouvoir » des mathématiques.
L’approche délibérément éthérée, admirative, spéculative, voire pythagoricienne2, de d’Arcy Thompson (1860-1948) a souvent été conçue comme une curiosité parce que s’inscrivant nettement en déphasage avec les travaux plus physiologiques et surtout plus statistiques de son temps3. D’Arcy Thompson est ainsi connu pour avoir rappelé, contre la vision qu’il jugeait en son temps trop exclusivement axée sur l’explication « facile »1 par la sélection naturelle, la pertinence d’une approche physico-mathématique dans les problèmes de morphogenèse. Il a en effet essentiellement eu recours, en mathématiques, à ce qu’il a appelé la théorie des transformations2, en physique, au principe du travail minimal, pour décrire et proposer de partielles et lointaines explications pour la mise en place des formes inertes ou vivantes, cela au gré des analogies mécaniques que sa grande culture lui faisait venir à l’esprit. Comme il ne s’agit nullement ici de rendre compte de toute l’œuvre de d’Arcy Thompson, nous allons lui poser une question précise et orientée vers notre préoccupation : comment justifie-t-il ses transferts osés de méthodes mathématiques ? Or, nous verrons que répondre avec lui à cette question suppose d’abord d’expliquer comment il conçoit la causalité des phénomènes. Là est la clé de cette approche qui a pu être jugée lointaine et cavalière mais qui influencera fortement et durablement la biophysique des formes dans l’après-guerre, comme nous serons amené à la percevoir.
Cause et analogie ne sont toutes deux que des « liens » entre les phénomènes
Notons avant tout que l’horizon d’homogénéisation grâce auquel d’Arcy Thompson s’autorise ces transferts de formulations mathématiques entre différents domaines présentant des formes analogues (inertes ou vivantes) est essentiellement de nature mécanique3. D’Arcy Thompson essaie de rapporter les problèmes de forme à des problèmes de mouvements virtuels mais empêchés, c’est-à-dire en fait à des équilibres de force. La mécanique statique est donc ici convoquée la première pour expliquer les formes. Dans cette mathématisation, il ne s’agit donc pas d’une sorte de modélisation mathématique de type phénoménologique avant l’heure puisqu’un point de vue mécaniste semble encore prédominer. Or, pour nous faire comprendre que son mécanicisme est toutefois davantage méthodologique que réellement physicaliste et réductionniste, d’Arcy Thompson se voit en fait obligé d’affaiblir la signification du concept de « cause » matérielle en la réduisant à la simple idée, classique dans la philosophie empiriste anglaise depuis David Hume (1711-1776)1, de lien de précession-succession ou de lien de contiguïté. Ce faisant, il rapproche significativement mais de façon décisive la relation analogique de la relation causale :
« En tant qu’étudiant en sciences mathématiques et en physique expérimentale, nous nous satisfaisons de traiter les antécédents ou les phénomènes proches de ceux qui nous intéressent2, et sans lesquels ces phénomènes n’existeraient pas : en résumé, nous nous contentons des causes qui ne sont rien d’autre que des conditions sine qua non, ou encore [phrase en latin traduite] des causes rattachées les unes aux autres et enchaînées par un lien3 nécessaire. »4
Cette absorption du causal par l’analogique est entérinée par d’Arcy Thompson dans la mesure où la mécanique rationnelle de Newton elle-même ne lui semble pas avoir déployé autre chose. Il n’y a donc pas pour lui de rupture dans la méthode de la science moderne. Et c’est poursuivre le projet de Galilée, Bacon ou Newton que de tenter de décrire les formes naturelles par des raisons mathématiques. Cause et analogie sont donc très proches dans la mesure où elles ne sont que des liens que la nature tisse entre ses phénomènes. Ces liens sont supposés exister réellement. Là s’arrête donc tout rapprochement avec l’empirisme sceptique de Hume. Selon d’Arcy Thompson, le mathématicien naturaliste est chargé de déceler ces liens préexistants avec l’outil d’analyse que lui sont les mathématiques. La notion de « force » ne doit d’ailleurs pas être prise au pied de la lettre : la vision de d’Arcy Thompson n’est donc pas exactement, on le voit bien, un réductionnisme mécaniste. Elle est une épistémologie de la causalité réduite à l’homologie : pour la mise en place dynamique des formes statiques, ce n’est que par défaut d’un vocabulaire encore à constituer que le terme de « force » sera analogiquement employé.
Cependant, et à l’inverse, une telle épistémologie ne mérite pas non plus tout à fait le qualificatif de « positiviste » dans la mesure où le rôle conféré a priori aux mathématiques dans la description de la nature reste non seulement considérable mais aussi fondé sur une foi principielle en l’harmonie de la nature. Le monde est en principe harmonieux : il n’est donc pas insignifiant que les phénomènes se répondent à travers des homologies de structure que les mathématiques sont chargées de nous dévoiler. Les mathématiques ont donc non seulement une fonction scientifique de connaissance mais aussi et surtout une fonction de dévoilement des symboles cachés bien plus encore qu’une fonction de maîtrise technique.
Combiner et généraliser : la symbolisation à double effet synthétique
Sans revenir sur les études déjà nombreuses qui ont été menées sur le sujet et sur le personnage en général, il nous est nécessaire de nous pencher ici sur un passage qui, en conséquence de la déréalisation qu’il a fait subir à la cause efficiente, déploie sans ambiguïté le rôle précis que d’Arcy Thompson entend pouvoir faire jouer aux mathématiques dans les sciences de la nature et, spécifiquement, dans leur étude des formes. Autant son approche délibérément analogique et débarrassée de tout souci de vérification expérimentale précise a pu certes trancher dans le monde de l’édition scientifique sur ces questions de morphogenèse, autant sa vision du rôle des mathématiques dans les sciences nous paraîtra finalement assez largement partagée par les biologistes théoriciens qui le suivront une bonne partie du 20 siècle. Il nous est donc indispensable d’en rendre compte brièvement ici.
Dans son chapitre terminal sur « La théorie des transformations ou la comparaison des formes apparentées », il présente en effet trois raisons précises de recourir à des définitions mathématiques dans la description et l’explication des formes naturelles. Tout d’abord, les mathématiques servent selon lui à résumer, à produire des « symboles » donc à « économiser la pensée »me. C’est que l’application de mathématiques aux phénomènes naturels se fait en deux temps : descriptif puis analytique. Dans la première étape, les mathématiques sont utilisées comme un « langage » plus précis que le langage naturel. Ils viennent donc naturellement seconder ce dernier pour la description du monde. Mais le langage mathématique a de surcroît le don de se ramasser en quelque sorte sur lui-même pour s’abréger et faire de ses mots mieux que des mots, des « symboles »1. La description devient donc une symbolisation grâce à une propriété intrinsèque du langage descripteur second. C’est bien là le rôle que la deuxième étape de la mathématisation, dite analytique, confère aux mathématiques. La représentation mathématique est d’essence analytique mais elle conduit ce faisant à une synthèse reproductrice de type « symbolique ».
La deuxième raison que d’Arcy Thompson avance en faveur du recours à la mathématisation en sciences est résumée en cette phrase : « nous accédons par l’analyse mathématique à la synthèse mathématique »2. C’est-à-dire que sous l’effet de leurs symbolisations, les mathématiques n’isolent pas les phénomènes les uns des autres en les particularisant. L’analyse ne procède pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, à une dissection infiniment différenciante. Mais, bien au contraire, en symbolisant et en nous hissant de ce fait au général, donc en faisant fi des détails particularisant les phénomènes, les mathématiques prêtent mieux que tout autre langage à des rapprochements cette fois-ci transversaux entre les phénomènes. Les mathématiques nous montrent qu’il y a analogie1 apparente parce qu’en fait il y avait d’abord homologie2 profonde. Cette homologie, jusque là repliée et cachée sous les phénomènes, se manifeste dans l’identité formelle entre certaines symbolisations. Les mathématiques posent donc ensemble divers processus analogues (littéralement, elles les « synthétisent »), car elles les représentent symboliquement de même façon. Elles décèlent ce faisant les homologies de structure. C’est une deuxième retombée, celle-ci inattendue, du recours au langage mathématique. Le symbole se retrouvant identique dans des sphères éloignées déploie une force de symbolisation non prévisible et d’un degré encore supérieur à celle qu’on lui avait donnée3 dans son premier pouvoir synthétique. C’est en quelque sorte le symbole mathématique lui-même qui prend ici l’initiative de faire un pas de plus, de symboliser encore davantage.
C’est précisément là que d’Arcy Thompson utilise son assimilation épistémologique antérieure entre la cause et l’analogie : le lien transversal que révèle le symbole mathématique n’est finalement pas d’autre nature que le lien longitudinal qu’on lui avait d’abord demandé d’exprimer puis de symboliser dans le cas du processus gouvernant tel phénomène particulier. Dans les deux cas, il s’agit de « symbolisation » : que ce soit pour reconstituer de façon abrégée la description d’un phénomène et de son processus, ou que ce soit pour exprimer une parenté entre des phénomènes de nature différente. Si bien qu’à la limite, un phénomène pourrait aussi bien être « expliqué » par son analogue que par sa cause. C’est donc la métaphore du « réseau » qui se confirme ici pleinement, comme on le voit, puisque, comme dans un réseau ou un tissu doté d’une trame et d’une chaîne, aucune direction de détermination des phénomènes les uns par les autres n’est particulièrement privilégiée : la direction causale classique, selon l’axe du temps, ou l’analogique, selon l’ordre des coexistants.
Ainsi, il devient possible de rendre les formes mathématiques, au départ descriptives et statiques, à leur genèse dynamique supposée : la physique (science du mouvement et de ce qui est mû selon Aristote, et dont d’Arcy Thompson se réclame ici) construit en effet ces formes mathématiques au moyen du « diagramme d’équilibre des forces »4 qui affectent tout objet matériel doué de forme. S’il y a homologie mathématique entre deux mises en forme, on peut donc être sûr qu’il y a des forces physiques de même nature qui y sont décisives. Voici donc l’approche mécaniste de d’Arcy Thompson en biologie fondée finalement sur une double doctrine de la cause comme analogie et des mathématiques comme symboles abréviatifs.
Mais c’est son troisième argument en faveur de la mathématisation en sciences qui va nous paraître le plus instructif, notamment pour ce qui concerne le devenir de la modélisation mathématique à travers la simulation numérique puis informatique dans les sciences de la forme. Voici en effet ce qu’écrit d’Arcy Thompson, en 1917, à la suite des passages précédemment évoqués :
« Il existe encore une autre manière – c’est à Henri Poincaré que nous la devons – de considérer la fonction des mathématiques, et de bien comprendre pourquoi ses lois et ses méthodes sous-tendent nécessairement la science physique tout entière. Tout phénomène naturel, si simple qu’il paraisse, est en réalité composite, et chaque action, chaque effet visible est en réalité la somme d’un nombre indéfini d’actions sous-jacentes. C’est ici que s’exprime le pouvoir tout particulier des mathématiques : celui de combiner et de généraliser. Le concept de moyenne, l’équation d’une courbe, la description d’une mousse ou d’un tissu cellulaire, toutes ces opérations au sens large du terme, relèvent des mathématiques, car elles peuvent toutes être représentées par des sommes de phénomènes ou d’actions élémentaires. La croissance et la forme sont tout entières de cette nature composite ; voilà pourquoi les lois mathématiques constitueront leurs fondements et pourquoi les méthodes mathématiques seront particulièrement adaptées à leur interprétation. »1
On voit donc que les mathématiques sont supposées être toujours à même à la fois de généraliser et de combiner. Ce qui est vrai pour les équations différentielles, où l’on peut supposer avoir affaire à des sommes de valeurs infinitésimales, ou a fortiori pour les calculs de moyenne, semble donc devoir être vrai des autres formes de mathématisation à venir pour d’Arcy Thompson. Laissant de côté les détails puisqu’ils seront intégrés et comme fondus dans la sommation mathématique, d’Arcy Thompson sera donc toujours préférentiellement sensible au « type », à l’« essence »2 du phénomène considéré. Mais quand on ne peut mathématiser directement et globalement, et que l’on veut néanmoins combiner des micro-événements hétérogènes, il semble qu’il faille renoncer à la généralisation. Il faudrait alors choisir : « combiner » ou « généraliser ». En tous les cas, c’est bien parce que, selon d’Arcy Thompson, les mathématiques peuvent souvent être utilisées3 et peuvent en revanche toujours à la fois « combiner » et « généraliser » qu’elles conduisent à la fois à la description et à l’explication de la mise en place des formes spatiales en général. Telle est son hypothèse épistémologique fondamentale4. Et telle est la raison ultime pour laquelle il s’inscrit en faux par rapport à l’idée d’un déracinement des formalismes et des mathématiques, même pour aborder les problèmes de forme. Son épistémologie restera ainsi longtemps celle des biophysiciens qui voudront résister au déracinement et qui espéreront construire une biologie mathématisée en un sens théorique.
Mais regardons rapidement ce qu’il en est effectivement pour le domaine qui nous occupe plus particulièrement : la morphogenèse végétale. D’Arcy Thompson l’aborde çà et là. Nous évoquerons successivement les solutions qu’il préconise pour l’explication de la spirale logarithmique chez les plantes, pour la forme des feuilles et enfin pour les angles de ramification.
Le « gnomon » au principe de la spirale logarithmique : la loi géométrique la plus simple
Dans son chapitre sur « La spirale équiangle », d’Arcy Thompson fait une proposition qui innove quelque peu dans la mesure où il produit une de ses synthèses nouvelles (au sens qu’il a donné à la synthèse mathématique que l’on pourrait dire seconde : la synthèse « symbolique » entre des phénomènes disparates via des formulations mathématiques déjà synthétiques) fondée sur le concept de « gnomon »1. Il représente sous un nouveau jour ce que Schimper, Braun et les frères Bravais avaient depuis longtemps représenté de façon isolée : la génération mathématique d’une spirale logarithmique à partir de la réitération de gnomons sur une figure initiale donnée. La spirale logarithmique (ou spirale équiangle) est ainsi douée de « similitude continue »2. C’est le cas des inflorescences successives de la plante commune appelée bourrache : chaque pousse y forme un angle constant (d’où le terme « équiangle ») avec la précédente mais est de taille toujours inférieure à elle d’un même rapport. Dans ces conditions, selon d’Arcy Thompson, « chaque pousse constitue ou définit un gnomon de la structure qui la précédait »3. Or, si nous observons ce genre de mathématisation, nous ne pouvons pas dire qu’elle ressortisse directement à une analyse mécanique ou par les causes physiques. Elle dépend en fait d’une simple observation qui semble devoir passer pour une évidence : la spirale logarithmique bien connue est la conséquence de la loi de croissance la plus simple, une croissance des parties en proportions constantes. Et c’est elle « que la nature a choisie »4 dit-il. D’Arcy Thompson ne propose donc pas d’explication mécanique à proprement parler pour cette représentation géométrique d’une morphogenèse ; mais il s’appuie sur l’intuition d’une certaine simplicité de la loi de croissance communément rencontrée dans la nature vivante et qui donne ainsi lieu à des spirales. Sans renoncer à toute explication mécanique, il fait donc globalement fond sur une sorte de principe d’optimalité que la nature suivrait sur ce point. De plus la généralité des gnomons, reconnue depuis l’Antiquité semble plaider pour une pertinence supplémentaire. Nous sommes donc bien dans le cas où une analogie, devenant géométriquement assez précise, de par la construction constante d’une spirale logarithmique dans divers milieux et pour divers organes ou objets naturels, semble pouvoir manifester clairement une homologie. Car c’est le « gnomon » qui incarne ici explicitement l’identité des raisons, racine de toute homologie, puisqu’il peut tout aussi bien et identiquement être un nombre entier, qu’une figure géométrique ou qu’une pousse de bourrache.
La forme des feuilles et la ramification
D’Arcy Thompson côtoie également les formes végétales par un autre abord : celui de la forme des feuilles. Pour illustrer le fait que les morphologistes devraient plus souvent prendre en compte la dynamique mécanique de mise en place des formes, dans le cadre de sa « théorie des transformations continues », d’Arcy Thompson propose de faire remarquer qu’il faut souvent imputer les apparentes dissymétries de croissance de la feuille aux seules différences entre les vitesses de croissance selon ses divers axes. Ainsi les dissymétries bien connues des feuilles de bégonia témoigneraient de cette dissymétrie entre les vitesses de croissance, des deux côtés des feuilles, de part et d’autre de leur axe. Nous constatons donc que, là encore, c’est bien une dynamique de croissance conçue sous sa forme la plus simple (le rapport entre les différentes valeurs numériques des vitesses de croissance locale) qui détermine une représentation mathématisée de la forme globale. Il s’agit donc là aussi d’un recours à un principe mécanique d’optimalité, plus exactement à un principe de simplicité maximale dans la dynamique.
Enfin, en ce qui concerne la mathématisation des ramifications, dans l’édition de 1942 de On Growth and Form, d’Arcy Thompson se contente essentiellement de rendre compte des travaux théoriques déjà existants, effectués par un certain nombre de physiologistes depuis le début de 19 siècle et visant à expliquer la valeur des angles que forment entre eux les vaisseaux sanguinsme. Il fait notamment une place de choix aux recherches du biologiste britannique Cecil D. Murray dans la mesure où ce dernier obtient des résultats prédictifs satisfaisants (correspondant aux mesures trouvées) tout en dispensant le morphologiste de recourir à des principes finalistes voire vitalistes du genre de « l’axiome de Hofmeister » reconnu alors par un grand nombre de botanistes. Comme d’Arcy Thompson se fonde sur une simple reprise de ces travaux et que, de plus, ce sont ces travaux qui donneront lieu, par la suite, à toute une série de recherches (poursuivies jusqu’à aujourd’hui), dans la mesure également où ils ouvrent des voies fécondes et où ils dépassent déjà la vision homologique-mécaniste de d’Arcy Thompson sans que celui-ci en prenne d’ailleurs véritablement conscience, nous allons le quitter ici en ouvrant notre enquête à ces physiologistes qui se sont interrogés sur les causes de la morphologie ramifiée des êtres vivants et qui, pour cela, en ont mathématisé la représentation.
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