StratÉgie
Regroupements d’écoles,
C’est (enfin) parti
Les projets d’unions devront se réaliser sans froisser les ego, en respectant les cultures des écoles et en prenant en compte les anciens élèves comme les entreprises.
par Guillaume Lecompte-Boinet
« Alors, elle n’est toujours pas faite cette fusion ? » C’est ainsi qu’en 2015, le futur président Emmanuel Macron aurait apostrophé les dirigeants de Télécom Bretagne et de Mines Nantes, lorsqu’il était encore ministre de l’Économie et des Finances. Les deux écoles bretonnes se trouvaient en effet en plein processus de fusion dans le cadre de l’Institut Mines-Télécom (IMT), un organisme créé en 2012 pour rassembler les potentiels des deux spécialités des sciences de l’ingénieur : les « mineurs », avec leurs compétences en matière de génie mécanique et industriel, et les électroniciens, très ouverts sur le numérique. Seulement voilà, entre l’idée et la réalisation concrète, il s’est écoulé pas moins de cinq années pour que l’IMT Atlantique naisse. « C’est chose faite depuis début 2017, et la première promotion unifiée sortira en 2021 », lance avec satisfaction Paul Friedel, l’ancien directeur de Télécom Bretagne et premier patron du nouvel ensemble, qui compte 2 300 élèves et 290 enseignants-chercheurs. La dynamique de l’IMT a aussi donné naissance récemment à l’IMT Lille-Douai, fruit du mariage entre Mines Douai et Télécom Lille, dont le projet pédagogique a été validé par la Commission des titres d’ingénieur (CTI) en janvier. « Nous créons ainsi un nouvel ensemble qui allie culture numérique et sciences de l’industrie », ajoute Alain Schmitt, le directeur de l’IMT Lille-Douai.
Sur le plateau de Saclay, ce sont Centrale Paris et Supélec – désormais fusionnées sous le nom de CentraleSupélec – qui ont inauguré un campus commun fin août 2017. Là aussi, l’idée est d’agréger leurs différentes compétences pour former un ensemble plus complémentaire. « Ce projet répond à la nécessité de renforcer l’identité des deux écoles et former des ingénieurs bien adaptés aux problématiques actuelles des entreprises, notamment la capacité à innover, à conduire le changement », explique Hervé Biausser, le directeur général de CentraleSupélec Les premiers diplômés sortiront de la nouvelle école en 2021. Ce projet, rappelons-le, remonte à 2009… C’est d’ailleurs la même année que Efrei et l’École supérieure d’ingénieurs en informatique et génie des télécommunications (Esigetel) lancent les premiers jalons d’un rapprochement qui aboutira à la fusion des deux écoles à la fin 2017 pour donner naissance à Efrei Paris. Quant au rapprochement entre l’École nationale supérieure d’ingénieur de Limoges (Ensil) et l’École nationale supérieure de céramique industrielle (Ensci), il a nécessité près de dix-sept ans entre les premières réflexions et l’adoption définitive du projet en janvier 2017.
La force de la transversalité
On le voit, fusionner des écoles prend du temps et ne s’improvise pas. En témoignent quelques échecs retentissants, comme le projet avorté de rapprochement entre Télécom Paris Tech et Télécom SudParis. Les raisons qui poussent les écoles à se regrouper ou fusionner ne manquent pas : atteindre une taille critique, faire face à l’accélération de la compétition entre écoles, acquérir plus de visibilité internationale, renforcer son potentiel de recherche. Mais aussi, répondre aux besoins des entreprises pour des ingénieurs « couteau suisse », dotés à la fois d’une solide spécialisation et de compétences dans le management de projets complexes.
Dans ces projets, les entreprises partenaires des écoles jouent un rôle central. « Les industriels qui nous accompagnent ont fortement poussé pour que nous fusionnions », confirme Sophie Commereuc, la directrice de Sigma Clermont. Cette nouvelle école, créée en 2016, réunit l’Institut français de mécanique avancée (Ifma) et l’École nationale supérieure de chimie de Clermont-Ferrand (ENSC Clermont). Sigma propose désormais un concours et un diplôme unique avec les deux spécialités. « Les industriels ont besoin d’ingénieurs ouverts à plusieurs disciplines, comme la chimie et la mécanique dans le cas de Sigma », ajoute la directrice. Leur implication se traduit notamment par la présence du patron de Michelin, Jean-Dominique Senard, à la présidence de la Fondation Sigma. « Il s’agissait de deux écoles très complémentaires : des chimistes spécialistes des procédés amont et des mécaniciens spécialistes de la transformation », renchérit Jacques Lecadet, directeur R & D d’Eramet Alliages, et membre du conseil d’administration de Sigma. « Nous avons beaucoup écouté les entreprises partenaires pour mener notre fusion », appuie Frédéric Meunier, le directeur général d’Efrei Paris. Parmi elles, Thales, Capgemini ou Sopra Steria, embauchaient déjà des ingénieurs issus d’Efrei comme d’Esigetel. « Efrei Paris fournit des ingénieurs qui ont un savoir-être et pas seulement l’esprit geek », estime Christelle Pradier, la directrice recrutement France de Sopra Steria. Même constat du côté de l’Ensil-Ensci. « Le point le plus important, c’est la transversalité qu’offre une fusion : un ingénieur spécialiste de la céramique industrielle qui possède aussi des connaissances en mécatronique et en digital, c’est très intéressant pour nous. J’embauche des diplômés des deux écoles », analyse Arnaud Hory, le PDG de Cerrinov (machine-outil et robotique), diplômé de l’Ensci en 1995 et président du conseil de l’école. « De nombreuses entreprises locales étaient partenaires des deux écoles. Pour elles, c’est donc une simplification », ajoute Patrick Leprat, le directeur de la nouvelle entité.
L’insertion des anciens au projet est l’un des défis les plus délicats à gérer dans les fusions. Bien souvent, l’un des deux diplômes disparaît, comme dans le cas d’Efrei Paris, ou carrément les deux dans le cas de Sigma. « Il faut parvenir à une fusion entre égaux, pour ne froisser personne, et pour cela, il faut associer très en amont les alumnis », explique Paul Friedel. Ceux de Télécom Bretagne et de Mines Nantes ont fusionné leurs associations respectives dès janvier 2017. Même démarche chez les Nordistes : les associations d’alumnis de Mines Douai (qui a 150 ans d’existence) et de Télécom Lille ont fusionné en novembre dernier dans la foulée de la création de la nouvelle entité. « Cette fusion amène un élargissement du socle académique sans perte de spécificités pour les deux écoles. Les ingénieurs d’aujourd’hui doivent avoir une grande capacité d’adaptation, ce que cette fusion apporte », analyse Eddie Bonnal, le président des alumnis de l’IMT Lille-Douai, diplômé de Télécom Lille en 2008 et fondateur de la start-up Beagway.
La souplesse du partenariat
Associer les entreprises et les anciens élèves ne suffit pas. L’une des causes d’échec d’une fusion est un travail insuffisant en amont pour expliquer et faire accepter le projet aux équipes internes. Fusionner signifie marier deux cultures pas forcément en ligne, c’est aussi faire évoluer des cadres juridiques et intégrer des personnels dotés de statuts différents. Lorsque l’idée de regrouper l’Ensil et l’Ensci a pris corps, il a fallu convaincre l’Ensci de renoncer à son statut d’établissement public administratif (EPA) pour entrer dans le giron de l’université de Limoges dans lequel se trouvait l’Ensil. « Nous avons eu dix années de discussions », se souvient Patrick Leprat, le directeur de l’Ensil-Ensci. L’un des accélérateurs est la mise en place de fonctions supports communes (RH, ERP…). Aujourd’hui, la nouvelle école fonctionne avec 40 % d’enseignements communs même si chacun conserve son diplôme. « Nous avons sans doute mis un peu trop de temps à mettre en place des outils en commun. À mon avis, dans une fusion il faut aller vite quitte, à bousculer un peu les habitudes », estime Frédéric Meunier. La fusion entre Efrei et Esigetel a en effet suscité quelques remous parmi le personnel, tensions aujourd’hui apaisées aux dires de son directeur.
La fusion n’est à l’évidence pas la seule voie pour unir les forces et peser plus à l’international. De nombreuses écoles ont choisi des formules de partenariats ou de regroupements plus souples, comme l’appartenance à un réseau type Insa (Institut national des sciences appliquées) ou INP (Institut national polytechnique). Ces deux acteurs sont d’ailleurs des précurseurs puisque le premier a été fondé en 1957 et le second en 1969. « Nous avons une démarche à la fois régionale et de transversalité des cursus, pas de fusion », ajoute Olivier Simonin, le président de Groupe INP, qui fédère une trentaine d’écoles à Grenoble, Toulouse, Bordeaux et en Lorraine. D’autres comme Mines Nancy, ont une habile stratégie : cette école appartient en même temps au réseau des IMT, à l’université de Lorraine (de par sa tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) et à une alliance entre l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy et l’ICN Business School, au sein du réseau Artem. « Les entreprises veulent des ingénieurs 360 degrés : avec Artem, nous répondons à cette demande. La difficulté, c’est qu’il faut faire travailler ensemble des gens très différents, en faisant tomber les murs qui nous séparent », résume François Rousseau, le jeune X-Mines, directeur de l’école. Artem, qui prône l’hybridation des compétences, a eu un prestigieux parrain en la personne de Louis Schweitzer, l’ancien patron de Renault. Cette alliance a développé environ 20 % de contenus pédagogiques en commun, et un incubateur, Villa Artem. La démarche adoptée par l’École supérieure d’ingénieurs Léonard de Vinci (Esilv) est aussi fondée non sur une fusion, mais sur une synergie avec les deux autres écoles du pôle Léonard de Vinci, l’école de management EMLV et l’Institut de l’internet et du multimédia (IIM). « Grâce au potentiel du pôle, nous avons développé un double diplôme d’ingénieur-manager il y a trois ans qui fonctionne très bien », explique Pascal Brouaye, le directeur du pôle.
Des fusions qui ne font que commencer
Le mouvement des fusions n’est pas prêt de s’arrêter. En témoigne l’annonce toute récente par le groupe UniLasalle d’un rapprochement avec l’École des métiers de l’environnement (EME) de Rennes. Cette reprise fait suite à celle de l’Esipta à Rouen (agronomie) en 2016, et de l’Igal (géologie) en 2006. « Nous ajoutons une spécialité à nos métiers de base que sont les sciences de la terre », se réjouit Philippe Choquet, le directeur général du groupe. Du côté de Limoges, des discussions ont eu lieu en début d’année entre les dirigeants de l’Ensil-Ensci et ceux de 3IL Limoges en vue d’un possible rapprochement. Par ailleurs, on attend cette année la création d’un établissement unique regroupant Centrale Lille, l’École nationale supérieure des arts et industries textiles (Ensait) et Chimie Lille. « Le projet de rapprochement a été voté par nos conseils d’administration respectifs », indique Emmanuel Duflos, le directeur de Centrale Lille. Le dossier a cependant pris du retard en raison de sombres questions de statut administratif. Rien n’est simple dans les fusions d’écoles. ❚❚
Quatre voies pour se regrouper
Les fusions pures et dures
C’est l’approche choisie par CentraleSupélec, Efrei Paris ou Sigma Clermont. Dans ce cas, les écoles se fondent dans un seul ensemble et du coup, partagent le même campus, le même concours et délivrent un diplôme unique. De même, les structures de recherche ou le pôle relations avec les entreprises sont amenés à être réunis. Ainsi, Efrei Paris a déjà créé un laboratoire commun avec l’ex-Esigetel sur le big data et l’internet des objets. Principal défi pour elles : mettre en musique le cursus commun.
Les fusions « douces »
Quelques écoles ont choisi de se rapprocher, mais sans toutefois renoncer à leurs diplômes respectifs. C’est notamment le cas de l’École nationale supérieure d’ingénieur de Limoges (Ensil) et de l’École nationale supérieure de céramique industrielle (Ensci), ou d’Yncréa Hauts-de-France, qui réuni l’ISA Lille, l’Isen et HEI. Il s’agit quand même d’une forme de fusion, car ces écoles se retrouvent souvent sur le même campus, réunissent leurs fonctions support, certains contenus pédagogiques et leurs moyens en matière de recherche. Yncréa Hauts-de-France est en train de faire valider sa fusion par la CTI.
L’appartenance à un réseau
Les INP et ou les Insa sont un bon moyen de mutualiser des pratiques. Mais ce mode de regroupement se limite à cela. Chaque école conserve son autonomie en matière de cursus et de diplômes. Toutefois, les écoles de l’INP offrent une prépa intégrée pour les étudiants post-bac et un concours commun pour ceux issus de classes préparatoires (bac + 2). Les directeurs des différentes écoles se réunissent tous les mois, et le Groupe INP
a été créé il y a six ans pour mieux fédérer le réseau, qui compte une trentaine d’écoles et 20 000 étudiants.
La voie du partenariat
Dans ce cas, les écoles conservent leur autonomie tout en appartenant à une association ou un groupe qui fédère d’autres disciplines. Ainsi Mines Nancy avec Artem. Ou l’Esilv dans le pôle Léonard de Vinci. Ainsi en 2016, l’École centrale d’électronique (ECE) est passée dans le giron du groupe Inseec U. qui comprend 16 écoles, 115 spécialités, allant du management aux sciences de l’ingénieur en passant par la communication. L’appartenance à ce groupe offre des passerelles aux ingénieurs de l’ECE pour compléter leur cursus.
Gros sous et statuts font parfois échouer les fusions
On se souvient de l’échec du rapprochement entre Mines, Ponts et l’Ensta en 2003-2004. En 2017, ce sont Télécom Paris Tech et Télécom SudParis qui n’ont pas pu convoler en justes noces faute d’un accord sur le déménagement de Télécom Paris Tech à Saclay. De même, l’université de Nantes et Centrale Nantes ont renoncé à leur rapprochement en raison d’un désaccord sur le statut des personnels de Centrale Nantes. Enfin, toujours l’an dernier, CPE Lyon a fait machine arrière dans son projet de rapprochement avec Mines Saint-Étienne, notamment parce que l’école lyonnaise voulait avoir l’assurance de conserver ses subventions et ses liens avec l’université de Lyon. Ce qui n’a pas été le cas aux dires de ses dirigeants. ❚❚
« Avoir affaire à un seul interlocuteur simplifie les relations »
(ENTRETIEN AVEC) Jacques Lecadet,
directeur R & D d’Eramet Alliages
Pourquoi un industriel comme vous a poussé à la création de Sigma Clermont ?
La fusion entre l’Institut français de mécanique avancé (Ifma) et l’École nationale supérieure de chimie de Clermont-Ferrand (ENSCCF) était assez logique : toutes deux partageaient quasiment le même campus et avaient des parcours pédagogiques pouvant être complémentaires. Elles vont faire mieux ensemble que séparées. Il y a aussi des aspects régionaux : les industriels locaux, comme Aubert & Duval ou Michelin, étaient très impliqués dans la gouvernance de l’Ifma qui avait développé des relations étroites avec les entreprises. Or, c’est cette gouvernance qui a été choisie pour piloter la nouvelle école. Enfin, en termes de visibilité, Sigma atteindra une taille critique [280 diplômés par an, NDLR], ce qui est très intéressant dans le contexte concurrentiel actuel en ce qui concerne les moyens disponibles.
Concrètement, que vous apporte cette fusion ?
Pour nous, avoir affaire à un seul interlocuteur a deux avantages : cela simplifie les relations, pour les recrutements, les conventions… Et surtout, nous aurons des ingénieurs plus complets. Marier la chimie avec la mécanique a beaucoup de sens dans nos métiers où nous transformons des matériaux métalliques. Quand on forge, il faut connaître le comportement physico-chimique et mécanique du matériau.
La suite, c’est l’intégration du digital dans le cursus ?
Ce n’est pas encore mis en œuvre dans les actions à court terme, mais cela fait partie des réflexions avec les autres partenaires régionaux. La nouvelle école doit également renforcer son potentiel dans la recherche en développant des synergies, et se bâtir une nouvelle identité. ❚❚
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