INTRODUCTION J'ai eu très tôt mon bâton de maréchal puisque, nommé instituteur-adjoint à vingt ans, je n'ai jamais voulu dépasser ce grade qui m'a toujours parfaitement convenu. Mais si le profil de ma carrière est resté rigoureusement horizontal, ma vie professionnelle n'en a pas moins été très agitée. En effet, mon indifférence à la progression hiérarchique m'a donné toute liberté de poursuivre des recherches. Et, il n'y a pas longtemps encore, quand on se situait pour cela dans les perspectives de la Pédagogie Freinet, ça ne manquait pas de produire des remous.
Mais j'assumais assez tranquillement les divers aléas de mon existence pédagogique, sans jamais penser à la possibilité d'un avenir différent quand, un certain jour d'août, je reçus la proposition d'un poste dans un I.U.T. - Carrières Sociales. Ma surprise fut totale : comment avait-on pu me dénicher dans ma petite école de campagne ?
C'était vraiment une aventure folle à courir. Mais j'étais suffisamment fou pour accepter de la tenter. Et c'est sans trop d'hésitation que je répondis positivement à la demande qui m'était faite.
Dans toute autre structure de ce type, j'aurais échoué lamentablement : mes forces trop misérables ne m'auraient pas permis d'assumer cette brusque mutation. Mais, là, ce n'était pas comme ailleurs. En effet, il s'agissait d'un établissement animé par une équipe d'enseignants qui s'étaient cooptés dans la foulée de mai 68. Ils étaient enchantés de toutes les possibilités d'expérimentation pédagogique que semblait leur offrir cette nouvelle institution. La formation d'animateurs socio-culturels (M.J.C. - Centres Sociaux - Foyers de Jeunes travailleurs... ) était presque entièrement à débroussailler : le champ se trouvait donc largement ouvert.
Cependant, il fallait vraiment être inconscient pour s'embarquer sur ce bateau et accepter de croire qu'on pouvait s'intégrer à cette équipe et à sa façon de travailler. Heureusement, je n'ai jamais manqué d'inconscience. Et de plus, je possédais, sans le savoir, un atout original qui allait faciliter un peu mon adaptation. En effet, dans cette structure de formation, il ne s'agissait pas de préserver, à tout prix, la sécurité des enseignants en leur permettant de se placer, en toute liberté, sur les terres de leur savoir pour qu'ils puissent impunément y perpétrer leur pouvoir. Non, le mot d'ordre : « Les étudiants d'abord ! » Et lorsqu'ils avaient décidé de se choisir tel sujet de réflexion, tel secteur de recherche, tel terrain d'approfondissement, on n'avait pas à les manipuler pour les contraindre à déménager leur objectif sur le terrain de sécurité ou de domination de tel ou tel enseignant Combien cette idée est encore neuve ! Et pas qu'en Europe ! Ni dans les centres de formation de tout poil (E.N. - C.A.E.I. - E.S. - E.P.S. ... enfin ! tous).
Mon atout, c'était précisément d'être neuf et disponible. Jusque-là, je m'étais contenté de me bricoler quelques petites réponses provisoires aux questions innombrables que soulève la polyvalence obligée d'un enseignement du primaire. Et, de ce fait, surtout à ce niveau, je n'avais aucune possibilité d'utiliser un savoir quelconque comme outil de sécurisation personnelle. Pendant trente années, j'avais travaillé uniquement avec des enfants de six à neuf ans. Que pouvais-je donc apporter à des étudiants de dix-huit à trente-cinq ans ?
Heureusement pour moi, certains de mes collègues se soucièrent de mon adaptation. L'équipe enseignante était composée d'un docteur ès Lettres, d'un philosophe-poète-psychologue-politique-musicien... d'un responsable national des M.J.C., d'un ancien responsable national de Peuple et Culture et d'un spécialiste de l'animation, de l'audiovisuel et du théâtre.
A eux cinq, ils « couvraient » un vaste domaine qui allait de la psychanalyse à l'économie politique en passant par la psychosociologie, la peinture, le théâtre, l'administration, les lettres, etc. Et je me demandais bien en quoi je pouvais leur être utile puisque leur voiture disposait déjà de cinq excellentes roues.
Pour m'occuper un peu, je participai à quelques groupes d'études, moins comme enseignant que comme membre à égalité du groupe. Il faut dire que je me posais souvent des questions parallèles à celles des étudiants. Comme je n'avais jamais pu effectuer qu'un petit pas dans tous les domaines, je me trouvais partout et toujours en merveilleuse situation de progresser. Et de cette façon, dans ma nouvelle position, je pouvais continuer à mordiller dans tous les gâteaux du Savoir. Cependant, mon activité de militant pédagogique m'avait tout de même apporté une certaine expérience de la recherche en groupe ; et je n'étais pas totalement inutile.
Mais mes coéquipiers n'oubliaient pas de m'aider. D'une curieuse façon. Souvent, au cours de la réunion hebdomadaire de concertation où nous faisions le point des projets de travail des étudiants, il s'en trouvait un pour lequel, vraiment, personne ne semblait pouvoir se rendre disponible. A chaque fois, je me tenais soigneusement coi dans mon coin en souhaitant ardemment que des épaules plus solides que les miennes acceptent de s'en charger. Mais non, c'était clair, il ne restait vraiment plus que moi. Je m'esclaffais régulièrement :
- Mais vous n'y pensez pas : je n'y connais absolument rien.
- Eh bien, c'est précisément pour cela qu'il faut que ce soit toi qui le prennes en charge !
Que répondre à ces types qui mettaient en pratique leurs principes et qui se plaçaient de préférence, sur le terrain de l'insécurité. Il fallait bien que je me mobilise...
Mais, secrètement, celui qui faisait fonction de directeur des études et qui était l'âme centrale de l'expérience, avait des idées très précises sur le rôle que je pouvais jouer. Il voulait que je sois le cheval de Troie de ses idées dans l'équipe et que j'impulse la créativité des étudiants. Je mis longtemps à m'en apercevoir car c'était un stratège d'une habileté extrême. Et moi, j'étais extrêmement naïf et entièrement manipulable : je n'ai jamais été qu'un pantin à peu de ficelles et il suffit d'en tirer une pour que je me mette aussitôt totalement en mouvement.
Si j'avais été informé de ses intentions, jamais je ne serais venu à l'I.U.T. sur un tel contrat. mon expérience en « animation-école » n'impliquait pas automatiquement une compétence à un niveau plus élevé. Et, de plus, je me serais senti très prétentieux de vouloir me substituer aux autres enseignants qui avaient, eux, une double expérience de la création et du travail avec des adultes.
Mais ce camarade se garda bien de me faire part de ses projets. Il m'avait amené dans cette structure d'animation et il n'avait plus qu'à attendre tranquillement que la réaction s'enclenche. il savait que la dynamique d'une équipe se nourrit essentiellement de ses contradictions. Et, en misant sur moi, il avait joué sur du velours car j'étais fondamentalement, viscéralement contre.
Cela, je le perçus dès la première réunion de concertation. Un des enseignants s'était exclamé :
- Quel boulot ! Et mon éditeur qui me presse d'achever ma série de poèmes
J'avais généreusement rigolé de sa blague. mais il ne blaguait pas : il avait réellement un éditeur ! Ainsi, c'était chez ce genre de mecs que j'étais tombé. Ils appartenaient à la caste intellectuelle, à la confrérie, comme disait Freinet. Et pourtant, ils étaient tous d'origine populaire !
Un certain temps, ma colère resta intérieure. Mais très vite, au cours d'une plénière, elle se donna libre cours. Et ce fut le premier affrontement entre ce poète et moi. Cependant, je ne pouvais me contenter de contestations verbales. Il me fallait agir car je ne pouvais accepter passivement cet accaparement de tout le domaine de l'expression par quelques-uns. Comme Roger Gentis, et bien avant de l'avoir lu, j'étais persuadé que :
« Des philosophes professionnels ? Des artistes professionnels ? Qu'est-ce que c'est cette connerie ? Comme si chacun ne pouvait être son propre artiste, son propre philosophe. Je réclame le droit pour le dernier des peigne-culs de chanter le monde à sa façon » (Guérir La Vie Maspéro)
Je connaissais bien la souffrance de parole. Et j'étais persuadé que c'était ceux qui avaient été le plus percutés par la vie qui avaient le moins de possibilités de se faire entendre. Pourquoi ? Parce qu'une maffia de dominants s'était ingéniée, par tactiques et subterfuges divers, à instaurer à leur profit un monopole d'expression. Et je me trouvais soudain en face de quelques-uns de ces affidés.
Ma colère ne me paraissait pas du tout caractérielle ; au contraire même, il me semblait bien qu'elle reposait sur une solide réalité. Mais, en ce temps-là surtout, je n'étais pas de nature à me contenter de bouillir intérieurement : il me fallait nécessairement passer à l'acte. Car j'ai toujours considéré qu'une colère qui ne se solidifie pas dans le moule en sable dur d'une action est une sorte de luxe gratuit et inutile.
Oui mais agir, c'est facile à dire. Mais quelle action entreprendre ? Qu'est-ce que je pouvais tenter ? Comment fallait-il que je m'y prenne ? Evidemment je n'avais nul secours à attendre de personne. J'étais même dans l'obligation de tout inventer puisque je ne pouvais m’appuyer sur rien que je connusse déjà. Face à cette coterie d'intellectuels - qui avaient tout de même l'élégance d'introduire des loups hirsutes dans leur bergerie peignée - je me trouvais totalement désarmé. Ce n'était pas la peur qui me retenait car ma colère m'aidait à faire fi de mes petites susceptibilités et même de mes grosses inquiétudes, c'était mon dénuement extrême d'expérience.
Alors, dans la grande incertitude où je me trouvais, je me résolus à tenter plusieurs choses. J'écrivis d'abord, à tout hasard, une série d'espèces de poèmes de tous genres. Et je les affichai sur le plus grand panneau qui fût et qui se trouvait « évidemment par pur hasard » à la porte du poète que je contestais.
Pour un non-poète, ces textes étaient des plus rassurants : il n'y avait pas de quoi tomber roide d'admiration. Ils ne planaient pas ; ils marchaient en sabots dans la boue. Ils visaient surtout à sécuriser, à introduire au désir d'écrire, à susciter la pensée suivante : « Eh bien, si ce mec ose afficher des trucs pareils alors, pas de doute, moi je peux y aller aussi de mes petites créations ! »
Voici trois exemples :