V. 2. Acquisition du système temporo-aspectuel, et des connecteurs : revue des travaux
V. 2. 1. Acquisition du temps et de l'aspect
Depuis les années soixante-dix, de nombreuses recherches s'intéressent au développement du système du temps et de l'aspect chez les enfants. Les premiers travaux soulignent l'acquisition de l'aspect avant celle du temps. Selon Antinucci & Miller (1976) ; Bronckart & Sinclair (1973) et De Villiers et De Villiers (1979), le temps est défectueux chez les jeunes enfants et les inflexions qu'ils utilisent sur le verbe ne sont là que pour marquer par exemple, le caractère perfectif ou imperfectif de l'action (c'est-à-dire l'achèvement ou non de l'action) et non pas pour indiquer une relation temporelle entre la situation dont on parle et le moment de la parole (fonction du temps verbal presque communément admise de nos jours). En fait, ces premières études remarquent une relation entre les temps utilisés et la sémantique des verbes. En effet, elles constatent par exemple une plus grande utilisation par les tout jeunes anglophones du "past perfect" avec des verbes résultatifs, c'est-à-dire des verbes qui décrivent des situations bornées par un résultat. Cette tendance à utiliser le "past-perfect" avec des verbes résultatifs se retrouve dans la production des adultes mais cette combinaison n'est relevée que dans des contextes plus restreints.
À partir du moment où les recherches s'élargissent à un nombre plus vaste de langues, où les travaux deviennent translinguistiques, les conclusions sont relativisées. En effet, Weist et al. (1984) et Weist (1986) par exemple sur le polonais pensent en fait que l'acquisition du système temporo-aspectuel dépend beaucoup du système langagier en question. C'est ainsi que ces recherches montrent que, dès leur plus jeune âge, les enfants polonais marquent le temps sur tous les types de verbe. Slobin (1985) de son côté fait dépendre l'âge et la vitesse d'acquisition du système du temps et de l'aspect des caractéristiques du système à apprendre. Selon lui, la présence d'une distinction linguistique claire, en d'autres termes, d'une certaine transparence du système, peut accélérer la compétence des enfants à marquer un contraste temporo-aspectuel. Cette tendance découle d'un des principes de base de l'acquisition que Slobin postule en 1973 : "les relations sémantiques sous-jacentes devraient être marquées ouvertement et clairement " (Slobin, 1973:202, notre traduction55).
Il existe une seconde raison au caractère limité des résultats de ces premières recherches : la méthodologie utilisée. En effet, les sujets sont très jeunes et les recherches portent exclusivement sur la description d'événements simples. Dès que les sujets travaillent sur des tâches plus complexes, comme la construction de textes et plus précisément sur la construction de narrations, il est plus aisé de suivre de manière précise la trajectoire développementale du système temporo-aspectuel des enfants en fonction de leur âge. Les travaux qui se sont développés à la suite de ce constat ont mené à un modèle alternatif appelé "the temporal system hypothesis" par Weist et al. (1984), Weist (1986), ainsi que par Schlyter (1989) pour l'acquisition du temps et de l'aspect chez les enfants bilingues. Dans ce modèle, les enfants passent par trois stades.
Au cours du premier stade baptisé "the speech time system", les enfants ne différencient pas le "moment de la situation" ni du "moment en question" ni du "moment de la parole". En d'autres termes, les enfants ont beaucoup de mal à se détacher du "ici et maintenant". Comme l'ont montré beaucoup d'autres recherches dans d'autres domaines, tels que la référence aux participants par exemple, les jeunes enfants font appel au contexte extra-linguistique pour construire un discours auquel le partenaire pourra donner un sens. Dans la narration des plus jeunes enfants, cette exploitation de la situation présente se traduit entre autres dans un emploi prédominant du présent (Bamberg, 1987 ; Berman & Slobin, 1994 ; entre autres). Ce présent prend le contexte extra-discursif comme point de repère, c'est-à-dire les images dans les cas où les sujets racontent une histoire à partir d'images sans texte.
Au cours du deuxième stade appelé "the event time system", les enfants sont capables de situer le moment de la situation avant ou après le moment de la parole. Par contre, il n'existe pas encore de distinction claire entre le moment de la parole et le moment en question. Ce n'est donc que petit à petit que les enfants apprennent à se détacher du contexte.
Dans un troisième temps, le système des enfants rejoint celui des adultes : "the reference time system", dans lequel ils sont en mesure d'utiliser le moment de la parole, le moment en question et le moment de la situation de façon indépendante. Ce système permet, à un niveau discursif, de créer une hiérarchie entre les événements auxquels on renvoie. Il permet, d'autre part, de manipuler l'ordre de présentation des événements et par là même, de faire des retours en arrière ou au contraire de se projeter dans l'avenir. Ce n'est donc qu'à partir de ce dernier stade que les enfants sont en mesure de se détacher complètement du moment de la parole, de construire un discours autonome comprenant des changements de perspective, et donc d'attribuer par le biais linguistique plus de poids à certains événements qu'à d'autres.
Finalement, pour ce qui est de la fonction des différents temps verbaux et de leur utilisation contrastée dans les productions narratives, de multiples travaux ont également montré un développement lié à l'âge des sujets. Prenons tout d'abord l'exemple de Bamberg (1987) qui travaille entre autres sur l'acquisition du système verbal chez les germanophones en utilisant la tâche narrative de la "Grenouille". Ses données montrent que les enfants de trois ans utilisent le "perfekt" pour marquer le caractère accompli d'une action alors que les adultes l'emploient pour différencier les événements de premier plan de ceux d'arrière-plan. Hickmann & Roland (1992) pour le français soulignent que le contraste présent/non présent est utilisé chez les enfants de 4 ans pour marquer un aspect résultatif alors que les adultes l'utilisent principalement pour marquer l'exposition du reste du développement de l'histoire. Elles insistent également sur le fait que chez ces enfants, les changements de temps sont moins fréquents, ce qui entraîne un manque de hiérarchisation des événements. Ces deux exemples montrent encore des différences de portée des contrastes temporels en fonction de l'âge. Les alternances temporelles chez les plus jeunes sont motivées par des contraintes locales, alors que chez les plus âgés et chez les adultes, les motivations sont plus discursives et influencent donc la cohérence globale du texte.
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