2. Les valeurs politiques et la spécificité des cadres
Que la sociabilité générale des cadres ne soit guère différente, dans l’ensemble, de celle des membres des professions intermédiaires, sauf à prendre évidemment en compte les effets d’un revenu moyen plus élevé, n’implique pas qu’ils effectuent les mêmes choix politiques.
On peut tout d’abord mesurer le degré de libéralisme économique à partir d’un indice basé sur deux variables, la première concernant le rôle positif ou négatif de l’interventionnisme gouvernemental sur la bonne santé de l’économie et la seconde concernant la nécessité d’une intervention publique afin d’égaliser les revenus. Bien que le niveau moyen de libéralisme économique, tel qu’il est conçu ici, soit relativement bas chez les salariés de tous les pays européens étudiés, des variations importantes apparaissent entre catégories socioprofessionnelles, les cadres s’avérant toujours plus libéraux que les membres des professions intermédiaires mais toujours moins que les indépendants. On voit clairement que les choix idéologiques ne sont pas liés à des modes de vie et reposent sur des intérêts patrimoniaux et stratégiques bien différenciés. Le brouillage des repères culturels fournis par les modes de vie (participation aux associations, loisirs, etc.), l’homogénéisation des systèmes de valeurs et donc, sans doute, la disparition des frontières de « classe objective » n’implique pas la disparition de « classes subjectives » et de choix politiques spécifiques. Il faut donc reconnaître que l’évocation de l’appartenance aux classes moyennes, très fréquente chez les cadres, ne doit pas induire en erreur car cette référence, au demeurant très floue, peut toujours recouvrir des stratégies individuelles (trajectoires de carrière, stratégies patrimoniales, etc.) qui n’ont aucun rapport avec un modèle ou un groupe quelconque d’appartenance.
Dans l’ensemble, comme le montre le tableau 6, les cadres sont assez peu libéraux, ou, plus exactement, ils le sont de manière modérée et ne souscrivent en aucune façon à un projet néolibéral ambitieux de retrait de l’État. Il existe donc bien un hiatus entre le discours des grandes entreprises ou des syndicats patronaux et l’univers culturel des cadres, étant entendu que l’on ne traite pas ici de cadres dirigeants appartenant aux gouvernements des entreprises.
La répartition statistique du degré fort de libéralisme révèle également que la différence entre cadres du privé et cadres du public n’est pas aussi mécanique qu’on pourrait le croire. Car si les cadres du privé s’avèrent plus libéraux en Allemagne, au Danemark (malgré le fait que les fonctionnaires danois soient sous contrats de droit privé !), en Pologne et au Royaume-Uni, le niveau de libéralisme est le même dans les deux catégories en Belgique, en France et aux Pays-Bas et s’inverse en Suède où les cadres fonctionnaires sont apparemment plus libéraux que leurs homologues du privé.
Tableau 6 – Indice de libéralisme économique fort (%)
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BE
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DE
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DK
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FR
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GB
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NL
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PL
|
SE
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Moyenne nationale
|
4
|
14
|
12
|
3
|
8
|
6
|
4
|
5
|
Ensemble des cadres
|
9
|
17
|
16
|
6
|
14
|
6
|
10
|
8
|
Cadres du privé
|
9
|
19
|
19
|
6
|
16
|
6
|
11
|
7
|
Cadres du public
|
10
|
8
|
3
|
6
|
7
|
8
|
7
|
11
|
Prof. intermédiaires
|
1
|
12
|
7
|
2
|
5
|
4
|
5
|
6
|
Indépendants
|
12
|
39
|
28
|
8
|
17
|
14
|
11
|
21
|
Ces choix idéologiques se traduisent sur le plan électoral. En moyenne, les cadres se positionnent toujours davantage à droite sur l’échelle gauche-droite que les membres des professions intermédiaires. L’écart est particulièrement important au Danemark (56% des cadres se positionnent à droite contre 37% des professions intermédiaires) et en Suède (52% contre 39%), ce qui démontre que l’homogénéité politique des classes moyennes est loin d’être acquise même au sein de régimes sociaux-démocrates.
La distribution des suffrages aux dernières élections nationales permet de mesurer d’une part le vote des cadres en faveur de la droite modérée et, d’autre part, leur propension à voter en faveur de l’extrême-droite. Les résultats présentés dans les tableaux 7 et 8, donnés ici en suffrages exprimés et sans tenir compte des « sans réponse », montrent que les cadres votent en moyenne beaucoup plus que les professions intermédiaires mais beaucoup moins que les membres des professions indépendantes en faveur de la droite modérée. Certes, le vote est un indicateur fragile car il constitue également le résultat de l’offre politique nationale (programmes des partis politiques, degré de libéralisme de la « gauche » au pouvoir, etc.) et du degré de satisfaction éprouvé à l’égard du gouvernement en place. A ce titre, on remarque que cette propension à voter davantage à droite n’est pas présente chez les cadres britanniques qui semblent bouder les conservateurs. On peut également observer que les cadres du secteur privé votent toujours plus à droite que les cadres du secteur public sauf en Allemagne, où les réactions de la fonction publique à l’égard des réformes menées par le gouvernement Schröder sont assez négatives. Néanmoins, il existe des distances électorales souvent appréciables entre les divers groupes socioprofessionnels. Le vote en faveur de la droite modérée distingue généralement les cadres du privé des cadres du public. L’écart entre les deux groupes est assez variable et l’on voit que c’est en France que cet écart est l’un des plus faibles. Rappelons que les enseignants ne figurent pas ici parmi les cadres du secteur public, ce qui vient changer les perspectives habituellement retenues pour opposer les deux secteurs dont la différenciation se joue davantage à l’extrême-gauche, les cadres du public votant bien plus souvent en sa faveur que leurs homologues du secteur privé. D’une manière générale, une analyse de régression logistique montre que le choix entre la droite modérée et la gauche modérée ne dépend pas en priorité ni du secteur ni du niveau de revenu ni du statut d’activité (actif, chômage, retraite) mais bien de l’appartenance et de la pratique religieuse.
Tableau 7 – Vote en faveur de la droite modérée (% de suffrages exprimés)
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BE
|
DE
|
DK
|
FR
|
GB
|
NL
|
PL
|
SE
|
Moyenne nationale
|
53
|
42
|
43
|
35
|
29
|
47
|
28
|
39
|
Ensemble des cadres
|
60
|
38
|
59
|
47
|
30
|
47
|
39
|
52
|
Cadres du privé
|
62
|
36
|
63
|
47
|
32
|
48
|
39
|
54
|
Cadres du public
|
50
|
43
|
45
|
45
|
25
|
44
|
38
|
48
|
Prof. intermédiaires
|
48
|
30
|
38
|
35
|
34
|
48
|
30
|
45
|
Indépendants
|
71
|
56
|
77
|
48
|
42
|
61
|
44
|
69
|
Le vote en faveur de l’extrême-droite doit faire l’objet d’une lecture encore plus attentive. Tout d’abord, les données de l’enquête ESS paraissent assez souvent en retrait par rapport aux résultats réels observés dans la plupart des pays et notamment en France, où les cadres ont voté en faveur du Front national à hauteur de 17% lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Cela est largement dû, semble-t-il, au taux très variable de « sans réponse » obtenu dans les différents pays. Or, c’est en Belgique et en France qu’il est le plus important chez les cadres : 19% ne répondent pas contre 12% en Pologne, 10% en Allemagne, 7% en Grande-Bretagne, 3% en Suède et 1% seulement aux Pays-Bas, ce qui explique que le score de l’extrême-droite soit le plus élevé de notre sous-échantillon. Les résultats de l’enquête ESS confirment cependant des tendances observées déjà dans des enquêtes nationales. Jusque dans les années 2000, les analyses montraient régulièrement que le vote en faveur de l’extrême-droite augmentait en raison inverse du niveau de diplôme. On devait donc s’attendre à ce que les cadres votassent beaucoup moins pour l’extrême-droite que les membres des professions intermédiaires. Cela se vérifie effectivement en Belgique ou au Danemark mais pas aux Pays-Bas ni en France. Dans le premier cas, les cadres votent davantage que les membres des professions intermédiaires en faveur de l’extrême-droite alors que les résultats sont de même niveau dans les deux groupes en France, ce qui est par ailleurs confirmé par les résultats du panel 2002 du Cevipof.
Tableau 8 – Vote en faveur de l’extrême-droite (% de suffrages exprimés)
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BE
|
DE
|
DK
|
FR
|
GB
|
NL
|
PL
|
SE
|
Moyenne nationale
|
7
|
1
|
8
|
9
|
0
|
15
|
5
|
0
|
Ensemble des cadres
|
1
|
0
|
3
|
4
|
0
|
14
|
3
|
0
|
Cadres du privé
|
1
|
0
|
3
|
5
|
0
|
16
|
3
|
0
|
Cadres du public
|
0
|
0
|
3
|
0
|
0
|
7
|
3
|
0
|
Prof. intermédiaires
|
5
|
1
|
6
|
5
|
0
|
9
|
5
|
0
|
Indépendants
|
7
|
0
|
2
|
5
|
0
|
15
|
0
|
0
|
Cette tendance nouvelle à voter plus fréquemment en faveur de l’extrême-droite est-elle corrélée à des profils particuliers ? On peut faire la comparaison entre les cadres votant pour la droite modérée et ceux votant en faveur de l’extrême-droite dans les deux pays où ils sont les plus nombreux, à savoir les Pays-Bas et la France. Pour les Pays-Bas, les données proviennent de l’ESS alors que pour la France elles proviennent du panel Cevipof 2002 car les cadres d’extrême-droite y sont plus nombreux. Quels sont alors les points communs et les dissemblances entre les deux pays ? Parmi les points communs, figurent tout d’abord le niveau de diplôme : aux Pays-Bas 60% des cadres d’extrême-droite n’ont pas dépassé le niveau des études secondaire ; en France, ils sont 48% à ne pas avoir dépassé ce niveau contre 29% des cadres votant pour la droite modérée. Un second point commun est constitué par l’âge : aux Pays-Bas, la proportion la plus importante de cadres électeurs de l’extrême-droite se retrouvent dans la tranche d’âge des 55-65 ans ; en France, 67% de ces mêmes cadres sont à la retraite. Corrélativement, un troisième point commun est le niveau globalement plus modeste des revenus, les cadres français votant à l’extrême-droite s’estimant en majorité faire partie des classes moyennes en général plutôt que du groupe des cadres en tant que tel. Un quatrième point commun tient au niveau plus élevé de libéralisme économique de ce groupe d’électeurs. Un cinquième point commun est leur niveau élevé de xénophobie : aux Pays-Bas, 54% des cadres électeurs de l’extrême-droite sont placés au sommet de l’indice de xénophobie (contre 27% des cadres votant pour la droite modérée) alors qu’en France ils sont 48% à dire qu’ils « approuvent tout à fait » (contre 6% chez les électeurs de la droite modérée) les analyses de Jean-Marie Le Pen sur les immigrés. Enfin, il semble que le vote d’extrême-droite soit corrélé avec le faible niveau de satisfaction ou d’autonomie au travail. Cela apparaît clairement aux Pays-Bas. En France, les données de l’enquête ESS confirment cette corrélation mais le nombre de cadres concernés est trop faible pour que l’on puisse s’appuyer sur ces résultats.
Il existe cependant des points de divergence entre les deux pays qui ne sont pas à négliger : alors qu’en France les proportions d’électeurs d’extrême-droite sont identiques chez les cadres du privé et les cadres du public, il n’en est pas de même aux Pays-Bas où les cadres du privé sont bien plus attirés par l’extrême-droite que les cadres du public. En France, les hommes sont plus attirés que les femmes par l’extrême-droite alors que c’est l’inverse qui prévaut aux Pays-Bas. On remarque également que les cadres votant pour l’extrême-droite aux Pays-Bas se déclarent être aux trois-quarts sans religion alors que la distribution des appartenances religieuses ne joue pas en France.
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