4. Syndicalisme ouvert et syndicalisme fermé
Il reste à savoir si cette autonomie joue sur la relation aux syndicats. Cette syndicalisation est extrêmement variable selon les pays étudiés, et particulièrement basse en France où, en moyenne, les cadres sont syndiqués à hauteur de 9%, ce qui correspond à peu près aux chiffres qui circulent par ailleurs163. La nature du secteur joue ici assez fortement car les cadres du secteur public sont toujours bien plus syndiqués que ceux du secteur privé sauf, apparemment, en Belgique.
Tableau 11 – Taux de syndicalisation déclaré (%)
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BE
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DE
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DK
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FR
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GB
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NL
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PL
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SE
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Moyenne nationale
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30
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15
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66
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7
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17
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21
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8
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58
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Ensemble des cadres
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20
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19
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67
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9
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25
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21
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10
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62
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Cadres du privé
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23
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16
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61
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7
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18
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16
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6
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58
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Cadres du public
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10
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27
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85
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19
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45
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32
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23
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74
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Prof. intermédiaires
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33
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21
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82
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13
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37
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35
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23
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73
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Ouvriers, employés
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42
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15
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67
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6
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13
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18
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7
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58
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La syndicalisation, en moyenne, est assez fortement associée à l’autonomie professionnelle. Si l’on reprend l’indice d’autonomie professionnelle que l’on a calculé plus haut, on voit, en moyenne, que près de 30% des salariés faisant partie du groupe à forte autonomie sont syndiqués contre 11% de ceux qui appartiennent au groupe à faible autonomie. Chez les seuls cadres les mêmes proportions passent de 36% à 15%. On ne peut donc pas déduire de l’autonomie professionnelle une tendance à l’individualisation ou à l’isolement. Cette association s’explique bien entendu par les pratiques de certains pays (notamment le Danemark et la Suède) où une forte autonomie moyenne s’associe à un taux élevé de syndicalisation.
En soi, le fait d’être syndiqué ou non ne joue pas beaucoup sur la propension à proposer des améliorations dans le processus de travail ou dans l’organisation. Une analyse de régression montre que cette propension est avant tout liée à l’autonomie, puis à la nationalité des cadres et enfin à leur âge. Le « réformisme » est donc surtout lié aux conditions de travail existant dans chaque organisation et à la rencontre entre culture professionnelle et culture nationale en ce qu’elle peut définir des codes sociaux relatifs au respect de la hiérarchie ou à la solidarité vis-à-vis de ses collègues. Il faut également tenir compte du fonctionnement des syndicats et de leur efficacité intrinsèque.
A ce titre, les cadres, en moyenne et toutes catégories confondues, ne sont qu’une minorité à penser que les salariés peuvent avoir une réelle influence sur l’activité syndicale. Seuls le tiers des cadres belges, britanniques ou français contre près de la moitié des cadres allemands, danois ou suédois pensent ainsi pouvoir être écoutés des syndicats. Cette perception varie évidemment en fonction de l’adhésion ou non à un syndicat. Les sous-échantillons ne sont pas assez étoffés pour permettre une observation directe sur la population des cadres mais les résultats enregistrés sur l’ensemble des salariés montrent que seuls les syndiqués croient vraiment avoir une influence quelconque. La distance avec les non-syndiqués est particulièrement importante en France (25 points) et en Suède (31 points). Il en va de même en ce qui concerne le pouvoir réel que les cadres prêtent aux syndicats pour améliorer les conditions de travail. Le quart seulement des cadres britanniques, français, hollandais pensent ainsi que les syndicats ont un réel pouvoir, qui se décline évidemment selon une multitude de variables concernant le secteur d’activité ou la taille des organisations et que l’on ne peut traiter ici faute de représentativité statistique suffisante. Mais ce chiffre moyen baisse à 11% en Allemagne (ce qui traduit sans doutes les échecs syndicaux face aux réformes du gouvernement Schröder) et en Pologne et ne dépasse les 30% qu’en Belgique, au Danemark et en Suède. Là encore, c’est en France que l’écart moyen entre salariés syndiqués et non-syndiqués est l’un des plus importants (16 points), les premiers étant bien entendu plus souvent convaincus que les seconds de la portée réelle de l’action syndicale. On est renvoyé ici aux pratiques syndicales nationales, qui s’organisent globalement en deux groupes, celui où le syndicalisme est ouvert et celui où il reste fermé c’est-à-dire qu’il repose sur une interconnaissance forte et des codes d’accès sociaux ou politiques. Il clair que pour les cadres français, comme pour l’ensemble des salariés, l’action syndicale ne constitue pas une extension naturelle de la relation de travail et qu’elle relève toujours d’une logique de l’affrontement ou du conflit avec la hiérarchie, voire d’une initiation à l’action politique.
Conclusion
A l’image de l’ensemble des salariés, les cadres s’inscrivent donc dans des modèles sociopolitiques nationaux qui restent déterminants pour comprendre les comportements comme les systèmes de valeurs aussi bien sur le plan politique que dans le cadre de la relation de travail. On ne peut donc conclure à une forme quelconque d’européanisation des cadres, même si les instruments de travail, c’est-à-dire les entreprises et les administrations partagent de plus en plus les mêmes normes managériales ou les mêmes horizons stratégiques. Ce n’est pas parce que les cadres du privé comme du public sont appelés à utiliser les mêmes ressources organisationnelles qu’ils partagent un univers commun de valeurs et de représentations. Or il ne faut pas oublier que les instruments sont toujours interprétés et réinterprétés en fonction d’un environnement social particulier. On ne peut donc pas se contenter d’une sociologie des organisations ni d’un discours managérial didactique pour comprendre le monde des cadres en Europe. La relation qui existe entre les modes d’organisation et l’implication dans la vie sociopolitique, avec les conséquences que cela entraîne (notamment le degré de satisfaction à l’égard du travail ou la plus ou moins grande disponibilité des cadres à l’égard de certaines valeurs), montre bien que certains outils comme le management n’ont d’efficacité sociale réelle que placés dans le contexte social adéquat, à savoir, comme l’illustrent les exemples danois, hollandais ou suédois, un syndicalisme participatif, un accompagnement des salariés tout au long de leur carrière, une fluidité sociale plus grande des cursus à l’issue des études supérieures.
En France, les conditions sociales sont en revanche réunies pour faire du management un outil de pouvoir permettant d’augmenter la distance entre les cadres dirigeants et les cadres opérationnels, lesquels sont renvoyés à des tâches spécialisées et contrôlées. Ce sera sans doute l’un des effets les plus sensibles de la mise en œuvre de la LOLF dans les administrations françaises. Pour l’instant, la majorité des cadres français, du secteur privé comme du secteur public, subissent plus qu’ils ne maîtrisent la relation de travail et tendent à se réfugier dans le cercle familial, évitant l’investissement sociopolitique ou syndical. C’est tout le contraire que l’on observe au Danemark, aux Pays-Bas ou en Suède.
Une seconde conclusion tient au fait que le rapprochement sensible des modes de vie et de la sociabilité des cadres et des membres de professions intermédiaires n’a pas fait disparaître des stratégies et des choix politiques spécifiques. L’indifférenciation sociale apparente des deux groupes peut être interprétée comme un déclin de la catégorie des cadres ou bien comme l’application de normes plus générales impliquant une forme plus aiguë de dissimulation du capital social ou même du capital économique, sans doute liée à l’avènement de l’économie financière. On ne dispose pas de suffisamment d’informations sur les patrimoines et leur gestion pour creuser plus avant cette hypothèse mais on ne peut pas en tout état de cause conclure à l’absorption des cadres dans une classe moyenne élargie. Les cadres se distinguent toujours sur le plan sociopolitique et des professions intermédiaires et des professions indépendantes, encore plus libérales et attirées par le vote à droite.
Enfin, la distinction entre secteur privé et secteur public doit être maniée avec beaucoup de précaution. Sur bien des points, comme le degré de xénophobie, la confiance interpersonnelle, qui commande la propension à jouer la carte du contractualisme, ou bien le vote en faveur de la droite ou de la gauche modérées, le niveau de diplôme, le modèle national ou la religion priment l’appartenance à un secteur particulier. Cela est d’autant plus vrai que les frontières entre public et privé tendent à se dissoudre sur le plan organisationnel, comme l’illustre le cas des anciennes entreprises publiques françaises. Là encore, on mesure la force des valeurs sociopolitiques car il apparaît que les cadres du public, même dans les pays ayant souscrit largement et depuis longtemps au new public management, sont loin d’être convertis au libéralisme économique.
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