4. Le marché et les cadres : entre aliénation et attachement au travail et à l’entreprise ?
Les représentations temporelles dans deux entreprises à dominante « cadre-ingénieur » consécutivement à l'application de l’accord sur les 35 heures, se présentent sous la forme d'une topique des représentations. Cette structure montre ce qu'il y a en commun dans les représentations de ces salariés, malgré leurs différences de statut et malgré la différence de leurs équations temporelles personnelles.
Le premier niveau des représentations du cadre temporel est établi sur l'opposition entre le « bien-être personnel » et la « négociation collective » ; cette opposition confirme d'une part l'antagonisme entre l'équation temporelle personnelle (Grossin, 1996) et les temps négociés collectivement : les « cadres-ingénieurs » estiment que ces deux composantes du cadre temporel s'opposent. Si nous nous intéressons plus en détail aux indicateurs des deux composantes de ce premier élément, nous constatons que la question du « bien-être personnel », loin de ne s'intéresser qu'à la « vie privée », à la « famille », à la « maison », bref à la vie non-professionnelle, porte principalement sur la question des « marchés et des produits ». En revanche, la négociation collective est considérée comme autre chose, peut être aussi nécessaire, mais moins liée à la vie quotidienne.
Le second niveau des représentations fait référence à une culture temporelle locale, à savoir à l'entreprise dans laquelle l'individu travaille. Bien que nous ayons choisi pour cette recherche deux grandes entreprises d'un seul secteur ayant de fortes ressemblances au niveau des produits, au niveau de l'emploi, au niveau des qualifications, nous observons des différences structurantes dans les représentations relatives aux 35 heures. Ces différences sont liées à l'histoire des accords d'entreprise, à l'histoire des conflits, et à l'histoire des problèmes particuliers que ces entreprises ont eu dans le passé. La grève sur la mise en place de l’accord des 35 heures, dans l’une des deux entreprises, montre la différence de ces histoires locales, mais elle n'explique pas tout. Nous sommes, ici, en présence d'éléments identitaires des individus, inscrivant leur activité dans un environnement concret autour d’un travail enrichissant avec leurs collègues.
Le troisième niveau des représentations dont nous avons moins parlé, porte sur la tension entre les temps de l'entreprise et les classifications individuelles : comme pour le premier niveau, nous retrouvons ici l'opposition entre le collectif et l'individu. Cette fois, la différence est ramenée aux dispositifs négociés et aux classifications individuelles. Avec les classifications, nous sommes au coeur de la problématique des « cadres-ingénieurs » qui, avec les 35 heures, ont dû parfois redéfinir leurs équations temporelles personnelles. En effet, le choix personnel de la mesure du temps par heure, par jour, ou sur l’année, est révélateur du rapport que l'individu entretient avec son travail. Ce choix porte, soit sur la possibilité d'une équation temporelle plus « autonome », soit sur une mesure plus rigoureuse des durées de travail et protégeant l'individu. Comme le dispositif de la modulation annualisation, l'existence du forfait jour permet la variabilité de la durée du travail. Les représentations sociales qui se rattachent à ces dispositifs ne sont pas forcément favorables, indiquant par exemple un transfert de l'incertitude liée à la production sur le salarié. Ces représentations nous semblent indiquer un malaise vécu au sein de cette catégorie de salariés. Mais les résultats de cette recherche montrent, aussi, que cet effet n’est pas uniforme. Plusieurs éléments concordent sur l'intérêt que l’ingénieur porte à son travail. Ce qui paraît être une « aliénation », une intériorisation des contraintes du temps des marchés, pourrait traduire pour d’autres, un attachement positif aux « marchés » car, si ce n'est pas une identification avec l'entreprise, le marché permet au moins d'objectiver les conditions de travail. Par ailleurs, nous trouvons différentes formes d'identification autour de l'emploi, autour de l'activité professionnelle mais aussi concernant les produits et l'entreprise.
Ce résultat rejoint l'interprétation de l’attachement des cadres-ingénieurs à leur entreprise (Dany, al., 2004)11 : à l’opposé de l'image d'un « cadre stratège » qui calcule les avantages financiers est avancée celle d'un « cadre pragmatique » qui trouveraient dans son environnement local la motivation au travail, laissant plutôt de côté les opportunités offertes par des marchés de l'emploi. Se dégagerait alors l'image d'un cadre centré sur le contenu du travail et sur les relations avec le voisinage professionnel constituant les éléments les plus importants à la motivation (op ; cité). Nous pourrions y voir une prépondérance de la dimension relationnelle du travail (Lichtenberger, 1998)12.
Les trois dimensions des représentations que nous avons mises à jour, peuvent se lire comme un espace commun qui accompagne les pratiques. Cet espace des représentations entretient des relations avec les valeurs associées au marché à ces trois niveaux.
Le premier niveau montre le rangement des valeurs du marché du côté du bien être personnel, donc du côté des valeurs individuelles. Il montre à la fois des formes d'attachements au marché local de l'emploi, l'intériorisation des valeurs issues des marchés de produits, mais aussi un attachement lié à l'activité.
Le second niveau indique l’importance de la culture temporelle de l’entreprise, telle qu’elle ressort dans notre recherche, et à travers celle-ci l'attachement au marché interne de l'entreprise et à son histoire.
Le troisième niveau montre l'opposition entre les temps de l'entreprise, notamment leur variabilité de la durée du travail (induit par les marchés des produits et les délais) et les classifications des individus.
Cette intériorisation des représentations liées au marché n'est ni abstraite ni détachée des réalités locales. Au contraire cette intériorisation semble strictement liée à l'entreprise et au site, aux dispositifs négociés et à la place que l'individu occupe dans l'organisation. Néanmoins rappelons la spécificité du cas analysé. Il ne faudrait pas généraliser ces résultats à l'ensemble des secteurs d'activité. Nous sommes dans le secteur de l’aéronautique dans lequel la division du travail est relativement faible, comparée à d’autres secteurs d’activité. Néanmoins dans le contexte de conditions de travail (salariales) moins « bonnes » pour certains, la satisfaction proviendrait davantage du contenu de travail et de l'environnement professionnel. Dans l'ensemble, il s'agirait certes d'une acceptation et d’une légitimation des valeurs liées au marché et à la concurrence, mais davantage encore nous y voyons une « localisation » de ces valeurs, un attachement aux lieux et aux relations, véhiculées par ces valeurs « marchandes » dans les discours. La négociation collective n'y est pas totalement exclue. Malgré les conditions d'une individualisation de plus en plus poussée, les règles liées au marché sont différenciées selon d'une part des règles « non-négociables » relevant de l'imposition du marché mondial sur lequel l'entreprise se bat pour obtenir des commandes, et d'autre part les règles concernant notamment les conditions de travail, du temps, des salaires et de l'emploi qui restent une affaire des acteurs collectifs de l’entreprise. Le principal résultat qui pourrait être interrogée pour les recherches à venir, porterait sur ce rapport complexe et ambigu aux marchés qui constitueraient aujourd’hui une des caractéristiques principales des cadres-ingénieurs.
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