Iv. Traces utopiques et libertaires


Une aire asiatique et pacifique trop méconnue



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5.Une aire asiatique et pacifique trop méconnue

a)L'Aire Pacifique


À l’autre bout du monde, et pour la même période, la Mélanésie connaît un nombre impressionnant de mouvements millénaristes : plus de 70 sont recensés par LAPIERRE et DELHOYSIE entre 1860 et 1960.

Le plus célèbre qui sert de toile de fond à beaucoup est le mouvement du cargo, sorte d’attente du nouvel âge d’or et de l’abondance. Il serait apparu surtout en fin du XIX° siècle, et est parallèle (et lié) au fait que ces mondes isolés accèdent alors à la mondialisation marchande, à la grande consommation, et au mythe de l'abondance qu'elle suggère. La lointaine Europe industrieuse laisse la place à une étonnante divinité productrice, issue d'un syncrétisme actif entre christianisme et religions traditionnelles. Après la deuxième guerre mondiale, c'est la manne apportée par les États-Unis qui remplace l'européenne dans les rêves collectifs.

Ces mouvements sont effectivement surtout religieux, voire claniques parfois, rapidement récupérés (par les missionnaires, ou par les japonais pendant la Deuxième Guerre Mondiale). Ils marquent une forme de nationalisme et de repli sur soi, dans une culture mythique exclusive. Ils entraînent parfois de fortes manifestations de violence contre les étrangers. Ils sont donc très loin de l’anarchisme, sauf dans les aspects anticolonialistes et autonomistes, la volonté festive, la recherche d’une saine oisiveté et le dédain du travail, des richesses et de l’argent. Ce dernier point est une des constantes du millénarisme et de l’anarchisme ibérique, surtout l’andalou.

b)La Chine des Taipings


Le mouvement ou Révolte des Taipings bouleverse la Chine sud-orientale au milieu du XIX° siècle (de 1851 à 1864 environ), surtout la région de Nankin. La ville qui fait figure de capitale est prise en 1853.

Il s'agit d'un incontestable mouvement utopique «visionnaire» aux traits parfois millénaristes et messianiques. Hong Xiuquan (1814-1864) est considéré comme un messie, et lui-même s'inspirerait partiellement de brochures chrétiennes alors répandues dans son pays. On raconte qu'il se nomme parfois comme le «frère cadet de Jésus Christ».

Le mouvement cherche à établir un monde alternatif, le Taiping Tian Guo, ou «Royaume céleste de la Grande Paix». L'aspect non violent est bien marqué, mais il n'exclut pas les offensives puis les résistances armées face à la dynastie des Qing (1644-1912). Les Taipings remettent en question les autorités séculaires et le régime de la propriété. La propriété foncière est abolie, les biens de consommation mis en commun, entassés dans des entrepôts publics et distribués de manière égalitaire. On évoque parfois une forme de communisme agraire, la distribution se faisant surtout selon les besoins. Le discours taiping est également à connotations universalistes, en faveur de tous les marginaux et membre du petit peuple. La femme est fortement revalorisée (égalité des sexes, fin du bandage des pieds, du concubinage, de la prostitution, de l'abandon des petites filles...)

Mais l'ensemble reste fortement hiérarchisé et pyramidal, avec le prince céleste bien au-dessus. L'armée est dominatrice. L'administration est très centralisée. L'autonomie individuelle est écrasée. Les femmes sont toujours séparées des hommes. Le rigorisme est extrême, et les consommateurs d'opium, alcool ou tabac châtiés, les homosexuels condamnés. La religion et une très stricte moralité sont imposées et contrôlées. Idoles, pensées bouddhistes et confucéennes sont réprimées. Les combats sont impitoyables et les massacres assez nombreux.

La révolte est revendiquée parfois par des mouvements chrétiens révolutionnaires ou présentée comme un antécédent de la révolution communiste chinoise du XX° siècle. En fait elle présente surtout des traits proches des soulèvements populaires ruraux d'ancien régime, et ses comportements la rapprochent des sectes. Plus que d'une utopie libertaire, c'est plutôt d'une utopie socialisante fortement étatique dont il s'agit.

c)Un sud-est asiatique aux millénarismes omniprésents


On doit beaucoup à la forte synthèse de James C. SCOTT sur la Zomia pour rappeler que les prophétismes et millénarismes affluent dans cette région de l'Asie, et qu'ils touchent toutes les cultures et toutes les religions758. Parmi les peuples les plus concernés on peut retenir les Miao/Hmong, les Karenes et les Lahu qui sont traversés par de puissants mouvements de masse et qui s'expriment souvent dans des visions et des pratiques de mondes inversés dont la charge antiautoritaire et antihiérarchique est évidente.

Le culte des nat, qui s'appuie sur les esprits locaux, a permis l'émergence (ou exprime une réalité ancienne) de pensées et mouvements hétérodoxes. Ils favorisent la dérision des pouvoirs en place759, et incitent souvent à la révolte contre tout autoritarisme, surtout dans le bouddhisme birman.

Parmi les multiples rébellions, celle du Dieu Python au Cambodge et au Vietnam en fin des années 1930 semble une des plus emblématiques, l'arrière-plan millénariste augmentant la forte participation populaire et accentuant les exigences radicales760.

6.Conclusions partielles sur les mouvements religieux, mystiques, millénaristes, apocalyptiques…


Les différents mouvements ou courants religieux cités ci-dessus, malgré les évolutions, leur extraordinaire diversité, sont avant tout des courants religieux etmystiques, ou plus exactement reposant sur un substrat religieux s'exprimant notamment par les idées (mythes, croyances, superstitions…), les responsables (prophètes, messies, devins…), les comportements (communions, cultes détournés ou récupérés…).

Donc ils sont aux antipodes de l’anarchie, dont la pensée est massivement agnostique, athée ou antithéiste. Reconnaître une divinité, quelle qu’elle soit, et quelle que soit sa forme, sa fonction ou le culte ou la relation que l’homme entretient, c’est reconnaître une transcendance qui est réductrice pour l’homme et sa liberté : comme l’écrivait BAKOUNINE, la pensée religieuse est une vraie pensée antihumaniste. Elle justifie la soumission de l'homme à une autorité absolue au dessus de lui.

Ces mouvements sont parfois modernes, populaires, sociaux, progressistes dans certaines de leurs caractéristiques, et ces faits peuvent permettre de les comparer aux mouvements anarchistes ultérieurs, mais en aucun cas les assimiler ou les revendiquer. On peut, en les caricaturant et en rappelant qu’il existe beaucoup d’exceptions, citer comme points essentiels :


  • Un message d'amour ou de fraternité aux tonalités universalistes.

  • L’importance de la révolte, de la rébellion radicale contre tout pouvoir institué (civil ou religieux), et la nécessité de l’hérésie au sens premier du terme, c'est-à-dire penser par soi-même et refuser donc tout carcan.

  • Une forte volonté d’autonomie locale et d’imagination créatrice pour tenter de réaliser, ici et maintenant, un monde plus conforme à l'éthique et aux vœux des ses membres.

  • Le refus des richesses, de la propriété, de l’argent et du luxe.

  • Quelques rares tentatives de démocratie directe et d’autogestion. Certaines confréries ou communautés autonomes anticipent les phalanstères et colonies du XIXème et les communautés des sixties, ou s'en inspirent.

  • Quelques très rares reconnaissances de la liberté en amour, et de l’égalité homme-femme.

  • Et quelques velléités « communistes » dans le régime des terres et autres éléments importants, mais aussi parfois dans le partage des biens de consommation.

  • Avec les écrits dystopiques arabes récents (depuis 1865), que la tunisienne Kwathar AYEB nomme « romans cauchemardesques »761, quelques traits libertaires apparaissent sous la forme d’une critique libre, tant de l’Occident dominateur que des régimes corrompus et collaborateurs du Sud. Des résistants, dissidents et autres « terroristes » tentent d’y préserver la liberté au moins individuelle et refusent une globalisation qui uniformise, même s’ils ont peu de chance de réussir.

Pourtant, parler de communisme-libertaire, de culture anarchiste en analysant toutes ces données relève à mes yeux d’un énorme contresens, sans compter que c’est faire preuve d’un total anachronisme, même si des savants comme COHN ou LEWIS dans des aires culturelles diverses osent ce qualificatif. PIGNATTA est plus prudent malgré son enthousiasme ; il utilise prudemment le terme de mouvements ou tendances «anarchoïdes».

J'employerais pour ma part l'adjectif libertaire, plus large et moins daté. Ces caractéristiques libertaires n'enlèvent rien au fait que la religion, quelle que soit sa forme, est la reconnaissance d’un monde transcendant, vis-à-vis duquel l’homme est soumis, dominé, malmené parfois, en tout cas toujours en attente et disposant d'une inexistante ou faible liberté de pensée et de manœuvre…

Même si les rébellions, les tentatives de vivre sa foi sans aucune médiation, les libres interprétations des textes sacrés, les hérésies autonomistes… semblent sympathiques, elles restent dans un univers totalitaire, fortement autoritaire, et donc anti-libertaire par essence autant que par pratique. Pire elles ont souvent pratiqué violences gratuites, antisémitisme et xénophobie, conversions forcées… donc l'inverse de toute société solidaire, universaliste et fraternelle. Les courants non-violents (franciscanisme, Quakers, tolstoïsme…) semblent donc les plus proches de la cohérence libertaire, mais ils n'ont jamais pu empêcher débordements ou intégration à un monde inégalitaire et trop souvent arbitraire.



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