Iv. Traces utopiques et libertaires


Quelques mouvements de révoltes et de réflexions parfois libertaires dans le monde islamique



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4.Quelques mouvements de révoltes et de réflexions parfois libertaires dans le monde islamique

a)Les caractéristiques propres à l’Islam et à son aire géographique


L’Islam naît dans une péninsule arabique marquée par un nomadisme arabe souvent très indépendant. La tradition des bédouins (le mot « arabe » désigne les nomades dans la plupart des textes, y compris le Coran) reste forte pendant longtemps. Cette tradition est difficile à vraiment cerner, sans doute essentiellement opportuniste et «pragmatique»652 face à un milieu difficile, mais on met souvent en avant - pour des raisons plus ou moins fondées (recherches historiques « laïques ») ou utilitaires (nationalisme arabe ou fondamentalistes radicaux d’aujourd’hui) - des pulsions communautaristes, égalitaristes et de démocratie directe… que l’Islam recèlerait au moins à ses débuts.

Parfois les tribus élisent leurs chefs ou cheikhs, mettent en commun les terres, quelquefois les troupeaux, gèrent collectivement l’accès à l’eau… Les chefs limitent leur pouvoir par la pratique de la chûrâ ou shura (consultation des autres membres de la communauté pour avis avant de prendre une décision), pratique qui est reprise dans le Coran. Par extension le terme de chûrâ au XXI° siècle désigne assemblée, conseils, parlements… Les assemblées ou malâ’ (conseil des anciens regroupant les principaux chefs de clans) est une autre barrière au pouvoir absolu. Cette institution, par contre, ne semble pas reprise par le Coran653. Bref les sociétés arabes antéislamiques présentent certains traits pré-étatiques plus qu’antiétatiques que l’on retrouve dans bien des sociétés dites « primitives »654, ce qui amène parfois à parler « d’un certain socialisme tribal primitif »655. Cela permet à un anarchiste déterminé comme le sicilien Paolo SCHICCHI d’affirmer vers 1912-1914 que les arabes préislamiques font partie des peuples les plus libres656. Les communautés apparaissent soudées et sont organisées de manière très subtiles, sinon démocratiquement : beaucoup d’orientalistes rappellent d’ailleurs que le terme d’Umma ou Oumma (la communauté non discriminatoire des croyants dans l’islam) est d’origine ancienne, antéislamique, et peut être même non arabe.

À l’aube de l’Islam, l’Arabie est également une terre culturellement fort diversifiée, marquée par des communautés chrétiennes, juives, polythéistes et animistes et également déjà largement monothéistes… qui cultivent leur autonomie, et qui profitent de la quasi inaccessibilité de la zone steppique et désertique pour vivre semi-clandestinement leur propre religion ou philosophie. Malgré les conflits sporadiques, le secteur semble donc relativement ouvert et accueillant et déjà bien déterminé pour y permettre le succès d'une religion nouvelle qui saura profiter des aspects antérieurs. Ainsi le pélérinage vers la Kaaba de La Mecque existe bien avant Mahomet, avec des croyances polythéistes fortement ancrées.

Les succès de l’Islam dans cette partie du monde n’enlèvera jamais totalement ces traces d’autonomie, antihiérarchiques et communautaires, même s’il ne faut évidemment pas les exagérer ni oublier les aspects paternalistes, anti-féminins, et le caractère violent et religieux de ces peuples, ce qui leur enlève tout caractère foncièrement libertaire. Parmi les traditions, celle des razzias peut apparaître comme une anticipation du futur djihad657. De même les familles entre elles sont loin d’être du même poids social, seules celles qui ont une lignée prestigieuse prouvée ou imposée décident vraiment pour l’ensemble.

Une des traces de cette tradition fortement mythifiée, se trouve sur le plan juridique : en terme islamique la notion de shuyu ou shiya’ désigne la propriété des biens en commun, ce qui fait que le terme shuyu’i peut avoir la signification de communisme.
L’empire islamique, plus il s’agrandit, plus il intègre des traditions ethniques ou nationales (berbères, perses, turques…) et des pensées religieuses diversifiées, malgré le ciment apparent d’un Islam arabe trop souvent jugé intangible. De la même manière le métissage ethnique devient la règle, ne serait ce que par la présence de femmes non arabes de plus en plus fréquemment dans les harems. La diversité s’impose dans la réalité658.

D’autre part, les révoltes, sécessions, schismes659, hérésies (au moins 70 recensées par les historiens)660, divisions, sans compter les innombrables coups d’État et les complots abondent dans un monde qu’on présente souvent bien à tort comme trop unifié.

Le premier terme jugé satanique, blasphématoire serait shirk qui signifie association, partenariat, donc tout ce qui est contraire à l’unicité de Dieu661. Mais celui qui désigne l’hérésie est hartaqa ou zandaqa. La zandaqa désignait autrefois la religion dualiste iranienne de Mani, et s’applique en premier lieu à tous les manichéistes réels ou supposés. Le zindiq serait l’agnostique, l’hérétique, le libertin, ou plus généralement le libre penseur et tout opposant politique ou social, dans l’aire islamique, une sorte de libertaire en quelque sorte, tout comme le mulhid qui incarne les déviants et les athées. Bref le mot zandaqa est polémique, polysémique, et désigne tout autant les philosophes déclarés et rationalistes que les buveurs de vin et les poètes de l’amour libre... tous les non-conformistes et dissidents. Un premier « zindiq » (Al-Ja’d b. DIRHAM) serait exécuté vers 742, et ensuite une sorte de tribunal de l’inquisition se constitue pour les réprimer massivement autour du Sahib al-zanadiqa662. Aujourd’hui zandaqa est un terme totalement péjoratif, qui fait toujours « scandale »663, alors que la libre pensée fut parfois admise voire souhaitée aux débuts de l’Islam : l’évolution sémantique est donc rapidement totalement négative et traduit bien le degré de fixation et de fermeture de l’aire islamique.

Quant à la fitna, qui voulait dénoncer le schisme causé par Ali au VII° siècle, elle désigne toujours la dissidence, la sédition radicale, la révolte ou l'émeute, bref tout ce que l’Islam doit exclure. Son utilisation reste toujours péjorative : les musulmans qui sont élogieux pour révoltés et dissidents ont fort à faire pour redonner à ce terme une valorisation positive.

Ces mouvements sont quasiment tous internes à l’Islam note Bernard LEWIS, pas contre lui, donc quasiment jamais athées, ce que confirme Hamid ZANAZ. Ce philosophe, dans un ouvrage vivifiant sur L'impasse islamique met en avant les limites de presque tous ces dissidents : pour lui comme pour tout libertaire il faut sortir de la religion, et reléguer celle-ci dans la sphère privée et individuelle, si on veut placer l'humain et la liberté avant la foi et l'autorité de celle-ci. Pire écrit-il, malgré leur humanisme, bien des réformateurs de l'Islam servent de caution aux pires islamistes, puisqu'ils sont sur le même terrain, avec les mêmes prétentions, en proposant une vision et une interprétation du monde totalement islamisées. Il a une belle formule pour les dénoncer tous : ce n'est pas l'Islam qui intègre la vie, mais la vie qui intègre l'Islam. Ainsi celui-ci n'est qu'une donnée ou qu'une création parmi d'autres664 : on comprend mieux ainsi son sous-titre : La religion contre la vie.

Haytham MANNA note cependant l’existence d’un courant « athée »665 dont les plus importants penseurs seraient le sceptique et peut être mutazilite Ibn AL-RAWANDI (827-911) et le médecin persan Al-RAZI (Abu Bakr Mohammad Ibn ZAKARIYA AL-RAZI - le RAZHÈS des latins 865-925) ; mais l’auteur précise que cet athéisme s’en prend à la prophétie, pas à Dieu, ce qui le différencie de « l’athéisme européen ». Le mot semble donc mal utilisé. La remise en cause fondamentale du fait religieux est donc extrêmement rare, soit par autocensure nécessaire face à des pouvoirs violents, intolérants et autocratiques, soit parce que l’Islam est plus implanté et plus contraignant que les anciennes religions. Comme le remarque Malek CHEBEL « dès le début, une croyance qui paraissait absurde allait se transformer en un credo incontournable. Une foi immense qui, d’un côté intègre immensément et qui, de l’autre, ne lâche plus son sujet, l’enveloppe et l’assiège littéralement. L’étau se referme. On devient musulman à la naissance et aucune échappatoire n’est permise »666. C’est à peu près le même phénomène qu’on retrouve au XX° siècle dans l’empire soviétique : les mouvements de révolte se préservent en proposant des aménagements, pas un renversement total du système. Cela n’enlève donc rien à leurs caractéristiques autonomistes ou pré-libertaires, même si à mes yeux l’Islam reste une des religions les plus autoritaires et « gouvernementaliste » (je suis conscient de l’anachronisme et du choix discutable de ce terme) tant la soumission à dieu (c’est le sens propre du mot Islam) et la soumission au pouvoir vont de pair. Bien sûr il y a dans le premier islam médiéval un souci des coutumes et de l’effort interprétatif (‘Ijtihad ou Ictihâd en turc), mais cela cesse relativement vite et le monde musulman se fige rapidement pour des siècles.



Il faut cependant insister sur ce pluralisme évident des débuts de l’islam, et en revivifier le souvenir et l’importance, autour de 4 notions essentielles, qui, même si elles ne concernent vraiment que le fait religieux, témoignent d’une réelle reconnaissance de l’initiative humaine : Ikhtiyar ou libre choix, Iktilâf ou reconnaissance des divergences doctrinales, Ijtihâd ou reconnaissance du droit à l’interprétation et à l’analyse et Mutlaq (sorte d’Ijtihâd absolu). L’Ijtihad ou « effort », quasiment interdit aujourd’hui et cela depuis au moins la « fermeture - ghuliqat abwab al-ijtihad » imposée sous le calife abbasside Al-QADER (mort en 1031), repose sur l’effort intellectuel, et rationnel parfois, pour analyser le Coran à la lumière des changements géographiques et temporels, donc à l’interpréter de manière libérée de tout dogme ou de tout fondamentalisme.
Il y a également des recommandations pour combattre un mauvais pouvoir et éliminer le mauvais souverain si nécessaire. ZARCONE insiste par exemple sur le rôle d’Ibn TAYMIYYA (1263-1328) à l’époque des invasions mongoles. Cela a permis parfois des rapprochements avec les attentats et assassinats contre les puissants : les antimonarchistes des révolutions britanniques ou françaises, la propagande par le fait et ses déviations terroristes au tournant des XIX° et XX° siècles notamment... Mais les positions dans l’aire islamique sont seulement valables si le souverain est mauvais au regard de dieu et du Coran. Ce serait donc une forme de jihad interne ; il n’y a donc rien contre le pouvoir en soit, et surtout pas un positionnement laïc. De plus il est souvent rappelé que « la tyrannie est préférable à l’anarchie »667, et la soumission au mauvais responsable est constamment rappelée, pourvu qu’il agisse au nom des principes religieux. Nous sommes donc ici aux antipodes de l’anarchisme.

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