3.Traces libertaires dans quelques pensées et mouvements de l’aire judéo-chrétienne (Époque moderne et contemporaine) :
Dans l’ensemble, comme le rappellent (page 37) DELHOYSIE et LAPIERRE dans leur ouvrage cité ci-dessus, la divinisation de la monarchie dès la fin du Moyen Âge sape partiellement ces mouvements millénaristes, au moins dans leur aspect messianique de prince des Derniers Jours. Mais ils restent fort nombreux et très variés.
La Réforme protestante est à la fois un aiguillon pré-démocratique (langue vulgaire réhabilitée, lecture autonome de la Bible, quasi élimination du clergé…) et un appui foncièrement réactionnaire aux pouvoirs forts (LUTHER et CALVIN notamment).
a)Autour de la Guerre des Paysans dans le monde germanique
L'Aire allemande de la fin du XV° siècle reste largement en ébullition politique, religieuse, sociale et intellectuelle. Tout s'y mêle et il est difficile d'y trouver idées ou mouvements totalement sympathiques, tant les excès meurtriers et xénophobes s'y mutliplient. Si, après COHN et MINOIS qui le jugent essentiel, on analyse Le Livre des 100 chapitres écrit par un anonyme « révolutionnaire du Haut Rhin »576 vers 1500, l'aspect égalitariste et communiste semble dominer dans le projet social énoncé. Mais cette société idéale ne se réalise que par l'extermination physique des riches, des juifs et autres arabes, des latins, bref de tout ce qui n'est pas allemand. Peut-on oser l'anachronisme de théorie pré-nazie !
Au début du XVIème, les derniers mouvements liés au Bundschuh germanique touchent encore l’Allemagne ou le Haut-Rhin et la Haute-Saône. Mais ce mouvement de « guerre des paysans » a plus passionné les marxistes à la suite d’ENGELS que les anarchistes, même si certains d’entre eux ont fait l’apologie de cette révolte, pour le refus des diverses autorités et le refus des impôts. Il s'agit d'une vraie révolte sociale, du «grand printemps des gueux» selon l'heureuse expression de Claude METTRA577, organisée de manière paramilitaire (sortes de milices, de bandes) s'inspirant de sources multiples.
La révolte des paysans est simultanée des harangues et prophéties d'un prêtre radical : Thomas MÜNZER ou MÜNTZER (né entre 1488-1490- exécuté en 1525).
Il débute ses harangues incendiaires contre les prêtres et moines corrompus, contre le poids néfaste de l'argent et la superbe des riches dans la ville des tisserands : Zwickau. Dans cette ville il est en contact avec l'anabaptiste Nicolas STORCH (ou Niklas STORK, vers 1500-1526), marqué par le hussisme et le taborisme. STORCH semble favorable à la communaué des biens et du travail. À Zwickau une assemblée populaire, menée plus par les tisserands que par les classes les plus pauvres, s'empare des idées hétérodoxes de MÜNTZER ; les autorités politiques et religieuses ont bien compris le danger et répriment cet essai de gouvernement populaire en avril 1521.
Fondateur de la Ligue des Élus, quoique parfois favorable au communisme, MÜNTZER est plus un anti-ecclésiastique forcené, un mystique de la Réforme protestante, qu’un leader pré-libertaire. On n'en cite pas moins cette formule en faveur du communisme intégral qu'il aurait reconnue comme sienne : «tous les biens sont communs et chacun doit recevoir selon son besoin»578. Mais il reste en fait assez peu préoccupé par les aspects sociaux, sauf à Zwickau et en fin de sa vie. Il se dresse alors contre les puissants et appelle à la révolte contre l’autorité ecclésiastique et temporelle. En voulant rétablir la communauté primitive, hors les frontières imposées par l'Église, la famille, le régime propriétaire, il ouvre la voie à un discours radical contre la société de son temps, et on comprend que ces aspects, libérés des scories religieuses, puissent intéresser des révolutionnaires et semer «la folie»579 dans les classes les plus humbles. Mais ce n’est pas une lutte libertaire, bien sûr, c’est toujours au nom d’une puissance religieuse supérieure, transcendante que ces illuminés comme MÜNTZER s'expriment. Il signe parfois ses missives «Thomas MÜNZER, serviteur de Dieu»580. Le prêtre rêve de purification spirituelle, pas vraiment de remise en cause matérielle du monde malade de son époque.
Il fait peur cependant, on voit son œuvre révoltée partout, et il est torturé et décapité en 1525, sans doute surtout pour les Articles de Mühlhausen en Thuringe (Mühlhäuser elf Artikel), auxquels il semble lié. En fait l'animateur essentiel est sans doute le tisserand Ulrich SCMIDT, notamment lors de la réunion des paysans à Memmingen. Ces textes prônent la communauté des biens puis leur partage égalitaire («les 12 équitables articles») et la suppression, libertaire cette fois, de toute autorité absolue, en remplaçant les responsables par un « Conseil perpétuel » (Ewiger Rat) surtout constitué d’artisans. Le premier article demande l'élection des pasteurs, imposant ainsi une pratique communautaire et démocratique. Le second parle de l'utilisation des dîmes au profit principal de la communauté, détruisant ainsi l'accaparement individuel qui sévissait dans tout le monde chrétien. Le troisième dénonce la vie servile. Les 4° et 5° font de la chasse, de la pêche, de l'usage des forêts… des biens collectifs. Les 6°, 7° et 8° condamnent impôts et corvées. Les 9°, 10° et 11° posent les bases d'une justice et d'une organisation populaire. Le 12° renforce la volonté radicale de combattre toutes les oppressions581.
Tous ces éléments novateurs expliquent qu'un des principaux historiens libertaires espagnols voit, avec prudence, dans cette expérience communautaire de Mülhausen, apparaître « quelques traits de l’anarchisme moderne »582. C'est ce que pensent également COHN et PIGNATTA. Mais une analyse plus marxisante a aussi été développée, notamment par Friedrich ENGELS et Ernst BLOCH.
Le mouvement très minoritaire et plus extrémiste de l'anabaptiste Hans HUT (environ 1490-1527) qui vise à « effacer tous les gouvernements » est certainement plus significatif. Comme MÜNZER il est soumis à d'atroces tortures.
L’aire germanique va conserver jusqu’au XX° siècle des tendances religieuses aux fortes implications sociales.
Des traces millénaristes et eschatologiques, d’appel à une violence radicale et libératrice des exclus et des marginaux aux côtés des travailleurs, de justification du spontanéisme et du terrorisme... se retrouvent chez le socialiste communiste, souvent très proche des idées libertaires, Wilhelm WEITLING (1808-1871) dans l’Allemagne et la Suisse du milieu du XIXème siècle. Il est cependant plus proche d’un christianisme des origines considérablement mythifié que de la position anarchiste.
Il faut dire qu’en Europe centrale, les persistances du courant adamite se manifestent tardivement, dans l’Empire autrichien vers 1781 et à nouveau en Bohème vers 1848. Même sans lien direct entre mouvements et penseurs, tout un courant du christianisme libérateur se maintient dans cette partie du monde.
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