b)Un mouvement cohérent et radical : l’anabaptisme
C’est dans le mouvement radical lié à l’Anabaptisme que les expérimentations et les textes anarcoïdes sont les plus nombreux dès le XVIème, touchant au début une région qui englobe l'Europe centrale et nordique, pour s'étendre un peu ensuite. Ils se nomment eux-mêmes Les Frères en Christ, le mot anabaptisme étant péjoratif au départ, car les présentant comme des adeptes de baptêmes répétés alors qu'ils ne font que nier le baptême premier, celui qui concerne des enfants totalement inconscients de ce qui leur arrive. Aux rencontres de Wittenberg en 1521, une des principales oppositions à Luther (exprimée notamment par Nikolaus STORCH, Thomas DRECHSEL et Markus STÜBNER) concerne «l'erreur théologique»583 du baptême des enfants. Il semble cependant que le terme soit d'abord appliqué à pratiquement tous les mouvements radicaux liés à la Réforme. C'est après 1521 que vont se préciser maintes notions. Ainsi en Suisse, surtout vers Zurich, Heinrich BULLINGER (1504-1575) et Ulrich ZWINGLI (1484-1531) organisent les premiers groupes, mais ils sont vite dépassés par des dissidents ou scissionnistes plus déterminés. C'est la répression qui les touche qui les porte à s'exiler, et à répandre le mouvement dans le reste de la Suisse et en Allemagne. Ils sont alors en contact avec les conflits violents (guerre des paysans, guerre des princes…) et sont parfois obligés de se positionner. Nombreux sont ceux qui ressentent le besoin d'une précision théologique et sociétale, d'où entre autres la fameuse Confession de Schleitheim de 1527 rédigée en grande partie par Michael SATTLER (1495-1527).
Globalement, ce courant veut essentiellement rétablir une sorte de communauté primitive, égalitaire et anti-hiérarchique. Même si cela se fait de manière plutôt collective, les rapports avec la divinité sont libres, simples et directs, et l'interprétation des textes bibliques encouragée. Ni clergé, ni prince, ni hiérarchie d'aucune sorte ne sont donc justifiés. Par exemple un témoin du XVIème siècle affirme que « là où ils souhaitent instaurer le nouveau baptême, ils voudront juste après écarter et renverser toute autorité ». D'autre part la non-violence semble diffuse, puisque la pensée religieuse devrait se faire sans contrainte, uniquement par des personnes en âge de décider (d'où l'exclusion du baptême obligatoire des enfants). Sur ce plan la réalité violente vécue par de nombreux mouvements anabaptistes se trouve aux antipodes. Diversité et pluralisme restent la règle dans un mouvement éclaté en plusieurs dizaines de tendances. Toutes les interprétations sont donc possibles, y compris les analyses plutôt philo-libertaires comme celles de COHN, ELLER, PIGNATTA ou celle de James STAYER en 1972584. Ce dernier montre un anabaptisme plutôt réformiste et pacifiste, traversé par des courants révolutionnaires et/ou très violents.
En effet, il semble qu'on connaisse surtout à tort de l'anabaptisme ses mouvements radicaux et violents. S'inspirant de John BALL et de Thomas MÜNTZER, et dans la lignée du taborisme, le thuringien Hans HUT en est un des grands représentants, même s'il est vite exécuté (1527).
En Alsace, Allemagne et Pays Bas, l'action de Melchior HOFFMANN (1498-1543) prend des aspects millénaristes justifiant les violences purificatrices.
La folie communautariste et mystique de Münster en Westphalie en 1533-35 et le fanatisme délirant de Jan MATTHYS (ou MATTHIJS 1500-1534) ou de Jan de LEYDE (Jan BOCKELSON ou Hans BOCKHOLD 1509-1536) sont très souvent (et paradoxalement) référencés. Tous les deux proviennent des Pays Bas. La ville de Münster considérée comme la Nouvelle Jérusalem est occupée, enrégimentée, expurgée : meurtres, exils forcés, autodafés (sauf la Bible)… se multiplent. L'argent est aboli. Une théocratie violente et meurtrière généralise les exactions et impose le communisme intégral des biens et des femmes. Celles-ci connaissent violences et viols, et perdent toute autonomie. Cet anabaptisme revêt surtout un caractère fanatique et autoritaire qui est aux antipodes de l'anarchisme et de tout mouvement social émancipateur. Et pourtant, malgré les horreurs commises, on trouve l'histoire de Münster encore citée, ici ou là, comme un des mouvements qui anticipent le socialisme. Si c'est celui du stalinisme et du goulag, assurément ! La terrible répression après la prise de la ville en 1535 dépasse en horreurs les exactions commises.
Pourtant, dès 1527 les Articles de Schleitheim585 en proposant le retrait volontaire d’un monde mauvais, proposent des solutions différentes, qui rappellent le communisme et l’entraide kropotkinienne. La majorité du mouvement semble donc plutôt sur des positions non-violentes. Ces articles rejettent en effet militarisme et étatisme et comme me le signale Pierre SOMMERMEYER, cette Confession de Schleitheim est « celle qui marque la rupture avec le courant anabaptiste violent ». L’épée est désormais rejetée explicitement dans un des 7 articles du Credo du mouvement, mais cependant et peut-être dangereusement acceptée « uniquement du magistrat pour la punition des malfaiteurs »586. Bref, l’anabaptisme présente de grandes divergences et autorise de multiples interprétations. C'est pourquoi le doux KROPOTKINE se retrouvait bizarrement dans les écrits anabaptistes de Johannes DENK.
Les marxistes, quant à eux, mettent souvent en avant la Guerre des paysans (Cf. l’ouvrage célèbre d’ENGELS) et font parfois du leader de Mühlhausen, Thomas MÜNZER ou MÜNTZER (1489-1525) un des premiers anti-étatistes radicaux, donc une vraie figure de la révolution libertaire à venir. C’est surtout Ernst BLOCH dès 1921, avec son Thomas MÜNZER, théologien de la révolution, qui réhabilite le prédicateur torturé et exécuté en 1525 et en fait un des précurseurs de l’espérance utopiste qu’il commence à promouvoir. D’abord théologien radical, souhaitant éliminer prêtres, moines et princes, MÜNZER a effectivement tenté, en se liant à la Guerre des paysans, d’appliquer pratiquement ses rêves.
Un chrétien réformateur et modéré comme ÉRASME rend bien compte du radicalisme de ces mouvements et de la manière dont ils sont alors perçus : « ceux que l’on appelle anabaptistes mijotent depuis longtemps une manière d’anarchie. Ils nourrissent aussi des dogmes monstrueux qui, s’ils se répandent, feront paraître LUTHER presque orthodoxe » écrit-il avec lucidité dans les années 1520587. Il dénonce fermement leur anarchisme et leur communisme (si j’ose ces anachronismes) en 1534 et se positionne pour l’obéissance aux puissants et aux propriétaires : « Il ne faut en aucune façon admettre les anabaptistes. Les apôtres nous ordonnent d’obéir aux magistrats : eux ils ne supportent même pas d’obéir à des princes chrétiens ! Il faut que la mise en commun des biens relève de la charité et que leur possession et le droit de les distribuer restent aux mains des propriétaires ! »588.
Il y a donc bien dans un premier temps communisme intégral et destruction des pouvoirs en place, ce qui est proche de maintes expressions de l’anarchisme. Mais cela s'accompagne parfois dans une dizaine d'endroits de l'établissement d'un pouvoir totalitaire et théocratique, totalement paranoïaque et terroriste, brisant toute autonomie individuelle, comme dans la ville de Münster (1534-1536)... C’est l’antithèse totale de l’anarchisme,. Certains (y compris, et c’est un comble, en milieu libertaire) ont même osé voir dans le cas de Münster la préhistoire des Communes révolutionnaires des XIX° et XX° siècles.
Massacres et répressions n’empêchent pas le mouvement de sporadiquement se prolonger sur tout le siècle et au-delà. Par exemple une « nouvelle Münster » tentée de manière aussi violente et fanatique apparaît à Clèves vers 1567-1580 avec Jean WILLEMSEN (exécuté en1580).
Il est à noter que sous des formes plus pacifistes et parfois un peu plus ouvertes, le mouvement anabaptiste a largement perduré. Par exemple sous la forme pacifique des Huttériens ou Huttérites, des Amish ou des Mennonites, voire en influençant parfois Baptistes et Quakers. La plupart de ces groupes, liés à une critique souvent pré-libertaire de l’esclavage, ou revendiquant des formes d’un pré-féminisme égalitaire, ont largement marqué l’anarchisme états-unien589.
Parmi eux, Le mouvement huttérite présente des traits cohérents et novateurs : en 1528 ces anabaptistes un peu dissidents fondent une communauté fraternelle en suivant les prédictions de Jakob HUTTER. Ils seraient présents en Europe centrale (communautés vers Austerlitz, en Moravie…). Ils manifestent une volonté de séparer totalement Église et État, de vivre selon les principes de la communauté des biens et du travail, de refuser la violence. Les travaux se font en commun, et apparemment les tâches difficiles connaissent une rotation qui facilité le partage efficace. Les huttérites cherchent à régler les conflits internes par la discussion et la persuasion, et non par la violence ou par la rigidité des lois590. Fidèles à ce qu’ils pensent être la communauté chrétienne primitive, ils sont donc aussi un exemple de traditionalisme ou fondamentalisme : ils essayent de vivre en conformité avec ce que vivaient leurs ancêtres (langue, habits, simplicité et frugalité…) et leurs colonies sont marquées par un fort paternalisme autoritaire (un « supérieur » serait nommé à vie ?). Entre eux ces groupes se fédèrent sous l’autorité d’un « évêque ». Cependant leur communauté apparaît comme une sorte de coopérative fraternelle (« fattoria fraterna »591). Ce Bruderhof offre l’image d’une solidarité et d’une égalité quasi absolue, qui regroupe familles ou personnes seules, pour former une sorte de famille élargie. On compterait une soixantaine de communautés en fin du XVI° et 229 en 1974 (mais cette fois quasiment exclusivement sur le sol nord-américain).
Le message de Menno SIMONS (1496-1561) donne naissance au mennonisme pacifise et plutôt antidogmatique. Lié au mennonisme néerlandais, Pieter Corneliszoon PLOCKHOY (1625-vers 1665) est à la fois un auteur utopiste et un utopiste engagé dans la réalité. Avec son ouvrage de 1659 A way propounded to make the poor in these and other nations happy (Un moyen pour rendre les pauvres heureux ici et ailleurs), il évoque des communautés de travail, de pensée et de vie qui sont proches de l’expérience du Bruderhof. Lié au mouvement religieux et communautaire britannique (il semble influencé par un autre utopiste, Samuel HARTLIB ou HARTLIEB 1600-1662) il aurait demandé sans succès l’appui de CROMWELL pour établir une colonie en Angleterre. Peu après il part pour l’Amérique du Nord et fonde une communauté (Zwaanendael) dans la Delaware Bay en 1663 avec une quarantaine de compagnons. Cet établissement semble rapidement détruit par les britanniques moins d’une année plus tard. S’il est intéressant pour ses positions quasi mutualistes dans ses projets et essais communautaires, PLOCKHOY reste un religieux sectaire et peut-être attaché à la polygamie.
Détachés du mennonisme en fin du XVII° siècle, les Amishs s'inspirant des prédications de Jakob AMMAN (1644-1712) peuvent encore aujourd'hui apparaître comme de doux pacifistes et des antécédents mystiques des décroissants par leur refus d'un modernisme jugé trop matérialiste.
Au XX° siècle en Allemagne on trouve un mouvement analogue. Le mouvement communautaire du Bruderhof fondé (refondé ?) en Allemagne dans les années 1920, et expulsé par les nazis dans les années trente, compterait encore près de 7 communautés en fin du siècle. Mais les aspects libertaires y sont désormais pratiquement inexistants et le millénarisme bien estompé.
Les aspects religieux restent donc dominants dans le vaste mouvement des communautés du continent américain, malgré les exceptions fouriéristes, cabétistes ou anarchistes. L’exemple des Shaker (actifs surtout de 1775 à 1902), qui s’appellent Millenial Church n’est donc pas seulement emblématique.
En 1830, le mouvement œcuménique des Disciples du Christ qui apparaît en Pennsylvanie592 annonce le millénium pour 1996.
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