2.Et dans la volonté d’insertion dans la verdure, le rural, la terre... a)Quelques précurseurs
Dès Nicolas LEDOUX en fin du XVIIIème, il y a volonté d’insérer la ville dans la campagne, ici la vaste forêt comtoise de Chaux. Mais la ville-cercle (ovale, plutôt, nous dit Helen ROSENAU dans l’ouvrage cité), hiérarchisée, aux fonctionnalités de surveillance obsessionnelle du travail est plus au service d’un encadrement de type caserne que de la pensée libertaire. C’est plus en lien avec BENTHAM qu’avec FOURIER. Pourtant la proximité géographique (il travaille un temps en Franche Comté) et chronologique ont autorisé de fréquents rapprochements entre l’utopiste et l’architecte. Comme le note très bien Louis UCCIANI932, il est incontestable que l’on « lit » ou analyse fréquemment les salines d’Arc-et-Senans avec en arrière plan les projets phalanstériens, même si cet urbanisme industriel n’a au départ rien à voir avec la pensée du philosophe.
LEDOUX reprend lui aussi des idées émises pour la « ville verte » de Philadelphie imaginée par William PENN en fin du XVIIème.
Toujours en fin du XVIIIème, l’étonnante proposition de Jean Jacques LEQUEU ne manque pas de charme, malgré sa symétrie inévitable : Cf. son L’île d’amour et repos de pêche proposé dans l’anthologie de BORSI que j’utilise largement.933 L’autre source précieuse est le très beau volume de Patrice de MONCAN Villes rêvées chez Mécène en 1998.
Charles FOURIER bien sûr est sensible à cet aspect des choses, et son plan dessiné de phalanstère est totalement immergé dans un monde rural aux contours très vagues. Cependant on est étonné d’y voir là aussi l’incontournable cercle, et des traces d’un plan basilical bien peu révolutionnaire. Mais son phalanstère est bien une des rares cités-utopiques qui associe espaces individuels autonomes et espaces collectifs. Par ailleurs, et c’est souvent oublié, FOURIER s’est souvent livré à des analyses urbanistiques, avec par exemple, dès 1796 son projet de rénovation pour Bordeaux, et vers la fin de sa vie les nombreuses propositions qu’il fait pour sa ville natale Besançon. Ces ultimes projets, son « amusette » comme il le dit lui-même, permettent à un penseur désormais acariâtre et mis sur la touche par ses disciples de s’accorder les dernières joies de la stimulation intellectuelle. Les structures en verre qu’il propose, notamment les galeries, ont le triple intérêt de protéger et de relier, mais aussi d’ouvrir sur l’extérieur, au moins par le regard. HOWARD a repris systématiquement cette idée de galerie circulaire.
On doit ainsi à FOURIER un essai d’urbanisme rénové, Des modifications à introduire dans l’architecture des villes. Il y met en avant cette triple alliance nécessaire à toute utopie architecturale ou urbanistique, dont les apparents antagonismes se résolvent par l’association :
-
celle du beau et du bon
-
celle du besoin individuel et du besoin collectif
-
celle de la ville et de la campagne.
Pour FOURIER, les constructions doivent satisfaire toutes les passions, tous les goûts (d’où le souci primordial accordé aux pensées et aux besoins individuels). Mais cela ne signifie pas construire n’importe comment, ou sans idée d’ensemble : les besoins collectifs comptent également. D’autre part ces constructions doivent être le plus égalitaire possible, et diffuser le luxe et le beau. Cela répond autant à une volonté de mettre à disposition des classes pauvres les avantages architecturaux des classes aisées, que de satisfaire le « visuisme », cette manie ou passion fouriériste qui correspond au droit à une belle vue. L’esthétique est un besoin.
b)Anticipations et réalisations majeures du XX° siècle
Dans le futurisme italien du début du XXème, parfois très sensible aux positions anarchistes, très prégnantes dans l’Italie d’alors, l’inspiration libertaire explose dans la superbe ville-fleur que nous dessine Virgilio MARCHI (1895-1960) en 1919 (BORSI p.126). De même Antonio SANT’ELIA (1888-1916), plutôt socialisant puis interventista (pro-guerre), présente des accents libertaires dans son exposition de 1914 Ville idéale - Città nuova, et la même année dans son Manifeste de l’architecture futuriste : « Dans l’architecture futuriste, il s’agit… de satisfaire magistralement toutes les exigences de nos coutumes et de notre esprit, en foulant aux pieds tout ce qui est grotesque et antithétique (tradition, style, esthétique, proportion)… Cette architecture ne peut être soumise à aucune loi de continuité historique. Elle doit être aussi nouvelle qu’est nouveau notre état d’esprit. » (Cité par Ruth EATON dans Cités idéales - 2001). Dans une autre œuvre de 1919, Disegno per un edificio (Dessin pour un bâtiment), Virgilio MARCHI propose une autre de ces œuvres idéales : un bâtiment, ici non inséré dans la nature, adopte cependant une sorte de forme végétale : les murs sont courbes et s’élancent en volutes, les formes sont mobiles et irrégulières, l’ensemble paraît en mouvement, comme sous l’action du vent sur les plantes. La structure interne du bâtiment donne une expression de vie et de dynamisme qui est bien partie intégrante des manifestes futuristes.
Même Filippo Tommaso MARINETTI (1876-1944) en 1922 dans son roman Gli indomabili - Les indomptables évoque une ville se modifiant au gré de ses habitants, toujours mobile, redimensionnée, active, ouverte sur la nature… donc hors de tout carcan.
À la même époque l’expressionniste allemand Bruno Julius Florian TAUT (1880-1938) veut réinvestir la campagne et les zones montagneuses et y construire des villes pacifistes, à armatures de verre, de type cathédrales, comme il l’écrit dans Architecture Alpine en 1919. L’influence néo-gothique et libertaire est chez lui très forte, avec sans doute quelques éléments fouriéristes.
Toujours en Allemagne, à mi-chemin entre les conceptions des cités-jardins et les villes vertes se développe le concept de ville-paysage ou « Stadtlandschaft », qui mêle monde urbain, monde rural et qui multiplie les parcs et autres espaces verts.
Le « rêve agreste » (Anatole KOPP) des «désurbanistes» soviétiques des années 1920-1930 est un élément étonnant. Une partie des constructivistes (proches des futuristes) regroupés dans l'OSA-Union des Architectes Contemporains dès 1925 mettent en avant leur imprégnation libertaire pour contester les villes concentrationnaires. Ils veulent fondre les villes (en petites unités) dans la campagne, en dispersant l'habitat et l'industrie. Mais ils maintiennent les liens et les relations ; tout est dûment mis en relation dans un territoire aux maillages routiers et ferroviaires étendus. L'OSA est organisée autour de Moïsseï GINZBURG (Moshe GUINZBOURG 1892-1946) et d'Alexandre VESNINE (1883-1959) mais ce sont surtout les jeunes recrues qui animent le courant désurbaniste, et qui le font sans doute en réaction face à la montée excessive du centralisme dans tous les domaines après la prise du pouvoir par STALINE. On peut citer Mikhail OKHITOVITCH (1896-1937) et ses projets pour Magnitogorsk ; en plus du train et de la route, il misait sur les voies de télécommunications pour rendre encore plus souple les maillages souhaités. La réaction stalinienne ne se fait pas attendre et l'OSA dès le début des années 1930 perd toute importance. Leur journal est interdit en 1930 ; OKHITOVITCH (qui a eu le courage de dénoncer le culte de la hiérarchie) et Alexei GAN (vers 1890-vers 1940) finissent assassinés au goulag.
C'est surtout aux ÉU que cette volonté de fondre villes et campagnes explose (surtout dans l’après Seconde Guerre mondiale). Cet anti-urbanisme se rattache aux courants libertaires traditionnels, JEFFERSON, EMERSON, THOREAU, Walt WHITMAN ou un architecte comme Louis SULLIVAN, nous rappelle Françoise CHOAY.
C’est bien sûr le projet utopique de cité horizontale et fonctionnelle qu’est Broadacre City de 1932-1958 du déjà souvent cité Frank Lloyd WRIGHT (Cf. son vrai nom Frank Lincoln WRIGHT ; 1867-1959), qui en est l’expression la plus solide.
Cet architecte qui en 1943 se définit lui-même « en tant que rebelle et protestataire »934 illustre bien la tendance éminemment libertaire de quelques créateurs états-uniens. Il se réclame de deux influences notables en milieu anti-autoritaire, celle du « transcendentalisme » (EMERSON, THOREAU, Theodore PARKER…) et celle de la pédagogie ouverte et pragmatique proposée par Friedrich FRÖBEL (1782-1852) dans ses Kindergarten (jardins d’enfants). Ce dernier, comme plus tard l’architecture de WRIGHT, assure que l’enfant doit croître naturellement, sans contrainte excessive, dans un cadre naturel respecté également, et au contact du quotidien et du travail manuel (les fameux Gifts ou formes géométriques utilisées dans cette pédagogie, et qui annoncent les propositions de MONTESSORI). A-t-il été influencé en matière pédagogique par son disciple Edgar TAFEL (1912-2001) qui est passé par le FERRER Center (Modern School) de New York ?
On comprend mieux dès lors le concept d’« architecture organique » que WRIGHT développe dès 1894 et auquel il reste fidèle sa vie durant. L’architecture doit respecter la nature, construire en symbiose avec elle et le site, respecter également la nature humaine. Les formes naissent spontanément, et doivent être non agressives, ni pour l’homme, ni pour le milieu : la vision utopique, de recherche de l’harmonie est déjà forte dès la fin du XIXè siècle. En 1914 il confirme ses propositions : « j’entends une architecture qui se développe de l’intérieur, en harmonie avec son essence… »935. Oserait-on avancer ici l’idée d’architecture antiautoritaire ?
Il poursuit la recherche autour des cités-jardins entamée bien avant lui et cette volonté d’enchâsser la maison dans le paysage et la nature, il l’a lui même largement assumée. Son concept de Prairie House au début du siècle (de 1893 à 1909 environ) et surtout celui de Usonian House dès la fin des années 1930 en présentent tous les deux de belles illustrations. Le premier concept est déjà global, puisque WRIGHT parle de « Prairie town » : la « maison-prairie » (Prairie House ou Prairie Home) n’est donc pas un cas isolé, mais un modèle, une pièce d’un futur utopique. La construction s’inscrit dans un espace, en symbiose donc avec la nature. Elle est conçue pour respecter tous les besoins individuels, du travail aux loisirs et à la vie de couple. Comme chez MORRIS, l’architecture est principale mais pas unique : tous les arts s’unissent et travaillent à la même finalité harmonieuse ; le mobilier, les jardins, le positionnement des fresques et des vasques sont pris en charge par WRIGHT avec le même objectif que montrait MORRIS à la Red House ou à Kelmscott Manor. Le second concept, plus tardif, reposant sur des plans adaptables, des maisons à toits plats, ouvertes sur les jardins, avec une volonté démocratique concernant les prix (en jouant sur les matériaux employés) a parfois donné des merveilles : Fallingwater en 1935 en Pennsylvanie, Honeycomb House à Standford (Californie) en 1936 ou le superbe Taliesin Ouest en 1937. L’intimiste COSEY ne s’est pas trompé en faisant d’une « Maison de Frank L. WRIGHT »936 (titre de sa bande dessinée) le cadre d’une liaison amoureuse : sa représentation de l’habitation révèle agréablement le mélange d’architecture, de roches et de végétaux qui inspirent le mystère, l’envie et stimule les sens. La demeure choisie par COSEY est sans doute celle de Gregor AFFLECK, en 1940, située à Bloomfield Hills, Millwaukee. Comme les Prairie houses, les Usonian houses ne sont que des pièces d’un ensemble, de plus en plus intégré tout en restant ouvert qui est l’immense projet de Broadacre City.
Le projet de Broadacre city, de « nouvelle frontière » favorisant une « utopie décentralisatrice »937, est lancé en 1932 avec l’ouvrage fort utopique The Disappearing City. Il faut « interpréter le présent dans les termes du futur » y affirme-t-il, ce qui est le propre de toute utopie, de tout projet social d’ampleur. En 1945 il propose à nouveau ce livre sous une forme remaniée et avec un nouveau titre : When democracy builds. Son objectif est de respecter décentralisation, évolution, et fusion entre habitat et nature environnante : « une véritable liberté terrienne démocratique émergerait naturellement de la topographie, cela signifie que les bâtiments prendraient tous la nature et le caractère du terrain sur lequel ils s’érigeraient et auquel ils s’intégreraient, dans une variété infinie »938. Bel éloge du pluralisme en architecture, qui reprend en l’illustrant le concept d’architecture « organique » exprimé un demi siècle plus tôt. En 1958, peu avant sa mort, il offre une troisième fois son ouvrage à nouveau remanié : c’est le célébrissime The living city. Le plan comporte en gros titre les mentions « Organic Architecture » et « A new freedom for living in America ». De grands dessins offrent une superbe vision futuriste avec des bâtiments variés, profilés, et dispersés dans un cadre naturel végétal ou agraire dominant. Mais ce n’est pas une vision passéiste, la technique est omniprésente, des soucoupes volantes et des voitures à propulsion étonnante sont en symbiose avec les moyens de communications tous bien domptés. À la différence de MORRIS, qui ne dédaignait pas non plus la machine, contrairement à ce qu’on sous-entend souvent, WRIGHT y accorde plus de place et l’intègre beaucoup plus.
La volonté de WRIGHT de rechercher l’autonomie individuelle de manière intransigeante le rattache autant à la tradition individualiste et libertaire états-unienne qu’aux exigences du courant anarchiste international. Le fondement de sa conception architecturale est « le droit souverain pour l’individu de vivre sa vie comme il l’entendait »939. Ses créations sont libertaires au sens large du terme, car centrées sur l’homme, l’occupant du lieu, mais aussi par les moyens utilisés et les formes extrêmement diversifiées proposées, et sur la liberté individuelle. Helen ROSENAU, peu au fait pourtant des idéologies socialistes, le présente même comme « un planificateur anarchiste ». Ruth EATON dans son beau livre de 2001 sur les Cités idéales, en fait le seul architecte urbaniste critique aux ÉU, véritablement hostile à la « tumeur cancéreuse » que représente la ville industrielle états-unienne. La ville rêvée de Broadacre (malgré son gigantisme) propose de multiples lieux pour aider l’individu et l’exercice de la démocratie : atriums, agoras, bibliothèques... Le cadre semble contraignant, puisque le plan en damier y est parfois présent ; mais chaque unité individuelle ou familiale est cependant libre de s’aménager en toute autonomie, ce qui peut apparaître comme du post-fouriérisme. Son rêve de démocratie libertaire de petits propriétaires le rattache bien à PROUDHON ou aux anarchistes de son pays, d’autant que sa position résolument anti-centraliste est un choix pour éliminer toute autorité détestable. Il rêve d’un État réduit aux pures tâches administratives. Il apparaît bien comme l’anti-LE CORBUSIER sur ce point. Faisant « sienne la philosophie de l’individualisme d’EMERSON » et réalisant Broadacre comme une « forme plastique d’une démocratie originelle »940, cet architecte-urbaniste se range donc bien parmi les créateurs libertaires. C’est d’autant plus évident que son positionnement utopique n’est jamais figé, au contraire : tout est adaptable et transitoire : « à mesure que le bâtiment évoluera, l’individu le verra comme il apprend à voir la vie. De l’idée à l’idée, de l’idée à la forme, de la forme à la fonction, des bâtiments conçus pour libérer et développer les éléments les plus riches et les plus profonds de la nature, et non pour les contenir et les confiner »941.
Cette classification est fondée si on note en plus que WRIGHT mena une vie libre, d’ailleurs parfois scandaleuse aux yeux de ses contemporains (l’abandon de sa famille et des ÉU en 1909, par exemple, et ses multiples expériences amoureuses). Il bénéficia dans son enfance d’une mère déterminée et ouverte mais un peu possessive, très en avance sur son temps, qui lui appliqua les principes pédagogiques libertaires très novateurs (notamment les aspects ludiques qui ne sont pas sans rappeler FOURIER) des jardins d’enfants de FRÖBEL, qu’elle avait découvert aux environs de Boston (Cf. ci-dessus). Après la Seconde Guerre mondiale, WRIGHT regroupe autour de lui artistes et architectes, dans une sorte de « phalanstère » (la référence fouriériste est faite par Michel RAGON942) créatif à Taliesin West. En fait il avait créé dès 1932 la Taliesin fellowship (dont le deuxième terme évoque l’idéal de MORRIS) : cette école d’architecture, proposant de partir de l’expérience, du monde sensible, de la vie quotidienne, donc pratiquant une pédagogie très pragmatique et très concrète, n’est pas sans rappeler les principes de Fröbel. C’est dans cette communauté, reconstituée après guerre, qu’arrive vers 1947 Paolo SOLIERI qui est un des disciples les plus proches de WRIGHT, au moins sur les notions d’autonomie et de liberté. Cet exilé d’origine italienne fonde lui-même une sorte de communauté semi-autarcique vers Phoenix (Arizona).
Il faut cependant fortement nuancer : WRIGHT est d’abord un libéral et démocrate états-unien, et il a commis parfois des actes ou des projets peu en accord avec son architecture douce et libertaire. Comme d’autres, il a été tenté par le gigantisme vertical, et on ne peut être qu’effaré, par exemple, en voyant son projet de Mile-High-Skyscraper en 1956. Cet immeuble d’une hauteur d’un mile devait compter 528 étages et abriter 130 000 personnes. Son plan, certes un peu verdoyant à la base, montre une démesure incroyable, heureusement assez rare chez WRIGHT. La Price Tower de Bartlesville dans l'Oklahoma en 1956 fait 19 étages. Il avait déjà été tenté par ce type de construction en 1924 avec son projet sans grande beauté de National Life Insurance Building. Son fils homonyme Frank LLOYD WRIGHT JR (1890-1978) avait déjà en 1924-1925 pour l'exposition La Ville des Titans - rétrospective de New York en images de 1926 à 2026 rêvé d'une tour de 300 mètres de haut943.
Au plan politique, notre architecte, hormis son non conformisme et sa liberté de pensée, n’a jamais milité semble-t-il pour des groupements avant-gardistes. Il a même fait un incroyable et aveugle voyage officiel en URSS en 1937, ce qui lui est souvent reproché, à juste titre. Son pacifisme anti-interventionnisme durant la Seconde guerre mondial est lui aussi problématique, même si une partie de ces justifications reposait sur une volonté de ne pas utiliser les mauvais moyens de l’adversaire, au risque de devenir comme lui. Cette cohérence moyen et fin est toujours un des axes forts de la pensée libertaire.
En Argentine, l'anarcho-spencérien Macedonio FERNÁNDEZ (1874-1952) - ami du père anarchisant de BORGES - élabore un projet de Ciudad-Campo (ville agraire) dont l'enracinement rural, sur les rives d'un point d'eau ou d'une rivière, permet d'éviter les fourmilières urbaines et leurs multiples services d'ordre (pompiers, policiers, militaires…). Sa vision est celle d'une utopie pacifiste944. L'autoproduction généralisée serait aussi le moyen, via la coopération et le troc, de limiter les effets négatifs des sociétés marchandes.
De SPENCER il a retenu l'idée de l'État minimum. De son ami libertaire et sans doute post-fouriériste Julio MOLINA y VEDIA (1874-1973) - auteur d'une «intense utopie»945, surtout dans sa Nueva Argentina (1929)-, il tire la volonté de créer de multiples exploitations «communautaires et libres».
On peut penser également que les écrits libertaires de Pierre QUIROULE (Joaquín Alejo FALCONNET 1878-1937) forment un arrière plan assez incontournable pour ce type de propositions.
c)Le renouveau utopique du second XX° siècle
Pour les années d’après Seconde-Guerre Mondiale surtout, Bernard LASSUS946 et Michel RAGON947 montrent l’importance, en France notamment, des « habitants paysagistes » qui appliquent un art naïf et « primitif » à la décoration de leur maison, surtout dans la partie consacrée au jardin : les auteurs parlent alors de « jardins imagés, jardins fantastiques, jardins oniriques » ou de « poétique du paysage ». Il s’agirait d’une « utopie écologique sous-jacente » nous dit même RAGON en conclusion. Par cette notion de « poétique », LASSUS renoue ainsi avec l’œuvre de Gaston BACHELARD (Poétique de l’espace, datant de 1957).
Toujours aux ÉU, la force du tableau Greening of Manhattan en 1991 de James WINES (BORSI p.182-183) est un vrai morceau d’anthologie.
En France les recherches de Édouard FRANÇOIS et Duncan LEWIS en 1993 pour la ville de Nantes aboutissent à camper un centre administratif au cœur d’un luxurieux et édénique marécage.
À la fin des années 1950, Yona FRIEDMAN, futur écrivain utopiste fortement libertaire et alternatif, propose déjà des cités spatiales aux structures légères, adaptables, modifiables, mettant l’homme au centre, et incluant des zones végétales préservées et encouragées.
L’italo états-unien Paolo SOLERI, évoqué ci-dessus comme proche de WRIGHT, propose le néologisme « d’Arcologie » pour unifier architecture alternative et nécessités écologiques. Son projet Arcosanti touche une population limitée de 5 000 personnes (toujours les petites dimensions, à l’image des phalanstères) localisée dans une vaste aire rurale, avec une agriculture et une énergie solaire écologique. Il propose des cités en lien avec la nature, de petites dimensions, adaptables aux milieux choisis (souvent sur l’eau) et donc diversifiées. L’utopie urbanistique est libertaire, car non figée, non uniforme. SOLERI défend même la position de la « table rase »948, qui permettrait de détruire complètement la ville pour la reconstruire totalement en fonction des usagers ou de l’apparition de nouveaux besoins. L’architecte n’est plus alors que marginal, au service du collectif, et pas attaché de manière caricaturale à son œuvre, puisqu’elle s’inscrit dans la (peut-être) courte durée.
Dans la région sicilienne du fleuve Belice, au sud-ouest de l’île, dans le pays du « Guépard », pour compenser les terribles destructions causées par les séismes récents, les pouvoirs locaux et les architectes ont tenté d’insérer des formes architecturales nouvelles en milieu rural. La réussite est parfois spectaculaire quand on parcourt la région, mais souvent de faible profondeur, à vocation touristique ou paysagère plus que réellement ancrée dans les exigences locales. Nicola ZAMBONI est très critique dans cette célèbre initiative, et ne reconnaît vraiment comme architecture esthétique et utilitaire que la Piazza de Poggioreale949.
En Corée, l'université féminine Ewha de Séoul (Ewha Womans University) est une curieuse évolution d'un concept : l'architecture semble disparaître, elle est essentiellement souterraine. L'université n'est plus, vue d'avion, qu'une colline allongée et verdoyante. Elle est percée par une vallée géométrique qui forme une curieuse échancrure à connotations presque sexuelles. Comme le note l'architecte Dominique PERRAULT «le sous-sol est vu comme une ressource urbaine»950.
En fait ce n'est pas si nouveau que cela : la ville souterraine est une idée ancienne au Canada, et bien des utopies littéraires ou cinématographiques ont décrit des mondes souterrains. Et plus prosaïquement les bunkers camouflés des guerres mondiales ou les maisons danoises recouvertes de jardin ou de prairie anticipent largement la création coréenne. Le but est tout à la fois la symbiose avec le milieu, et la discrétion. De là à dire que les valeurs militaires et les concepts écologiques, c'est un même combat, bien évidemment je ne le ferai pas.
Au début du XXIème siècle, la « maison de verre à structures métalliques » faisant un tout avec son environnement végétal de Châtillon d’Azergues vers Lyon, permet à ses concepteurs (Caroline BARRÈS et Thierry COQUET) de renouer avec les réalisations de WRIGHT951.
Aux ÉU ce sont des disciples d'Ivan ILLICH (mort en 2002) qui proposent la ville utopique compacte d'Illichville. La population est réduite à 20-30 000 habitants, les moyens techniques destructeurs sont pratiquement absents. Le vélo et le tramway suppriment de fait la voiture. La ville est entourée de plusieurs ceintures vertes : la première est celle des jardins et vergers, la seconde est celle d'activités agricoles plus élaborées et la troisième comporte forêts et prairies. La ville elle-même est partiellement arborée952. L'autonomie repose sur l'autoproduction agricole et artisanale et sur une économie de la décroissance, pratiquant recyclage et autolimitations de produits superflus. Les échanges misent sur le troc, le mutualisme.
En France, s'inspirant de ce modèle, et approfondissant les aspects décroissants, Fabien COSTANZO953 écrit un mémoire dans le cadre de ses études à l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Saint-Étienne en 2011, avec le titre programme de Face à la démesure : Illichville, vers une décroissance conviviale.
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