2.2. Le positionnement des responsables qualité dans l’entreprise :
On peut remarquer plusieurs choses concernant les responsables qualité :
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ils sont les premiers formés à la norme ISO 9000
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ils en sont les canaux de diffusion au sein de l’organisation, avec parfois la direction lorsque celle-ci s’investit dans le projet de mise en place de la norme. (Ce peut être le cas au début, lorsqu’il s’agit de lancer la réflexion comme le recommande la norme )
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ils s’occupent de l’organisation de la mise en place de la norme en tant que chef de projet : choix des participants aux groupes de travail, choix des auditeurs internes, tout ceci en relation avec la direction
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ils sont au centre de la dialectique interne/externe. Cela leur confère une certaine distanciation qui se traduit par la formalisation
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ils alimentent l’ensemble des projets de l’entreprise lorsque le projet de certification ISO 9000 est intégré pleinement dans la stratégie de l’entreprise.
Cette dernière constatation nous amène à citer Imai (1994) qui indique :
« Le cadre préoccupé du processsus, réellement soucieux des critères P (processus, ndlr) portera son attention sur :
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la discipline
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la gestion du temps
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le développement des qualifications
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la participation et l’implication
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le moral
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la communication » (p.24)
Il s’agit là d’une description théorique des critères devant être vérifiés par les responsables qualité pour assurer leur mission d’analyse des processus et de leurs risques. Ceci est sûrement non observable dans sa totalité sur le terrain mais cette présentation d’Imai peut orienter pour partie nos observations.
La dimension de médiation et d’ouverture du rôle du responsable qualité sera développée dans le point qui suit.
2.2.1.La nature hybride des responsables qualité :
Les responsables qualité sont amenés à se mettre à la place des différents acteurs au sein de l’entreprise pour comprendre le fonctionnement de celle-ci et en analyser les processus.
Beaucoup nous ont d’ailleurs dit l’intérêt de ce poste pour découvrir l’organisation.
Ils sont ainsi des hybrides au sens que leur donne Bonnet (1996) :
“ Les hybrides, en reprenant l’ensemble des points de vue énoncés par les autres catégories professionnelles, semblent recueillir, puis porter, les différentes visions de la qualité propres à chacune de ces catégories. Cette singularité s’exprime dans la mise en œuvre de discours pluriels chez un même individu ”(p.84)
Cela tend à influencer les représentations qu’ils ont de l’entreprise et de la politique qualité qui est susceptible d’être mise en place.
“ Plus le champ dans lequel l’individu se situe et se déplace est grand, plus les relations sont diversifiées et plus l’appréhension des différents aspects de la démarche qualité est large ”.(p.88)
Leur rôle est ainsi de traduire les représentations de la qualité et en ce qui nous concerne, les représentations de la norme ISO 9000, aux différents services.
“ Cependant, si la diffusion des informations apparaît nécessaire à la création d’espaces communs d’actions, elle ne garantit pas la création de l’accord. L’obtention de l’accord peut être réalisée par l’intermédiaire d’individus porteurs de différentes réalités au travail : les hybrides. Etres de combinaisons, les hybrides peuvent permettre la traduction et la passage d’une vision indigène à une autre, d’un cadre spatio-temporel à un autre ”(p.91)
Le rôle des responsables qualité semble donc essentiel pour la mise en place de la norme ISO 9000 qui concerne l’ensemble de l’organisation ou de l’entreprise.
“ Individu en marge, l’hybride semble plus apte à ne retenir que les caractéristiques générales et essentielles. Il nous apparaît comme le messager à partir duquel peut se construire collectivement une démarche qualité. ”(p.91)
Mais il reste la question de la constitution de cette nature hybride du responsable qualité : doit-elle exister avant sa prise de poste en tant que responsable qualité ? Ou bien se crée-t-elle au fur et à mesure des contacts répétés que sa fonction lui demande d’avoir avec les différents services ?
2.2.2.Les difficultés rencontrées par les responsables qualité :
La démarche des responsables qualité peut poser un problème de ressenti chez les personnes sur le travail desquelles les responsables qualité sont amenés à se pencher.
Bonnet indique ainsi :
« Les actions de contrôle insufflées par le service qualité, peuvent ainsi à titre illustratif, être considérées comme une ingérence dans le travail de l’ouvrier professionnel comme un manque de confiance, une remise en cause offensant sa conscience professionnelle. » (p.81)
Cette réticence peut être d’autant plus forte que l’ancienne version de la norme ISO 9000 prévoyait beaucoup plus de formalisation et de procédures que la version 2000. Cette ancienne version a pu créer une image négative auprès des salariés qui nécessite quelques années pour s’estomper et perdure donc encore chez certains.
Ségrestin (1996) le rappelle et insiste sur le fait que les dispositifs de normalisation de la qualité avaient des caractéristiques exemplaires : leur logique était de transformer les savoir-faire professionnels en véritables savoir-faire organisationnels, le principe de la formalisation des procédures ayant pour résultat presque explicite d’imputer à des entreprises (ou à des réseaux d’entreprises) des « règles de l’art » jusqu’alors identifiées à des personnes ou à des communautés de métiers. Les individus peuvent ainsi se sentir dépossédés et cela d’autant plus qu’ils apparaissent très attachés à ce qui leur semble traduire une identité professionnelle.
Bonnet le relève et indique :
“ Les individus semblent alors agir et réagir par rapport à une territorialité très marquée. Cette territorialité autorise la mise en œuvre de micro-cultures, des valeurs, de normes de travail spécifiques ou complémentaires. On voit aussi apparaître des valeurs et normes propres au métier chez les ouvriers professionnels, chez les techniciens, les agents de maîtrise et les cadres autodidactes. ”(p.81)
Nous pouvons aussi citer l’exemple de certains ouvriers allemands pour qui la mise en place de normes représente une remise en cause de leur compétence. Cela a entraîné des problèmes en Allemagne du fait d’une culture ouvrière développée et associée à une fierté d’appartenance professionnelle.
Les responsables qualité peuvent donc se trouver confrontés à une certaine méfiance de la part du personnel vis à vis de leur rôle dans l’entreprise.
Cependant l’évolution contemporaine observée par Bercot et De Coninck (2003) montre que le rôle des responsables qualité est rendu plus aisé du fait qu’on observe une multiplication des contacts externes aux services dans les organisations et que les personnes ont plus l’habitude, de ce fait, de partager avec des acteurs externes à leur service des considérations sur leur travail :
“ Les salariés entrent de plus en plus fréquemment en contact avec des personnes extérieures à leur équipe de travail habituelle. ”(p.70)
Or le responsable qualité fait partie de ces personnes extérieures et la multiplication de ces contacts avec l’extérieur peut faciliter ceux entre le responsable qualité et les personnes des différents services.
Réciproquement la distance entre le responsable qualité et les autres personnes au sein de l’entreprise peut représenter une aide.
En effet, comme le note Simmel (1998) :
“ Le rôle de la distance physique est simplement de supprimer les stimulations, frictions, attractions et répulsions que suscite la proximité sensorielle, et d’assurer ainsi la majorité aux processus intellectuels au sein de l’ensemble des processus psychiques socialisants ”(p.72).
Bercot et De Coninck ajoutent :
“ De nos jours, l’individu se trouve à l’entrecroisement d’une multitude de cercles de sorte qu’il est moins dépendant d’un cercle donné. Par ailleurs, chacun de nous se trouve désormais être le seul à se situer à l’intersection des cercles auxquels il appartient et cela renforce son sentiment d’individualité. ” (p.72).
Or le développement de ce sentiment d’individualité facilite le dialogue entre personnes de services différents. On se trouve ainsi face à deux individus discutant avec en arrière plan uniquement leurs positions personnelles. La défense du reste du service, de sa culture et de ses contraintes est moins prégnante. La conciliation peut en être facilitée.
“ …l’évolution essentielle est sans doute que le fonctionnement des équipes de travail devient autre. Les équipes continuent à exister et à coopérer quotidiennement, mais elles le font autrement, en organisant une dialectique interne/externe plus forte que par le passé. Les individus dans les équipes de travail sont aussi hors des équipes de travail et cela transforme leur manière d’intervenir dans ces équipes de travail. Ils y mettent plus de distance donc plus de formalisation. Leur manière de construire la division du travail en interne est, en elle-même, plus formelle : chaque salarié est au sein de son équipe le représentant de plusieurs éléments extérieurs ; l’équipe doit donc apprendre à gérer ses multiples interfaces avec l’extérieur, avec des salariés qui ont une conscience de leur particularité plus marquée. ” (p.73)
Enfin Bercot et De Coninck remarquent que les phénomènes de formalisation et d’ouverture sont liés. Cela se vérifie au niveau de la qualité où les échanges d’information entre salariés et responsable qualité demandent à être formalisés pour pouvoir alimenter le système qualité en traces écrites et permettre ainsi le suivi des améliorations.
2.2.3.Les conséquences de l’ouverture à un regard extérieur au service :
Chaque salarié conçoit son travail dans l’équipe comme en tension entre le point de vue des différents interlocuteurs qu’il rencontre et des différents cercles auxquels il participe, pour reprendre la notion de cercle utilisée déjà au début du siècle par Simmel (1998) dans une analyse qui portait chez lui sur la société civile. Bercot et De Coninck estiment que le fait de participer à des collectifs transitoires permet aux salariés d’envisager leur travail sous un autre point de vue. Cela renforce le sens de leur travail. Mais ils notent qu’il existe un risque réel d’élitisme dans la création de ces appartenances multiples qui favorise les acteurs les plus enclins à aller de l’avant. Au bout du compte, il peut exister un clivage entre ceux que ces auteurs appellent “ les connectés ” et ceux qu’ils appellent “ les localisés ”. Le risque est que les connectés se trouvent marginalisés dans leur rôle d’animateurs, les autres estimant qu’ils n’ont qu’à assurer l’entière charge des projets qu’ils soutiennent. Ce risque est réel pour les responsables qualité. Entre autres un responsable qualité ancien consultant embauché dans une concession automobile m’a indiqué :
« Que ce soit avec les employés ou que ce soit avec les dirigeants, c’est exactement la même chose, c’est à dire quand on parle de description de processus ou de cartographie, çà les intéresse peu » Cette personne ayant été embauchée pour développer la qualité dans l’entreprise, les autres personnes au sein de la concession avaient tendance à se décharger sur elle de tout ce qui concernait ce domaine. Ce phénomène était d’autant plus marqué que le recrutement du responsable qualité avait été une politique lancée par la maison mère et non par la concession.
Plus loin il indique :
« le responsable qualité ( il s’agit de la personne qui l’a précédé dans le poste, ndlr ) avait une double casquette, comme il avait une double casquette, il ne pouvait s’occuper de la qualité donc chacun était assez autonome dans son service sur la qualité. Moi je suis arrivé, je fais que çà, je suis un spécialiste de çà, entre guillemets, conclusion ils sont tous déchargés de çà »
Enfin Bercot et De Coninck constatent aussi que le fait de participer à des collectifs transitoires tend à mettre fin aux rapports hiérarchiques classiques puisque cela multiplie les contacts avec des responsables hors hiérarchie directe. Un responsable qualité dans une grande structure me déclare (cette personne est responsable d’une région en France et chapeaute de plus l’ensemble des responsables qualité sur le territoire national) :
« Si j’ai un sujet sur la région sud, automatiquement je vais en parler à mon patron, mais çà arrive que des gens d’autres structures viennent me voir en direct sans voir le directeur de la structure pour en parler à la direction générale ».
Cette évolution vers une multiplication des contacts hors hiérarchie à laquelle participe la mise en place de la norme ISO 9000 nécessite pour l’encadrement de développer une argumentation afin de justifier ses décisions, chose moins pratiquée auparavant.
“ On voit ainsi que l’appartenance au collectif devient moins fusionnelle, plus ouverte à la négociation et plus formelle. La différence et la distance entre les membres de l’équipe sont sans cesse présentes dans les esprits. Les nouveaux embauchés, en particulier, développent un rapport plus distant, plus instrumental au travail. Ils s’identifient à un défi à relever ponctuellement, plus qu’à un lieu géographique ; à un atelier ou à une gamme de produit. ” (Bercot et De Coninck, 2003, p.77)
Conclusion de la section :
Au final, une fois traités les problèmes sémantiques et cognitifs liés à l’interprétation de la norme ISO 9000, on se heurte à deux problèmes essentiels :
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la réalisation de l’auto-évaluation exigée lors des audits internes
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la dimension médiatrice des responsables qualité qui nécessite de choisir des personnes hybrides, habiles à comprendre les besoins et la culture de chaque service et communiquant facilement.
Conclusion du chapitre :
La difficulté d’interprétation et d’application de la norme implique que celle-ci ne serait pas intégrée spontanément par les acteurs de l’organisation candidate à la certification, soit qu’ils ne le veuillent pas, soit qu’ils ne le puissent pas. Le contrôle bureaucratique ne suffit pas. On doit désigner un responsable qualité dont le rôle dans l’entreprise peut être judicieusement éclairé par la théorie de la traduction telle qu’on la trouve chez les linguistes.
Pour eux il existe trois niveaux possibles dans la traduction :
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soit on s’appuie sur la théorie de la fidélité qui conseille une traduction mot à mot et on affirme ainsi le primat de la langue de départ. On reste ainsi dans un principe de calque ou d’imitation
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soit on préfère la théorie de la compréhension qui use de la périphrase et qui intervient surtout au niveau du contexte. On privilégie alors le fond sur la forme
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soit on choisit la théorie de l’adaptation et l’on use de la paraphrase qui est une sorte d’aveu d’impuissance devant la mission de traduction. La traduction ne serait alors qu’une introduction à l’œuvre qui aurait le statut d’intraductibilité.
Pour le responsable qualité, il s’agit de traduire une culture externe, la norme ISO 9000, en une culture interne et de faire ainsi accepter une évolution de l’organisation tout en préservant son identité. Il peut donc soit en faire une traduction mot à mot, soit user de périphrases pour utiliser le vocabulaire en usage dans l’entreprise, soit n’en retenir que la « quintessence » et bâtir sur celle-ci un système propre à l’entreprise.
On s’attend ainsi à trouver un responsable qualité dans toutes les organisations certifiées avec un rôle déterminant. Cela paraît théoriquement logique du fait du raisonnement mené et nécessite de définir un protocole méthodologique.
CHAPITRE II : UNE APPROCHE QUALITATIVE DU ROLE ET DE LA MEDIATION DE LA NORME PAR LE RESPONSABLE QUALITE
Section 1. Le choix d’une méthode qualitative : 102
1.1.Les justifications du choix d’une méthode qualitative : 102
1.1.1.Positionnement épistémologique du projet de recherche : 102
1.1.2.Les apports de la méthode qualitative : 105
1.2.Les conséquences du choix d’une méthode qualitative : 108
1.2.1. Le positionnement du chercheur par rapport à son terrain : 108
1.2.2.La méthode des entretiens : 112
1.2.2.1.Le déroulement de l’entretien : 112
1.2.2.2.L’analyse de contenu : 113
1.2.2.3.Les caractéristiques de l’énonciation : 117
1.2.2.4.Sémantique de l’action et sémantique de l’intelligibilité : 118
Section 2. L’application de la méthode qualitative : 123
2.1.Le cadre de recueil des données : 123
2.1.1.Le choix du mode du traitement des entretiens : 123
2.1.2. Le choix des personnes rencontrées : 125
2.1.3.L’analyse du rôle du responsable qualité : analyse de contenu ou analyse de processus ? 130
2.1.4.Le choix de l’échantillon : 132
2.2.Le processus de recueil des données : 134
2.2.1. Les étapes du processus de recherche : 134
2.2.2.Les entretiens : 137
2.2.3.La validité interne et la validité externe des résultats : 139
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