13.Une utopie révolutionnaire ?
D’emblée c’est le scepticisme qui nous anime face à cette formule ; comme le dit très bien le journaliste Astrad TORRÈS1259 « L’utopie Internet, c’est de croire que la dynamique Internet va bouleverser l’ordre des choses ». Bref on a déjà donné dans ces illusions qu’un progrès technique permettrait de rénover la société, matériellement et politiquement. Depuis la formule attribuée à LÉNINE que le socialisme serait « les soviets plus l’électricité » jusqu’aux productions monstrueuses du « socialisme réel » stalinien ou maoïste, on est bien revenu de cette croyance en un progrès technique globalement libérateur.
Ce scepticisme est d’autant plus critique qu’il y a danger de « vampirisation du lien social par la technique »1260, vu que l’utopie technique tend à l’emporter sur l’utopie sociale dans les discours récents des politiques (surtout états-uniens, Cf. Al GORE, à la suite de Bill GATES).
Internet ne révolutionne pas grand chose sur le plan social ou politique, alors qu’il a bouleversé le monde des communications et bientôt des échanges.
Il apporte tout au plus des moyens pratiques plus nombreux et plus accessibles pour aider les mouvements qui se disent révolutionnaires.
Et surtout il favorise l'émergence de nouveaux comportements : conscience universaliste et solidarité, coopération et appui mutuel, travail et productions libres… c'est sans doute là que réside son importance sur le front des utopies.
D'autre part il propose un modèle viable de fonctionnement, prouvant que l'anarchie c'est l'ordre : un réseau décentralisé, un vrai «bazar libertaire»1261, un monde sans grande coordination… peut fonctionner avec une grande efficacité, dans le respect de toutes et tous.
Mais jamais une technique n’a jusqu’à nos jours été le seul ferment révolutionnaire permettant un changement en profondeur. Par contre, elle peut amplifier des méthodes d’action, et prouver leur vitalité et leur efficacité, dont le mutuellisme, l’échange direct, la contre-information immédiate, l'esprit de résistance et la validité des positions dissidentes et hérétiques… Sans le réseau jamais la révolution arabe de 2011 n'aurait eu autant de support et peut être de succès. C'est pourquoi on peut souscrire à la formule de Matteo PASQUINELLI de 2004 reproduite par Chris CARLSSON : «Don't hate the machine, be the machine - Ne hais pas la machine (la technique), sois toi-même cette machine», c'est-à-dire réapproprie toi de manière autonome et à tes fins un outil généraliste1262. Le texte de PASQUINELLI est d'ailleurs explicite Radical machines against the techno-empire. From utopia to network, ce qu'on pourrait traduire par L'usage radical des techniques contre l'empire technocratique. De l'utopie au réseau1263.
14.Mais une utopie également dérisoire, aliénante et anti-anarchiste ?
Si on suit les remarques de Paul RABIN publiées dans la belle revue anarchiste britannique The Raven sous le titre « Computers and anarchism », bien des points sont à reprocher aux réseaux d’ordinateurs. Le dossier Era digitale d'A Rivista Anarchica va dans le même sens, tout en restant plutôt optimiste sur l'usage des techniques1264.
On peut pointer quelques risques ou évolutions négatives du net et des nouvelles technologies.
1- L'autoritarisme peut en sortir renforcé
Les multinationales et États sont les vraies puissances dominantes, les seules à avoir les moyens, le temps et les techniciens suffisants pour s'imposer. Par la domination technique et autoritaire qu’il entraîne, par l’ordre théorique, technologique, linguistique et humain (organisationnel) qu’il génère, l’ordinateur et l'internet sont aux antipodes de l’anarchie.
La gestion d'une masse de plus en plus invraisemblable de données et de communications ne peut être assurée que par des machines de plus en plus puissantes et nombreuses.
2- Le respect de l'écologie est malmené
Le nombre des machines utilisées consomment énormément d'énergie, tant pour les construire que pour les faire fonctionner.
Les métaux et produits rares pour les créer sont de plus en plus un enjeu économique majeur, qui échappe au contrôle des citoyens concernés.
3- La caste des techniciens ou des experts devient incontournable
Même l'open source présenté souvent comme une mutualisation libertaire ne concerne guère qu'une poignée de techniciens, dont les libertaires et démocrates désintéressés ne représentent qu'une infime minorité. Seules les grandes firmes et les puissances étatiques, in fine, sont en mesure de vraiment le gérer et de le modifier à leur profit1265.
4- Les technologies ne sont jamais neutres. Elles cherchent toutes à favoriser le profit, à tromper ou orienter le consommateur, à lui faire croire qu'il est libre et moderne et donc à lui inculquer d'autres valeurs. Elles limitent toujours l'autonomie et l'indépendance, et/ou la recherche de solutions moins coûteuses, mois énergétivores1266.
5- Dans des sociétés marquées par le profit privé ou étatique, les individus sont souvent perdants.
- L’illusion des conséquences sociales positives du progrès technologique ne résiste pas vraiment lorsqu’on en analyse ses effets plutôt négatifs sur l’emploi et sur le maintien des hiérarchies et des inégalités qu’il renforce parfois1267.
- Le contrôle social et individuel peut évidemment être énormément renforcé par les technologies récentes. Internet et les nouvelles technologies «colonisent nos vies» et nous aliènent avant tout : c'est ce que tente de démontrer Cédric BIAGINI1268.
Ainsi les deux grandes cyber-utopies, celle de l’automation libératrice de la cybernétique des années 1950, et celle égalitariste des autoroutes de l’information des années 1990 véhiculent la même illusion et révèlent plus d’échecs que de bienfaits, nous rappelle Guy LACROIX dans un article1269 tout de même trop manichéen et diabolisant l’adversaire. C’est une bonne méthode pour le combattre, mais cela rappelle fâcheusement bien des procédés des régimes totalitaires.
6- La transparence est plus dommageable que profitable à notre vie privée et à notre autonomie.
Facebook (et autres réseaux dits sociaux) - jugé si souvent profitable aux nouveaux mouvements sociaux - est plus aliénant que libérateur : le cadre est limité, contrôlé, et censuré ; les données sont conservées et réutilisables au détriment de toute vie privée ; la masse d'informations sont plus conventionnelles que libératrices… Bref un bel outil virtuel, mais comparable au monde réel et c'est normal puisqu'il est issu de nos sociétés de plus en plus policées et limitées1270. Pire sans doute il favorise exhibitionnisme et voyeurisme, et fait exploser une bonne partie de notre vie privée : une vraie «chimère»1271 en quelque sorte.
Ignacio RAMONET, un des maîtres à penser de « l’anti-pensée-unique », et souvent lui-même utilisant « sa » langue de bois, enfonce le clou avec La tyrannie de la communication, livre publié en 1999.
7- Les liens créés ne sont pas toujours libérateurs.
Les relations que le réseau des réseaux permet ne sont que des liaisons virtuelles, très peu souvent suivies de rencontres réelles, et limitées (« Computer mediation is alienating, reducing interaction to objective behavior, and restricts the variety of interaction... ». L’aliénation d’un contact par robot interposé est donc forte, et limite l’autonomie et la liberté de la vie naturelle. Cette utopie virtuelle ne serait donc qu’une utopie au sens péjoratif, ou une utopie de substitution à notre impossibilité de transformer un monde qui nous échappe. Dans Electric dreams, Ted FRIEDMAN rappelle tristement que « la culture des réseaux numériques est une sphère utopique, un lieu au sein du discours public où, dans une société ayant largement renoncé à imaginer une alternative quelconque au capitalisme des multinationales, il y a encore de l’espace pour rêver de futurs différents »1272. Comme toute affirmation de ce genre, il y a une part de vérité. Cela ne doit pas nous faire oublier les militants bien réels, et engagés dans leurs sociétés, qui utilisent l’Internet (comme d'autres supports) pour les facultés techniques et informationnelles qu’il offre, et aussi et heureusement pour rêver ou proposer.
8- Liberté, autonomie, maîtrise… ne seraient qu'illusions ?
Le réseau croit nous rendre actif, autonome et indépendant. En fait l’illusion est forte et laisse aux pouvoirs traditionnels (économiques et politiques) plus de latitude pour nous dominer.
9- Notre société technologique, informatique et multimédia est donc de plus en plus aliénante. Nous devenons de plus en plus des «appendices des machines»1273, nous sommes domestiqués, et nous perdons de plus en plus notre humanité. Pour ce dernier point la critique des anarcho-primitivistes est la plus radicale.
Conclusion partielle…
La computie internet existe bel et bien. Cette utopie «réaliste» et pragmatique s’est imposée. Elle va sans doute évoluer, comme la vie elle-même, et en fonction des nouvelles techniques. Elle risque cependant de décevoir et d'accroître nos frustrations, car sa potentialité est forte et disproportionnée par rapport aux pouvoirs réels autoritaires qui restent eux fortement installés.
Mais elle pèse néanmoins fortement sur l’utopie anarchiste actuelle, par quelques points essentiels :
- un état d’esprit libertaire, antihiérarchique et antiautoritaire du réseau, sans doute surévalué, mais bien présent et résistant.
- une potentialité accrue de développer nos imaginaires et de se donner les moyens de satisfaire nos désirs.
- une multitude de pratiques et de comportements qui renouent au moins indirectement avec l’anarchisme passé et présent : mutualité, réseau plus ou moins égalitaire et antihiérarchique, action directe, regroupements affinitaires, propagande par le fait, informations transparentes…
- L’internet en outre permet de diffuser les écrits utopiques et les positions anarchistes dans un sens scientifique et culturel (BNF) ou militant. Il a l'intérêt de donner plus de publicité aux actions rebelles autrefois si marginales et marginalisée. C’est devenu un haut lieu propagandiste, dans la grande tradition des Centres culturels libertaires, même si certains d’entre eux tardent encore à s’y ouvrir.
On peut donc légitimement considérer la sphère du net comme un athénée gigantesque, mais sans illusion ni aveuglement.
Ne pas envisager le réseau des réseaux et l'ère numérique dans une étude sur les utopies libertaires serait donc une grave erreur, et les réduire à un pur «anarcho-libéralisme»1274 intolérable est trop simpliste (y compris et surtout en précisant ce qu'on entend par anarchisme).
Ce travail est une œuvre mutualiste en constante modification. Soyez donc attentifs aux dates de mise à jour indiquées. Si vous trouvez des erreurs ou des ajouts à faire,
merci de me les communiquer, cela profitera à tous.
La brochure est libre de droit, mais elle doit être utilisée ou citée
avec la référence de l’auteur, l’adresse du site et la date de visite. Merci.
Michel ANTONY
|
Contact : Michel.Antony@wanadoo.fr
|
Première édition : 1995 - Mise à jour : 28/10/2017
|
Cliquer ici pour revenir au site principal sur Les utopies libertaires
|
Dostları ilə paylaş: |