- Non...
-
Alors en attendant, vivez. Mais prenez votre temps. Soyez patiente. Ne soyez pas trop « pressée » de vivre.
Son téléphone portable sonna.
-
Ah… Désolé, nous allons en rester là pour cette fois… une urgence…
J’ai failli dire « faites ce que je dis ne faites pas ce que je fais… » Je vous jure, j’ai failli le dire, mais je l’ai pas dit.
J’ai écouté attentivement tous les conseils rapides, j’ai pris mon ordonnance,
J’ai remercié, et je me suis retrouvée seule dans le couloir.
En me dirigeant vers les ascenseurs. Je suis passée devant une porte. Il y avait un panneau au-dessus avec écrit : « Unité mobile d’accompagnement - Soins palliatifs ». C’était moins Lyrique que du Dante, mais ça disait fort bien ce que ça voulait dire.
J’ai accéléré le pas, la gorge sèche, en réalisant que malgré tout, j’étais encore du bon côté de la porte…
A ma grande surprise, j’aperçus la jeune fille rousse toujours assise à la même place dans la salle d’attente. Qu’attendait-elle ? Moi ? Un autre médecin ? Je lui fis un petit signe de la main, et elle me rejoignit devant l’ascenseur. Elle était flagada, et je m’y connais…
- Vous… vous m’avez attendue ? Lui demandai-je.
- Euh… Oui. Je voulais… Je voulais avoir votre avis sur le médecin… Quelle impression vous a-t-il fait ?…
Mon avis ? Mon avis d’experte ? Que pouvais-je répondre ?…
- Plutôt bonne, fis-je, c’est difficile à dire… Il a l’air de savoir de quoi il parle, et de savoir ce qu’il veut… Je préfère ça… J’ai peur qu’il soit un peu débordé…
- C’est ce que je pense aussi…
Elle était carrément pâle. Les rousses sont pâles, c’est évident, un peu comme des poupées de porcelaine, c’est ravissant, aussi, mais là, la porcelaine, elle était fine à la limite du transparent… Je pouvais lire sur son visage aussi facilement que lorsque je me regardais dans le miroir, certains matins. Je comprenais ce que je lisais sur son visage. Elle ne m’avait pas attendue seulement pour me demander mon avis sur le médecin…
- Vous êtes sûre que ça va aller ? fis-je. Je sais ce que c’est que ne pas pouvoir descendre dans la rue. Il n’y a pas de honte…
- Je… je crois que je vais faire appeler un taxi…
- J’ai ma voiture… vous habitez loin ? Je peux vous raccompagner si vous voulez…
- Non… Je ne veux pas vous déranger… C’est plutôt… c’est plutôt pour descendre… je voudrais prendre l’escalier, parce que j’ai des petits problèmes avec les ascenseurs en ce moment…
Ah d’accord… Un poil claustrophobe, peut-être… Elle n’avait pas osé se lancer seule dans la descente des huit étages avec les jambes en coton… Je comprenais mieux maintenant pourquoi elle m’avait attendue…
- J’habite dans le quinzième, rue de Lourmel, fit-elle en s’accrochant à mon bras, si vous voulez, je peux vous proposer un chocolat chaud… Je m’appelle Karine. Je crois que j’ai de la brioche…
Ah ah …
- Ca tombe bien, répondis-je, je manque de magnésium, et c’est sur ma route. Moi c’est Isabelle. J’habite dans le treizième. Allez, on va faire un bout de chemin ensemble, en commençant par la descente !
Je ne croyais pas si bien dire…
Chapitre 7
Karine habitait un vaste deux pièces, au cinquième étage d’un bel immeuble récent. Lumineux. Très clean. Pas trop mon style. Moi, c’est plutôt le charme décrépi du bel ancien qui me branche, celui qui penche, genre tour de Pise, juste au-dessus des carrières qui sillonnent les sous-sols du treizième, là où on fait pousser les champignons de Paris. J’ai pas dit que c’était moisi, hein !… Je l’ai dit ?
Karine adorait les plantes vertes et les étagères décorées de petites boîtes en osier typiquement scandinaves. Il y avait aussi une table basse en verre transparent, ornée d’un joli bouquet de vraies anémones, des étagères en bois verni pleines de beaux livres bien rangés, un canapé blanc couvert de coussinets multicolores. Du blanc cassé, des tons pastel, et des murs vides. Beaucoup de murs vides. Beaucoup de CD, aussi, dans des colonnes étudiées pour. Une chaîne stéréo qui avait l’air de tenir la route, et un superbe combiné télévision-magnétoscope, flambant neuf. Quelques bibelots, par-ci par-là, quelques photos d’enfants inconnus, dans une lumière très douce, distillée par de superbes abat-jour beiges. C’était joli. On aurait dit une publicité IKEA... Aucune trace de poussière. Non. Nulle part. Même en cherchant bien... Heureusement qu’elle n’était pas venue chez moi en premier...
C’était le dernier étage. Curieux pour quelqu’un qui a la haine des ascenseurs... Il y avait un grand balcon plein ouest, avec une vue magnifique sur la tour Eiffel et le Trocadéro. En tout cas, ses perturbations n’étaient pas causées par des fins de mois difficiles. Ca, c’est sûr.
On a commencé par un chocolat chaud et de la brioche, pour se réchauffer et se remettre de nos émotions, tout en essayant de faire connaissance.
- Ca va mieux ? Demandais-je, en la voyant reprendre des couleurs.
- Oui, ça va, maintenant. Ca va mieux quand je suis chez moi... Dehors, quand je me sens mal, j’ai toujours peur d’avoir un malaise... En fait, je crois que j’ai surtout peur de me ridiculiser… Je ne sais pas ce qui m’arrive…
- Et qu’est ce que tu fais, dans la vie, à part des préludes de malaises ? Moi, je suis marchande de jouets... Enfin, chef de rayon jouets dans un de ces magasins gigantesques, tu sais, rive gauche. Ca fait longtemps que tu es à Paris ?
- Un an, environ, pour des raisons professionnelles. Je travaille à Issy-les-Moulineaux, dans un laboratoire pharmaceutique. Je suis ingénieur chimiste...
- Ah bon !…
- Je sais... ça surprend toujours les gens quand je dis ça... Je ne dois pas avoir la tête d’un ingénieur chimiste...
En effet. Avec son visage diaphane, ses grands yeux verts et ses taches de rousseur, elle ressemblait plus à la fée Viviane qu’au professeur Nimbus... Je la voyais plutôt cloîtrée dans un donjon humide, avec sa longue robe couleur de lune, en train de manipuler cornues et alambics pour distiller Dieu sait quel philtre d’amour irrésistible, ou quelque poison terrifiant... Pourquoi pas, après tout...
- J’aimerais mieux que tu sois Alchimiste, fis-je, que tu saches transformer le plomb en or, pour faire un malheur pendant les soldes, et puis transformer aussi les larmes en rires, la douleur en plaisir, les cauchemars en rêves... Tu sais faire ?
- Peut-être... Il y a toujours eu des sorcières et des lutins vers chez moi, mais pas beaucoup de chimistes...
- C’est où, chez toi ?
- Le plateau de Millevaches, près de Limoges. Ca ne te dirait rien…
- Si je comprends bien, tu as quitté Limoges pour trouver du boulot ?
- On peut dire ça... C’est beaucoup plus intéressant pour moi, ici, sur le plan professionnel, et je m’ennuyais un peu à Limoges... J’avais envie de sortir du cocon familial, de vivre ma vie, quoi...
- Je ne peux pas me prononcer sur Limoges, répondis-je, je ne connais pas. Et je ne connais rien à la porcelaine...
- Peut-être un jour...
- Sûrement, oui...
Au fil de la conversation, et des tranches de brioche, nous nous découvrîmes quelques points communs amusants. La musique baroque du dix-huitième, par exemple, c’est à la mode. Le chocolat aux noisettes, Gustav Klimt, Paul Klee, l’architecture Romane, les rivières, les ruisseaux, les torrents, les fontaines, les cascades, tous ces endroits où l’eau coule, curieusement. Pas la mer, ni les lacs, ni les étangs, tous ces endroits où l’eau est profonde... J’ai expliqué mes petits soucis avec l’eau, mais je n’avais pas de problèmes avec les ascenseurs De toutes façons, il n’y en avait pas dans mon immeuble.
On ne savait pas faire la cuisine, mais on aimait bien la manger. On a eu vite fait le tour de nos voyages. Elle n’avait jamais pris l’avion, moi une seule fois, pour aller au Maroc, et je n’avais pas aimé du tout... Pas le Maroc, l’avion... Contrairement à moi, la boulimique de mots, elle lisait peu, ou pas. Elle n’avait jamais eu le temps, disait-elle, à cause des études. Elle était tentée, maintenant, mais elle ne savait pas par où commencer. Moi je savais.
Faisant partie du club de « celles qui marchent à côté de leurs pompes », nous avions également quelques affaires en commun, et c’est ce qui nous avait attirées l’une vers l’autre. Je voulais savoir comment elle avait atterri à cette consultation, ce que lui avait dit le médecin, si elle en avait vu d’autres... Je posais beaucoup de questions, beaucoup trop, ce qui n’est pas dans mes habitudes. Je n’aime pas que l’on me bombarde de questions, alors en principe, j’évite de bombarder les autres, mais la curiosité me poussait et elle ne se faisait pas prier pour répondre.
Elle avait ressenti ses premiers troubles sérieux un an auparavant, en arrivant à Paris. Une fois son aménagement terminé, et ses parents repartis, elle s’était retrouvée seule pour la première fois de sa vie, et pas si peinarde que ça, loin de sa famille, loin de ses amis, seule avec ses plantes vertes, et son téléphone sans fil flambant neuf.
Et c’était pas facile au boulot non plus...
Un jeune ingénieur qui débarque dans une grosse entreprise, on lui met la pression assez vite, comme ça, sans méchanceté, juste pour voir ce qu’il a dans le ventre. Ca vient d’en haut la pression, mais aussi d’en bas, d’un peu partout, de droite, de gauche, de là où on ne s’y attend pas, comme pour les paninis, quand on les passe à la chauffeuse, en appuyant bien, pour que ça laisse des traces. Si en plus le panini en question sort de l’école, en faisant cligner ses grands yeux verts et en agitant son joli petit cul, la pression peut prendre des chemins détournés, et devenir de plus en plus insistante.
C’est ce qui se passa.
Le café offert que l’on n’ose pas refuser, la coupe de champagne, à l’occasion, quelques cigarettes, tous ces regards, à la cantine, éviter les jeans, les chemisiers trop légers, les sourires trop niais, et puis les premières larmes, les premières soirées trop longues, les premiers matins difficiles, les premières angoisses, les premières remarques, la concentration qui s’effrite, quelques oublis, les premières remarques, un arrêt de travail puis deux, puis trois, la peur de ne pas pouvoir assurer, un peu plus de thé, pour se doper, des vitamines, les parents au téléphone, les amis qui ne viennent pas, regarder la télé en attendant le sommeil, le médecin, que l’on ne connaît pas, et qui vous trouve superbe, vous n’avez rien, rendez vous compte, une belle fille comme vous, intelligente, en plus, vous prenez les choses trop à cœur, faites de la relaxation, de la marche, déconnectez, respirez, aérez-vous, non, pas d’anxiolytiques, ça ne sert à rien pour quelqu’un comme vous, c’est une béquille, la solution de facilité, faut pas tomber là dedans...
Tout y passait, tout d’un seul coup, comme on ouvre une vanne.
Elle avait reçu quelques signaux, depuis trois ou quatre ans, mais rien de comparable. C’était de petits accès de trac avant les examens, la tentation de ne pas y aller, surtout à l’oral, rester planquée sous sa couette... Et puis devant les élèves, souvent, quand elle donnait des cours comme maître-assistant, ces petits tremblements dans la voix, ce flou devant les yeux, ces jambes en coton. Mais ça passait tout de suite. Maintenant, c’était différent, ça ne lâchait plus, et ça l’usait, un lent travail de sape avec l’effondrement au bout, à la fin...
Pour lui laisser reprendre son souffle, je lui racontai mon aventure de la Nationale 7, version délirante, ma première crise de panique. Pourquoi ne pas en parler. Ca n’a rien d’une maladie honteuse. Quand on sait mettre des mots sur ce que l’on ressent, et quand on sait que des tas de gens sont passés par-là avant vous, on devient moins vulnérable. L’ennemi est plus effrayant lorsqu’il est anonyme. Les terroristes le savent parfaitement. En nommant l’ennemi, on identifie la cible à atteindre. L’attaque de panique ne revendique pas. Elle frappe, et elle attend. Si la victime ne se protège pas, elle frappe de nouveau.
Pour Karine, l’attaque était survenue en pleine jungle indochinoise. Très exactement dans un supermarché du boulevard Masséna, au pied de ces tours infernales, qui défigurent le sud de mon treizième arrondissement. C’est forcé qu’il vous arrive des chinoiseries dans un endroit pareil, surtout un samedi après-midi, quand ça devient marché flottant, comme à Hong Kong, en moins parfumé, en plus exotique.
Elle voulait acheter quelque chose pour manger chinois, alors elle est entrée chez les frères Tang. C’est la caverne d’Ali-Baba, les frères Tang, à condition de savoir lire le mode d’emploi...
Ici, ce ne sont pas de grands noirs musclés en costume-cravate qui gardent l’entrée, ce sont deux lions de pierre. Faites gaffe, si vous piquez des nems, les lions vous attendront à la sortie…
Elle se mit à errer entre les sacs de riz de vingt kilos, les statuettes verdâtres, les scorpions de jade, les vermicelles blancs, les régimes de bananes, les crevettes séchées, les cartons de surgelés mystérieux, les étiquettes en mandarin, les gros filets de mandarines, les grand’ mères à chapeau pointu, les lampes à huiles, les bonsaï en plastique, les dragons colorés, les ombrelles, les cochons tirelire, les kimonos, tous ces canards laqués suspendus à des crochets, ces montagnes de viande de porc, ces poulets, ces cœurs, ces rates, à plein baquets dégoulinants, ces œufs couvés blancs, et puis ces fruits inconnus, aux formes et aux couleurs étonnantes, les rambutans, comme des oursins rouges, les mangues vertes, comme les membranes de l’espace, les gambous, les gabots, les titos, les curminas, les noix de coco comme de grosses bougies, les calangas, les gian dai, les kiwanos, les feuilles de mouahio, les concombres amers, les caramboles jaunes, les mangoustans, les bananes roses, les fruits du dragon, dont les feuilles sont comme une flamme, les gigantesques radis blancs, les énormes concombres, les litchis, les kiwis, les papayes, les mûrs, les pas mûrs… Elle cherchait des plats sous vides, ou quelque chose d’équivalent, peut-être vers les boulettes, ou le tofu ?... Et puis tout doucement, sans bien comprendre, elle a senti le poids de la tour au-dessus de sa tête. Que se passerait-il si le plafond cédait et si trente étages de verre et de béton s’effondraient sur le délirant magasin ? L’air commença à lui manquer. Toutes ces odeurs, toutes ces épices, cette agitation, cette bousculade... Il y avait des culs-de-sac dans certains rayons, comme dans un labyrinthe. Impossible de retrouver la sortie. Les lions ? Ah, si, les caisses, avec tous ces gens qui faisaient la queue... Je comprenais ce qu’elle décrivait, je savais ce qu’elle ressentait, pour l’avoir ressenti moi-même, à maintes reprises.
Pour un spasmophile, le passage le plus délicat, dans un supermarché, c’est l’attente à la caisse. Ca flageole un peu dans les rayons, parfois, à cause de la foule, mais le pire de tout, c’est la queue avec le chariot. On tombe toujours sur la mauvaise caisse, celle où la jeune fille n’a plus de monnaie, où les codes barres ne sont pas lisibles, où les étiquettes ont disparu des bouteilles, où les agrafes de sécurité ne veulent pas se détacher des vêtements, où il faut changer le rouleau, où il faut appeler la sécurité pour vérifier les chèques, où la caissière s’en va, parce qu’elle a terminé son service, où sa remplaçante doit vérifier sa caisse... On piétine, avec une boule qui enfle au niveau de l’estomac, on a soif, besoin de chocolat, on veut sortir, s’asseoir, abandonner le chariot, respirer lentement. Et puis elle a senti le sol devenir mou, explique-t-elle, et les visages sont devenus flous autour d’elle. Jaunes et flous. Tout le monde la regardait.
- Je me souviens très bien, continua-t-elle, je respirais de plus en plus vite, je suffoquais, je me suis assise par terre, à côté de l’escalator, et des gens se sont approchés de moi, ils disaient que j’avais un malaise, qu’il fallait appeler un docteur, une ambulance, le SAMU, ça ne servait à rien, j’ai essayé d’attraper mon portable, je voulais téléphoner à ma mère. Non, surtout pas... Un type avec une blouse blanche s’est approché, il m’a collé un sac en plastique sur la bouche, « il faut la faire respirer dans un sac en plastique » qu’il disait, ce cinglé ! J’ai cru qu’il voulait me tuer, abréger mon agonie... J’ai hurlé, je me souviens de ça, j’ai arraché le sac, et j’ai enfoncé mes ongles dans son avant-bras. Il n’a pas insisté. Des gens m’ont soutenue, pour me faire monter dans un ascenseur. « pas vous inquiéter, mademoiselle, qu’ils disaient, il y a médecin, au-dessus, il va soigner vous... pas vous inquiéter…» Je m’accrochais à mon sac à main, au moins qu’on ne me pique pas mes papiers et mon argent, plus personne ne saurait qui je suis si je mourais... Ils ont appuyé sur le bouton du deuxième étage. Il fallait que je me souvienne, s’il arrivait quelque chose... Nous sommes entrés dans un appartement, ça sentait l’encens et le riz Cantonais... un cabinet médical, sûrement… On m’a fait allonger sur un divan. Un vieil homme à barbichette s’est approché de moi en souriant. J’ai supplié : « Pas l’acupuncture, s’il vous plaît, pas l’acupuncture... j’ai peur des aiguilles... » et puis je me suis mise à pleurer.
Il m’a apporté des Kleenex, m’a tâté le pouls, et m’a demandé si j’avais déjà eu ce genre de malaise. Sa voix était très douce, très exotique. Il m’a demandé si j’avais de l’asthme, ou des allergies, de maladies en cours de traitement, si je prenais des médicaments. C’était non à tout. Je me sentais mieux, sa voix m’apaisait. J’ai compris que je n’allais pas mourir.
- Je... Je ne vais pas mourir ? Ai-je demandé.
Il m’a tapoté le dos de la main :
- Pas mourir ?... Ah, quand on a su bien vivre, on a toujours assez vécu… C’est votre mal-vivre qui rend la mort effrayante, paradoxalement…. Qu’est ce que serait la vie, si l’on ne mourait jamais ? Vous êtes-vous déjà posé la question, mademoiselle ?
- Pas vraiment... J’ai juste peur... Je… je suis trop jeune.
- Ecoutez, je suis un peu oriental, voyez-vous, mais je ne suis pas devin pour autant... Vous cesserez de vivre un jour, à l’évidence, mais ce sera dans de nombreuses années... De très nombreuses années... Prenez ce cachet.
- Qu’est ce que c’est ?
- Du Témesta. Un anxiolytique courant. Vous vous sentirez mieux dans quelques minutes.
- Qu’est ce qui m’est arrivé ?
- Rien d’inquiétant, je ne crois pas. Vous avez fait un malaise d’angoisse dans un lieu public, c’est assez fréquent chez des personnes hypersensibles, ou affaiblies.
J’ai avalé le cachet.
- Je croyais que les médecins chinois soignaient seulement avec des herbes et des aiguilles plantées dans la peau...
- Ah, oui, mademoiselle... Le problème, c’est que je ne suis pas Chinois, voyez-vous... Un peu cambodgien peut-être, mais c’était il y a longtemps, bien longtemps, vous êtes toute excusée... Je soigne aussi parfois par acupuncture, mais ce n’est pas indiqué dans votre cas, non, dans l’immédiat, un petit anxiolytique sera beaucoup plus efficace, croyez-moi...
Il m’a demandé de m’allonger sur une table d’examen, puis il a posé sa main sur mon ventre, et m’a expliqué comment contrôler ma respiration, en inspirant lentement par le nez, en laissant mon ventre se gonfler, puis en expirant complètement par la bouche, en relâchant tous mes muscles. J’ai fermé les yeux. Je ne sentais plus que la chaleur et la pression de sa main sur mon ventre, c’était apaisant, comme quand ma mère posait sa main sur mon front, quand j’étais toute petite. Et puis le médicament a commencé à faire son effet. J’ai baillé. Il n’était pas en train de m’hypnotiser, au moins ! Pour que je fasse des choses horribles, ensuite, sans m’en rendre compte, comme dans le film d’Allen... Je suis descendue de la table. Je me sentais beaucoup mieux, maintenant. Un peu flagada sur les jambes, mais beaucoup mieux. J’ai demandé combien je devais :
- Pour vous, ce sera un kilo de riz complet, mademoiselle. Vous n’en avez pas sur vous ? Ah, c’est vrai, vous avez abandonné votre chariot au supermarché... Dommage pour moi... Vous me réglerez la prochaine fois, la prochaine fois...
- Je vous remercie vraiment, vraiment...
- Ce n’est rien mademoiselle, je vous assure. Consultez votre médecin, il vous donnera un traitement s’il le juge nécessaire, et n’oubliez pas, la respiration, toujours, comme je vous ai appris, avec la main sur le ventre. Croyez en ma vieille expérience, vous vivrez. Vous vivrez aussi longtemps que moi, et plus encore, bien des années, bien des années... Au revoir, Mademoiselle.
J’ai noté son nom et son adresse sur la plaque, en sortant. On ne sait jamais... Le lendemain, je lui ai envoyé un petit colis avec un paquet de riz complet et un petit mot pour le remercier. J’espère que ça l’aura fait sourire...
- Et ensuite ? Demandai-je, lorsqu’elle eût terminé son récit.
- J’ai récupéré mes courses, je suis passée à la caisse, et je suis rentrée chez moi. Je me suis reposée tout le restant du week-end. J’ai regardé la télé...
- Non, je veux dire ensuite, les jours suivants, tu as eu d’autres problèmes ?
- Oui, le lundi, en arrivant au boulot. J’avais très peu dormi... J’ai essayé de tenir, mais ça recommençait exactement pareil : Les jambes en coton, la tête qui tourne, le sol qui se dérobe, l’impression d’étouffer, de tomber dans les pommes. J’ai pris un café pour essayer de me donner un coup de fouet, mais ça ne marchait pas, alors j’en ai pris un autre... Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait… J’ai dû faire une erreur... Je ne pouvais plus bouger, ni parler. Les gens ont commencé à s’inquiéter. Il a fallu m’emmener à l’infirmerie, et puis un collègue m’a ramenée à la maison. Je n’ai pas pu dormir. Je n’ai pas téléphoné à mes parents, j’avais peur qu’ils s’inquiètent. J’ai pensé au médecin chinois, mais je me sentais ridicule... J’avais la trouille. S’il m’arrivait quelque chose, je n’avais personne proche de chez moi à appeler... Je ne connaissais pas de médecin à Paris. Il fallait que je cherche... La nuit suivante, je me suis réveillée en sursaut. J’avais une douleur dans la mâchoire, dans la joue droite, et une sensation d’écrasement, comme une masse énorme qui descendait sur moi. Mon cœur battait à cent cinquante pulsations. J’ai cru que j’avais une crise cardiaque. J’ai essayé de respirer calmement, comme le médecin chinois me l’avait appris, mais rien à faire. Je me suis calmée, mais je n’ai pas pu me rendormir. Le lendemain, je ne suis pas allée travailler. Je me suis résolue à appeler ma mère. Il valait mieux que ce soit moi plutôt que SOS médecins... Elle est arrivée le soir même. Des amis lui avaient donné l’adresse d’un médecin dans le quatorzième. Nous sommes allées ensemble à la consultation. J’avais vraiment du mal à marcher seule dans la rue. C’était un médecin assez âgé, la soixantaine, peut-être. Le genre sûr de lui et dominateur... Je n’ai pas osé énumérer mes symptômes, juste quelques-uns uns... Il a posé les questions que posent tous les médecins, je suppose, Il m’a auscultée, pris la tension, il a dit que je n’avais rien, rien du tout, que j’étais très anxieuse, beaucoup trop, à cause de tous ces changements, dans ma vie personnelle et professionnelle, qu’il fallait que je me ménage, que je lève le pied, que je me change les idées... Ma mère voulait que je passe un électrocardiogramme. Il a accepté de faire l’ordonnance, à contrecœur, si l’on peut dire : « C’est vraiment pour vous rassurer, madame, votre fille n’a pas le moindre problème cardiaque, et aucun antécédent familial... ». Il m’a donné du calcium, du magnésium, et de la vitamine D, une cure de trois mois. A renouveler si nécessaire qu’il a dit. J’ai demandé timidement s’il ne fallait pas que je prenne des anxiolytiques, alors il m’a tendu une ordonnance vierge, un stylo, et m’a demandé si je voulais rédiger l’ordonnance à sa place. Je n’ai pas aimé du tout ce geste. Je ne suis plus jamais revenue le voir. Quand ma mère est repartie, la semaine suivante, je suis allé chez un autre, dans ma rue, tout près de chez moi. Plus jeune, un peu hésitant. Il m’a dit la même chose, mais d’une façon totalement différente. Avec gentillesse, et en essayant de me rassurer. Il m’a donné du Lexomil, aussi, mais en me recommandant de ne pas m’y habituer, de ne le prendre qu’en cas de crise. Au moins, je connaissais un médecin proche de chez moi, maintenant, c’était déjà ça...
- Attends un peu, l’interrompis-je, parce que je me demandais si elle allait s’arrêter, tu sais, tout ce que tu es en train de me raconter, ce n’est pas la peine d’entrer dans les détails. C’est une histoire que je connais par cœur. C’est mon histoire...
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