Thèse pour l’obtention du diplôme de Docteur de l’Université Paris VII spécialité : Géographie



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Conclusion.


L’analyse des processus de l’innovation sociale est ainsi un projet géographique.

Les différents positionnements effectués nous permettent d’accorder dans cette recherche une place/un rôle crucial au territoire et en conséquence aux pratiques des acteurs.

La nature de la relation innovations/territoires est à lire et à interpréter dans ces pratiques. L’un des objectifs forts de ce travail est de participer à la caractérisation de cette relation.

Le chapitre suivant est ainsi logiquement consacré à une définition approfondie du concept d’innovation sociale, et à une caractérisation de la relation innovations/territoires.


Chapitre 2

Territoires et innovations


Ce chapitre vise à formuler une approche territoriale de l'innovation sociale. Les positionnements pris dans le chapitre 1 permettent en effet de présenter l’innovation sociale comme un concept pertinent pour rendre compte de la dynamique de la société et des territoires ; plus encore, de l’intégrer comme pratique au sein d'un système complexe, le territoire.

Plus qu’un outil d’analyse, l’innovation est en effet aussi une réalité sociale, qui médiatise la relation des acteurs au territoire. Signe de la capacité d’auto-organisation des acteurs, elle est l’un des modes privilégiés du changement.

La définition que ce chapitre présente s’articule en deux points.

D’abord, elle tente de saisir le processus d’innovation sociale comme partie prenante des processus du changement social, et conçu comme révélateur de la capacité d’auto-organisation des acteurs. Elle analyse aussi, dans une approche systémique, les conditions d’émergence et de diffusion de l’innovation.

Elle s’efforce ensuite et surtout de caractériser la nature de la relation acteurs/innovations/territoires. L’identification des conditions territoriales de l’innovation questionnera l’organisation des territoires, tout autant que le rôle des acteurs.


1 L’innovation sociale : un concept pertinent pour rendre compte de la dynamique de la société et des espaces.

1-1 L’innovation sociale : une approche du changement par les acteurs.


Prendre pour objet l’innovation sociale, c’est vouloir éviter les difficultés liées à la multiplicité et à la complexité des approches possibles lorsque l’on veut analyser le changement social. Il a été cependant nécessaire de faire un détour par l’analyse du changement social afin de positionner notre recherche au sein de celui-ci comme contexte englobant : sa prise en compte est nécessaire à la compréhension de l’innovation.

L’innovation sociale est une des manifestations les plus tangibles du changement social : à travers son étude, celui-ci s’appréhende comme un fait social. L’innovation apparaît ainsi comme une « entrée possible des phénomènes du changement social64 ». S’intéresser à l’innovation sociale permet ainsi de jeter sur le changement social un regard ciblé à travers l’analyse d’un processus social.

En quoi l’innovation sociale participe-t-elle des processus du changement ? Il s’agit pour définir l’innovation de saisir qu’elle est ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme « une forme élémentaire du changement65 », de décrire le lien qui permet à travers l’étude de l’innovation de se situer dans une analyse plus générale du changement social.

Une innovation sociale est d’abord une pratique sociale inédite. Cette pratique nouvelle peut intervenir dans l’ensemble des domaines de la vie sociale : vie privée et publique, vie familiale, professionnelle, etc. L’innovation sociale concerne ainsi directement les individus ou les groupes restreints, les acteurs à la base de la vie sociale. C’est une des manifestations concrètes du changement social par la modification ou la création de pratiques et de conduites sociales.

La diffusion sociale et spatiale66 de ces innovations s’opère à partir du ou des foyers d’émergence de l’innovation. Sa diffusion au sein de tous les groupes de la société se fait « de proche en proche », par contact direct ou emprunte les multiples réseaux d’information ou de communication, virtuels ou directs, internationaux ou de proximité. Elle s’opère ainsi jusqu’à ce que l’innovation ne soit plus considérée comme une nouveauté mais comme une pratique sociale normalisée : le travail féminin salarié par exemple fut une innovation sociale et constitue aujourd’hui une norme sociale presque entièrement intégrée. La pratique émergente passe ainsi d’une situation inédite et exceptionnelle à celle de pratique sociale largement diffusée et intégrée par un grand nombre d’individus. L’émergence du 3 âge, comme groupe social à part entière, auquel les individus peuvent s’identifier, et dont ils peuvent adopter les pratiques associées, est aussi une innovation sociale. Elle voit sans doute son origine dans la volonté de quelques-uns de valoriser l’oisiveté récemment acquise dans leur retraite (qui est elle-même une innovation sociale), inventant ainsi, à l’antithèse parfaite de la société productiviste, un nouveau mode de vie et de consommation.

La notion d’innovation est toutefois ambiguë puisqu’elle désigne tout à la fois l’action d’innover et son résultat. Il est alors pertinent de s’intéresser au caractère dynamique de la notion d’innovation : plus qu’une pratique sociale inédite, l’innovation sociale est un des processus du changement social, une « action introduisant quelque chose de nouveau dans un ordre établime ». Le terme, associant le préfixe in-, la racine nov- du latin novellus (nouveau) et le suffixe -ation du latin action (action), évoque ainsi à la fois la nouveauté (innov) et l’action (ation).

Il s’agit maintenant d’émettre l’hypothèse que cette action d’innover est directement le fait d’individus ou de groupes sociaux, ce qui s’inscrit totalement dans une conception d’une auto-production de la société. Les individus ou groupes innovants ont une marge d’action et de changement sur leur situation et leur devenir, en agissant sur leurs pratiques.

L’innovation en tant que processus est ainsi l’un des moyens d’action dont ils disposent pour être partie prenante, par leurs actes mêmes, du changement de la société et des espaces. L’innovation sociale participe ainsi du changement social : elle contribue à modifier les situations sociales à l’origine de son émergence, et par rétroaction se situe au cœur même du mouvement de la société.


Une approche systémique de l’innovation.

1-2-1 Positionnement méthodologique et théorique : de l’analyse du changement à celle de l’innovation sociale.


Une analyse des processus de l’innovation sociale s’inscrit plus largement dans une analyse du changement social. Pour définir le concept d’innovation comme objet d’une analyse géographique, il est en premier lieu nécessaire de se positionner au sein des théories du changement, afin de préciser notre approche théorique et méthodologique de celui-ci.

L’analyse du/d’un changement social se justifie ici non pas dans l’analyse du changement comme objet, mais dans une analyse qui le pose et le reconnaisse comme mouvement de la société et en cela comme concept opératoire pour saisir la dynamique des processus sociaux. L’analyse du et avec le changement social est ainsi une « construction en mouvement67 ».

Le changement est inscrit dans toute situation et dans toute analyse. Analyser une situation sociale consiste à la saisir dans un moment : le simple fait de caractériser un/ce moment crée et fonde l’idée même de changement, qui est contenue dans tous les autres moments que l’analyse ignore. Ce moment par le choix dont il fait l’objet, par le fait de figer une situation pour l’analyse, est véritablement la trace de la différence et du temps, la trace donc du mouvement et du changement.

La conception de la société comme ordre réduit le changement social à un mouvement de dissension/intégration. En posant la société comme système porteur de sens en lui-même, la sociologie et les sciences sociales réduisaient ainsi le changement social à la recherche stratégique d’une position idéale pour l’acteur dans ce système. Alain Touraine récuse cette explication de l’action et de l’acteur en référence à un système méta-social : selon lui, toute situation sociale est le résultat de relations entre acteurs, et l’acteur, « en même temps qu’il est conditionné par une situation, participe à la production de cette situation68 ».

Il s’agit ainsi de se détacher de toute conception invoquant un déterminisme historique, économique, spatial, etc. des sociétés : la société n’est pas une tension permanente vers le progrès, tension métasociale qui guiderait le changement social. « Le sens d’une situation sociale n’est pas à chercher à l’extérieur d’elle, dans un monde métasocial que les uns appellent les valeurs, et les autres, la nature ; une société n’est pas définie par sa place dans une évolution qui lui conférerait un sens ; une société doit se découvrir comme le produit de son action sur elle-même69 », action qu’on interprétera d’abord comme ensemble des relations qu’entretiennent les acteurs sociaux.

Une telle conception, à la fois théorique et méthodologique, s’oppose à une sociologie idéaliste des valeurs et ne « s’oppose au naturalisme que pour mieux retrouver la nature de l’action humaine, tendue entre ses orientations et ses ressources, retournement du travail sur lui-même et non idée ou destin.70 ». Il s’agit bien de souligner que « la vie sociale ne peut plus être décrite comme un système social dont les valeurs, les normes et les formes d’organisation sont établies par l’état et d’autres agences de contrôle social mais elle doit être comprise comme action et donc comme mouvement de sorte qu’elle est l’ensemble des rapports entre les acteurs sociaux du changement71 ».

Le changement social trouve ainsi une place particulière au sein de la société et des sciences sociales, révélateur du mouvement même de la société et de ceux qui la font, les acteurs, loin d’une conception déterministe de l’évolution des sociétés. S’intéresser au changement social est ainsi s’intéresser spécifiquement aux relations qu’entretiennent les acteurs.

Dans cette recherche, le changement social nous intéresse donc en ce qu’il est situé au cœur des relations entre acteurs, en ce qu’il est en conséquence révélateur du mouvement de la société et des territoires. Notre définition de l’innovation s’appuiera sur l’idée que le changement social, loin d’être exclusivement exogène, est en grande partie lié aux capacités d’auto-organisation des acteurs, et que l’action de ces derniers est le mouvement même de la société.


1-2-2 Auto-organisation des acteurs.


La recherche d’acteurs innovants s’inscrit dans une approche valorisant et spécifiant le rôle des acteurs dans le changement social.

L’interactionnisme et l’individualisme méthodologique, avec des méthodes et des concepts différents, inscrivent l’acteur et ses pratiques au cœur des problématiques du changement social.

Henri Mendras, dans son ouvrage consacré au changement social, propose une analyse interactionniste. Puisqu’il n’y a pas de théorie globale du changement, il « convient de s’attacher à l’étude de micro-processus qui peuvent avoir d’ailleurs une valeur paradigmatique plus large (...). Le changement social même au niveau macro-sociologique, n’est intelligible que si l’analyse descend jusqu’aux agents ou acteurs sociaux les plus élémentaires composant les systèmes auxquels on s’intéresse72 ». Ainsi, la plupart des changements sociaux proviennent moins de l’effet mécanique de facteurs dominants que des effets d’agrégation résultant de l’interaction des acteurs sociaux entre eux.

Allant plus loin encore, l’individualisme méthodologique, cadre d’analyse représenté notamment par Raymond Boudon, reconnaît ce pouvoir d’action et de changement aux acteurs et fonde ce constat comme postulat théorique et méthodologique. Les situations sociales ou les phénomènes sociaux sont expliqués directement par les actions diverses des acteurs motivées par les désirs/volontés individuels. Situé au niveau d’un système particulier73, chaque phénomène est considéré comme la résultante des comportements des agents du système. Les contradictions entre la volonté première initiant l’action de chaque individu et le phénomène social global résultent des effets d’agrégation des différentes décisions des acteurs : chaque individu, s’il détient la conscience de son action, ne détient pas la conscience de la portée de cette action. Les situations sociales et le changement social découlent de l’agrégation des actions individuelles. Cette conception donne aux individus et à leur action une place centrale et un véritable pouvoir de changement.

En dépit de l’importance qu’elles accordent aux acteurs, ces conceptions restent partiellement déterministes. Alain Touraine critique ces deux théories, affirmant qu’elles redonnent l’avantage à un système d’explication déterministe, à la logique du système sur la logique de l’acteur, en réduisant celui-ci à la recherche rationnelle de son intérêt. En outre, à l’origine de l’action se place toujours soit un désir d’intégration dans un système social posé comme norme d’évaluation, soit une volonté/nécessité de changement liée à l’idée de progression (statut, ressources), de modernisation, fondée elle-même sur le postulat d’un axe tradition/modernité, linéaire et orienté, comme seule direction valable du changement social. C’est ce que souligne également Alain Baubion-Broye, critiquant divers modèles du changement inspirés de l’interactionnisme et de l’individualisme méthodologique74, qui pour la plupart, même s’ils visent à mettre l’acteur/l’action en valeur, « sous-entendent que les conduites des individus, les activités collectives, assurent une fonction intégrative dans des systèmes sociaux prédéterminés, normés et (...) ne tolèrent en quelque sorte que les changements qui confirment leur fonctionnalité75 ». L’action est ramenée à la « recherche de satisfactions maximales et de positions sociales élevées considérées comme les sources et les moyens d’interaction/affiliation plus intenses et d’un plus grand bien-être des individus76 ».

Ainsi une telle logique de l’acteur vise à son intégration dans le système social posé comme norme d’évaluation sociale. A contrario d’une telle conception réductrice, donner une place centrale à l’action est assumer que celle-ci « ne dépend pas de besoins personnels et d’attentes sociales mais d’exigences propres à la relation que les sujets entretiennent avec eux-mêmes et qu’ils cherchent à modifier77 ».

Il s’agit ainsi de reconnaître en premier lieu que les acteurs, plus que des agents dont l’action vise à maximiser leur profit/bien-être, sont, dans le cadre d’un système social pesant et déterminant, véritablement « dotés de capacités/ressources cognitives et pragmatiques78 », et que leur action participe d’un modèle d’auto-organisation des systèmes sociaux.

Cependant, surestimer l’élément volontariste, individuel du changement social est tout aussi erroné que surestimer la détermination des systèmes. Si l’action ne peut se concevoir comme un mode d’intégration au système social posé comme ordre, elle ne peut non plus être analysée comme acte totalement libre, hors de la détermination des systèmes. Les acteurs, dotés de capacités de création et d’innovation, ne font pas le changement social : les systèmes sociaux (institutions, organisations, milieux) sont construits/produits par des acteurs agissant avec et contre les déterminations des systèmes. Cette tension ou ce lien existant entre acteurs et système est au cœur-même de la notion de mouvement et de changement social.


1-2-3 Innovation et systémique.


Comme le concept de territoire et de territorialité sont construits dans une démarche complexe et systémique, il s’agit de poursuivre dans ce sens pour une approche du changement et de l’innovation sociale. C’est ainsi que peuvent s’analyser les situations sociales, dans une pensée complexe qui intègre auto-organisation et déterminisme comme un couple complémentaire et antagoniste et non comme les deux extrêmes/pôles d’un axe orienté. L’approche systémique permet de s’intéresser aux interactions qui se développent entre les données élémentaires, les rétroactions qui en dérivent, et l’issue vers laquelle tend le système. Elle permet de stipuler qu’acteurs, territoire et changement participent d’un même système d’auto-production de la société, ou de construction territoriale.

La théorie de la pensée complexe d’Edgar Morin peut nous aider à formaliser cette approche que nous désirons adopter.

« On ne voit pas comment surgirait le nouveau, le changement, dans un univers totalement déterministe ; on ne voit pas comment pourraient s’établir les organisations et les structures dans un Univers totalement aléatoire ». Un débat entre logique du système ou logique de l’acteur, auto-organisation ou déterminisme social, autonomie ou dépendance est un faux débat ; c’est véritablement seulement dans un « Univers [ordre/désordre] (que) l’on peut concevoir devenir et innovation79 ».

Il n’y a pas de positionnement possible dans un débat qui opposerait origine exogène ou endogène du changement parce qu’il n’y a pas de séparation possible entre le système et l’acteur, entre le système et l’action. Le sens de l’action n’est pas porté par la conscience de l’acteur ni n’est soumis à un ordre méta-social. « Les influences des situations ne sont pas séparables des représentations ou des systèmes d’attentes par lesquels les individus les signifient80 ».

L’acteur doit ainsi se concevoir comme « source/instrument/objet d’action et de changement, inassimilable à ses seuls rapports aux situations sociales qui l’entourent, mais définissable par des projets fréquemment conflictuels81 ».

La pensée complexe de E. Morin se fonde sur plusieurs principes qui s’appliquent à la nature de cette relation acteur/système.



_ Principe dialogique. Ce principe - inspiré de la dialectique d’Héraclite, Hegel, Marx - est « l’association en un de deux principes à la fois inséparables, complémentaires, concurrents et antagonistes82 ». Ce principe permet la création de notions doubles où distinction et intégration sont étroitement liées : ordre/désordre, autonomie/dépendance, dynamisme/stabilité, exclusion/intégration. L’explicitation des phénomènes nécessite de faire jouer ensemble des notions apparemment opposées et contradictoires.

_ Principe récursif. « Est récursif un processus dont les produits et effets sont nécessaires à sa propre production et à sa propre causation. C’est un processus auto-producteur qui en même temps produit du « soi » et de « l’être »83 ».

_ Principe hologrammatique. « Non seulement la partie est dans le tout mais aussi le tout en tant que tout se trouve dans la partie »84. Dans chaque individu d’une société, la société en tant que tout est présente : langage, culture, normes et prohibitions.

Ces trois principes sont à la base du principe de complexité, principe d’explication plus riche que le principe de simplification (disjonction/réduction). La pensée complexe « veut penser ensemble les réalités dialogiques tressées ensemble85 », veut dépasser les entités closes, les objets isolés ; elle est fondée sur l’interaction et le lien. C’est une pensée systémique qui lie l’objet et son environnement, « l’ordre et le désordre » pour utiliser le langage d’Edgar Morin.

Il est ainsi impossible de tenter une explication des phénomènes/changements sociaux en se positionnant/s’appuyant dans/sur un débat opposant logique du système et logique de l’acteur. Détermination des systèmes sociaux et auto-organisation de la société par les acteurs jouent ensemble et en opposition : le mouvement de la société réside dans cette association/tension, dans ce lien/conflit entre le système social et les désirs/représentations des acteurs.

Le changement social est ainsi complexe et systémique : le mouvement/changement de la société initié par cette association/tension est créé/amplifié par l’effet récursif. Il y a alors véritablement auto-production de la société. Edgar Morin parle au sujet de l’action individuelle ou collective de computation/communication des informations extérieures et intérieures : l’action subit une double détermination (intérieure et extérieure) et une double indétermination (intérieure - possibilité de choix - et extérieure - aléas environnement ; actions des autres individus -). Le géographe Bernard Kayser parle plus simplement d’un « effet conjugué de forces endogènes et exogènes ». L’action et le changement ne se conçoivent ainsi que dans une interprétation où autonomie/initiative des acteurs et rationalité des systèmes jouent ensemble, se combinent, et forment les dynamiques sociales.

Une approche de l’innovation sociale comme processus complexe et systémique peut utiliser avec profit les trois principes de la pensée complexe d’Edgar Morin.

_ L’effet dialogique. L’innovation sociale émerge au sein d’un système dialogique associant/opposant auto-organisation et déterminisme ou processus personnels et processus sociaux. Une double association détermination/indétermination extérieure (celle des systèmes) et intérieure (celle des acteurs) constitue le cadre dans lequel peut émerger l’innovation. Les acteurs sont inscrits dans des systèmes plus ou moins pesants et déterminants et ont un accès variable à l’information au sujet du poids de ces systèmes. Au sein de ces systèmes se placent des vides institutionnels ou sociaux, des failles dans leur rationalité, qui constituent autant d’aléatoires sur lesquels l’action peut s’appuyer. Les acteurs sont parallèlement porteurs de représentations et de volontés héritées, acquises dans un constant va-et-vient extérieur/intérieur, et possèdent un pouvoir de choisir irréductible.

C’est la relation/le conflit entre ces deux pôles complémentaires et antagonistes qui crée, initie l’action. Cette relation de complémentarité et d’opposition permet et nécessite tout à la fois l’action et l’émergence de l’innovation sociale. L’innovation, pratique sociale nouvelle, intervient dans un contexte de déterminisme des systèmes auquel les acteurs font opposition ou qu’ils accompagnent par l’action/la création.

Cette conception est notamment celle d’Alain Touraine qui résume le mouvement de la société dans la tension résidant entre acteurs et système. Pour le psychologue Alain Baubion-Broye, l’innovation sociale constitue « un mode complexe de restructuration et de rééquilibration des rapports entre les acteurs et les institutions, un mode de résolution et de structuration de la relation/tension entre processus personnels et processus sociaux86 ».

_ L’effet récursif. Les individus ou les groupes sociaux font apport à la société tout en la transformant, « se reconnaissent comme partie d’une nature qu’ils organisent cependant et qu’ils transforment sans cesse87. ». La société participe à se produire et à s’organiser elle-même à travers le processus de l’innovation. Celui-ci est un moyen d’action aux mains des individus et des groupes par lequel ils participent au mouvement de la société, en créant des pratiques sociales inédites.

L’effet récursif est double. D’abord l’innovation rétroagit sur les conditions de son émergence en modifiant les divers systèmes qui l’ont déterminée, et participe ainsi au mouvement de la société. Mais elle rétroagit également à un niveau différent en développant les capacités d’autonomie et d’action des individus ou des groupes sociaux : l’acte d’innover développe la capacité à produire de l’innovation ultérieurement, développe l’autonomie des acteurs.

_ L’effet hologrammatique. Lorsque l’individu innove, l’action se joue d’abord très précisément à l’échelle de la situation très personnelle de l’individu, dans la relation indétermination/détermination extérieure/intérieure qui lui est propre. Cependant, l’innovation sociale comme mise en place d’une pratique sociale inédite révèle également la relation auto-organisation/déterminisme, autonomie/dépendance à un niveau plus global. À chaque innovation, cette relation se joue au-delà de la simple problématique personnelle de l’individu innovant. Chaque innovation sociale contient l’Innovation sociale qu’elle pose en acte88.

L’innovation sociale est ainsi le changement social aux mains des acteurs. Ce n’est pas la totalité du changement cependant. Le conflit est un autre des processus du changement, qui se situe lui-aussi à l’articulation de processus personnels et sociaux, au cœur d’une relation d’opposition/complémentarité entre déterminismes sociaux et libertés individuelles. L’innovation sociale est un évitement et/ou une résolution du conflit, de la tension. « L’innovation constitue un mode complexe de restructuration et de rééquilibration de rapports entre des personnalités et des institutions, de régulation et de dépassement des conflits inhérents à ces rapports ». Elle permet l’interstructuration des structures personnelles et sociales dans l’action. Innovation et conflit sont intimement liés : l’innovation découle d’un conflit ou y supplée.



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