Université Louis Lumière Lyon 2 Faculté de Géographie, Histoire de l’Art, Tourisme


CHAPITRE 13 – La « biologie relationnelle » de Robert Rosen (1958)



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CHAPITRE 13 – La « biologie relationnelle » de Robert Rosen (1958)

En 1958, Robert Rosen (1934-1998) est un jeune chercheur en biologie mathématique qui travaille sous la direction de Nicolas Rashevsky au Committee on Mathematical Biology de l’université de Chicago1. Après la récente conversion de Rashevsky à la formalisation topologique abstractive des fonctions biologiques, Rosen vient apporter un regard neuf sur les travaux les plus récents de son maître. En reprenant également quelques unes des idées énoncées en 1954 par David Cohn2, il considère que la biologie mathématique doit s’inspirer de l’ingénierie récente et, en particulier, de la théorie des automates. Mais alors que pour Cohn, le biologiste théoricien devait surtout prendre modèle sur la pratique de conception de l’ingénieur en décomposant ses modèles physiques en sous-modèles optimisables (selon le principe de « conception optimale » supposé valoir pour tout être organique), Rosen conçoit plutôt l’idée selon laquelle l’incontestable analogie entre les artefacts et les systèmes biologiques, confirmée en outre par la perspective cybernétique contemporaine, peut aussi mener le théoricien de la biologie à un nouveau type de théorisation et pas nécessairement ou seulement à une nouvelle pratique de modélisation physico-chimique. En ce sens, Rosen interprète la leçon de Cohn encore autrement que ne le fit Rashevsky. Mais, ce faisant, il peut tout de même rejoindre la décision rashevskyenne de fonder une véritable « biologie relationnelle » et il préserve ainsi le côté purement théorique de la biologie mathématique.

Or, en 1958, c’est bien la « théorie des systèmes », telle qu’elle est récemment reconnue de façon institutionnelle aux Etats-Unis3, qui semble pouvoir jouer ce rôle selon lui. Mais Rosen ne retient de cette théorie inchoative que la définition du mot « système » : « tout type de structure qui agit, à travers une certaine séquence d’opérations, pour produire un ensemble défini de matériaux de sortie à partir d’un ensemble donné de matériaux d’entrée, ou à partir d’un ensemble donné de conditions environnementales »4. Moyennant cette définition, Rosen se propose de prendre en compte et de traduire en un langage formel nouveau ce que Rashevsky avait mis en évidence lorsqu’il avait montré qu’une même fonction organique peut être assurée de différentes manières, plus ou moins complexes (principe de l’épimorphisme biologique) d’un point de vue physico-chimique. C’est ce fait biologique là qui avait justifié l’insistance de Rashevsky en 1954 sur le nécessaire caractère relationnel de toute biologie théorique future.

L’expression même de « biologie relationnelle » est primitivement due à Rashevsky. Et Rosen la reprend telle qu’elle mais en l’interprétant en des termes systémiques et en l’acclimatant à la formalisation par des tableaux de flux (« flow charts ») ou, plus précisément, par des « diagrammes de blocs » (« block diagrams »)1 entre-temps venus de la technologie, de la théorie des circuits et de la théorie des automates. Ces diagrammes représentent des « boîtes noires » (« black boxes ») reliées par un graphe orienté. Chaque bloc du diagramme peut ainsi n’être défini que comme un « système », au sens de la définition précédente, sans que l’on ait besoin de la connaissance de sa structure interne. Selon Rosen, ce diagramme de bloc reflète déjà assez fidèlement et essentiellement ce qui se produit par nature dans tout être organique : le métabolisme. C’est là que l’analogie entre système naturel et système artificiel peut valoir pour lui sans que l’on perde pour autant l’aspect relationnel du système naturel dans sa représentation formelle : les entrées et sorties des « boîtes noires » peuvent être identifiées à des entrées et sorties de substances s’effectuant dans autant de parties de l’organisme réel.



Des « propriétés » aux « composants » du système biologique : le système (M, R)

S’inspirant également de la récente théorie générale des automates de von Neumann (publiée en 1951), Rosen a donc d’abord tendance à considérer les boites noires de son diagramme ou les sommets du graphe comme représentant des parties concrètes de l’organisme dont il veut produire une représentation globale. Il les appelle des « objets » (« objects »), des « parties » (« parts ») ou des « composants » (« components »)2. Rosen semble ainsi abandonner la voie abstractive et résolument fonctionnelle récemment ouverte par son maître. Et il semble pouvoir de nouveau s’ouvrir à des questions de morphogenèse. Ce n’est pourtant pas si certain : le premier article de 1958 présente des ambiguïtés à cet égard. S’agit-il d’une formalisation du fonctionnel ou du structurel ? Y a-t-il même lieu de les y opposer chez lui ? Nous y reviendrons. Observons avant tout et rapidement en quoi consistent son système général et sa démonstration.

Dès le début, l’objectif de Rosen est de partir du principe que les comportements caractéristiques des systèmes biologiques ne sont pas seulement l’anabolisme et le catabolisme mais aussi l’activité de « réparation » de certaines parties du système. Ce comportement explique en effet l’évolutivité du système biologique en même temps que sa relative durabilité. Il est donc primordial. L’argument que Rosen donne pour justifier cette insistance, nouvelle en biologie mathématique, sur la faculté de réparation ne fait qu’invoquer l’évidence et l’observation la plus triviale et la moins instrumentée3. Mais, même si Rosen ne le dit pas, on ne peut nier sur ce point l’influence qu’a pu avoir sur lui la problématique des automates auto-reproducteurs de von Neumann. Et effectivement, Rosen connaît parfaitement bien ces travaux4. Mais ce qu’il propose avec le concept de « réparation » (« repair ») est davantage commandé par sa propre perspective physiologique et métabolique sur l’organisme. Sa proposition est de surcroît plus modeste ; car imposer que certaines « parties » de l’organisme puissent être « rétablies » (« re-established »5) lui semble suffire pour finir de caractériser globalement et formellement (en plus de l’anabolisme et du catabolisme) tout être vivant. Ce qu’il veut montrer, c’est qu’il existe une procédure générale de construction de systèmes. Ces systèmes sont conçus sous la forme de graphes orientés reliant des composants élémentaires et susceptibles de représenter des organismes entiers dans leur fonctionnement.

L’exemple qu’il choisit particulièrement est celui de la cellule individuelle. Il doit exister en elle un ensemble nommé R de parties, ou de composants, susceptibles de réparer l’organisme cellulaire, c’est-à-dire capables de reconstituer certains autres composants inhibés ou détruits de la partie métabolique M du système. Aux côtés de chaque composant Mi du graphe formel global M, Rosen ajoute donc un autre composant élémentaire Ri dont les entrées ne peuvent être que des sorties de M (car ne devant pas servir au fonctionnement métabolique interne du système mais s’ajoutant à lui sur sa marge) et dont la seule activité en sortie est de fournir un matériau qui n’est rien d’autre qu’une réplique de Mi.

Rosen se penche alors sur les contraintes topologiques qui s’imposent à un tel système connecté pour qu’il soit durable, c’est-à-dire pour qu’un sous-système, lui aussi entièrement connecté, puisse tout de même apparaître et fournir des sorties similaires lorsqu’un des composants internes Mi est détruit. Il est ainsi amené à démontrer un certain nombre de théorèmes qui ont, selon lui, une grande signification biologique. Le théorème 1 montre que si un composant est détruit, seules deux issues sont possibles : soit le système entier défaille et est totalement détruit, soit un sous-système continue à fonctionner seul1. Le théorème 2 montre qu’il est impossible que tous les composants d’un même système puissent être rétablis2. Dans tout système de ce type, il existe donc forcément un composant Mi qui, en défaillant, fait également défaillir d’autres composants Mj qui d’ordinaire, et plus ou moins directement au vu de la topologie du graphe, contribuent au fonctionnement de son composant de réparation associé Ri. Un des résultats fondamentaux des théorèmes est que le système ne peut donc pas toujours se maintenir dans sa topologie initiale. Il passera tôt ou tard la main à un de ses sous-systèmes topologiquement moins complexes que lui, voire sera totalement détruit. Le théorème 3, corollaire du théorème 2, montre même l’existence d’un composant central pour tout système de ce type, c’est-à-dire d’un composant dont la destruction provoque directement la défaillance du système entier. Enfin, même si Rosen ne parvient pas à lui donner la forme d’un théorème, il nous donne une idée, selon lui intuitive, de ce que pourrait être un raisonnement qui montrerait la commodité qu’il y a pour une cellule vivante de disposer d’un lieu spatialement donc aussi topologiquement séparé pour isoler les Ri (i = 1, …, n) réparant les Mi (i = 1, …, n) de ces mêmes composants métabolisants. Dans le cas de la cellule isolée, c’est ce que les cytologistes appellent le noyau : on voit intuitivement qu’une telle ségrégation topologique permet en effet une plus grande capacité de rétablissement pour le cytoplasme comme pour la cellule dans son ensemble. Le « fait biologique empirique »3 selon lequel beaucoup de cellules disposent d’un noyau peut donc se déduire de la combinaison du « principe de conception optimale » de Rashevsky et Cohn et de cette nouvelle représentation formalisée proposée par Rosen. Comme Rashevsky, avec cette approche systémique graphique et relationnelle, Rosen produit donc des énoncés existentiels a priori.

Le jugement du maître : un « modèle topologique »

Lorsque Rashevsky lit ce travail, il y sent une grande maîtrise mathématique et il voit tout de suite l’importance que d’autres pourraient lui donner ultérieurement, dans la mesure où Rosen semble se rapprocher du but qu’il a lui-même fixé à la biologie mathématique : mettre en lumière un fonctionnement biologique général qui soit en même temps réellement indépendant (du moins dans sa formulation) des principes de la physique1. Comme souvent, et fidèle en cela à sa pédagogie exigeante et élitiste, alors même qu’il s’agit de la première publication d’un de ses meilleurs élèves, âgé d’à peine 24 ans, il va néanmoins tâcher d’en relativiser la portée dans un article qu’il publie in extremis mais immédiatement après celui de Rosen, dans ce même volume 20 (numéro 3) du Bulletin of Mathematical Biology2. Dans cette courte note, Rashevsky fait tout d’abord remarquer que, parce que Rosen recommence à parler de « composants » de l’organisme, alors que lui-même avait voulu élever la biologie mathématique à la considération des seules « propriétés » fonctionnelles encadrées par d’hypothétiques principes biologiques généraux (dont celui de la conception optimale et celui de l’épimorphisme), il ne faudrait pas du tout confondre sa propre approche biotopologique avec celle de son élève :


« Dans un article récent, Robert Rosen a appliqué des considérations topologiques à l’étude d’un organisme comme un tout. Ces considérations n’ont pas de relation directe avec le principe de l’application biotopologique. Elles représentent plutôt un modèle topologique d’un organisme, spécifiquement un modèle des mécanismes de réparation que l’organisme possède à destination de ses parties perdues ou détériorées. »3

Ce passage est très intéressant car il indique précisément le lieu où Rashevsky situe la frontière entre un modèle et une théorie en biologie mathématique. Alors même que, depuis 1954, il recourt lui-même à diverses formulations de la topologie pour produire des représentations mathématiques théoriques des êtres vivants qui ne soient plus en même temps fondées sur des modèles physico-chimiques de processus particuliers, il perçoit la possibilité que le recours à la topologie, à cette nouvelle mathématique, n’est pas suffisant dans la conversion qu’il préconise en biologie. Il lui apparaît manifestement que ce n’est pas le formalisme mathématique qui suffit à faire d’un modélisateur (en l’occurrence Rosen) un véritable théoricien. C’est bien ce qui le chagrine dans le travail déjà très abouti de son élève. Dans son premier article de 1958, avec la construction du système (M,R), c’est-à-dire un graphe orienté de composants organiques métabolisants et se réparant, Rosen utilise bien une représentation topologique formalisée. Mais les sommets de son graphe ne semblent pas être des représentations de « fonctions » organiques, ou de ce que Rashevsky appelle à la même époque des « propriétés ». Elles semblent bien être au contraire des représentations de simples « parties » de l’organisme. Dans le chapitre 32 (Tome 2) de la troisième édition de son livre, Rashevsky proposera d’ailleurs des exemples concrets que Rosen s’était justement abstenu de donner : ces parties que propose de représenter Rosen dans son graphe peuvent être des organes comme les yeux, l’estomac, le rein4, etc. Ce que nous pouvons comprendre, c’est que, selon Rashevsky, il semble bien que son élève, avec les travaux sur les automates de Turing, von Neumann et Ulam, subisse un peu trop l’influence d’une nouvelle forme de physicalisme imitatif, avec les modèles de simulation de morphogenèse, au moment même où il voulait lui-même s’en dégager, tout au moins méthodologiquement, et souhaitait en extraire ses élèves1. Le fait que la topologie puisse être utilisée pour représenter des formes spatiales, comme la ségrégation des composants de réparations dans le noyau cellulaire, a donc quelque chose de profondément choquant pour Rashevsky :


« Dans la mesure où notre but est de découvrir des principes généraux et fondamentaux en biologie, nous devrions essayer de réduire tous les modèles, topologiques ou autres, aux principes généraux. »2
Rashevsky propose donc de marginaliser et d’intégrer la méthode générale de « modélisation » topologique de Rosen dans sa propre biotopologie qu’il juge plus principielle. C’est le concept de réparation (que Rashevsky identifie à celui de reproduction) qui fait finalement le cœur de la proposition de Rosen, selon lui. Il suffit donc de définir un ensemble de propriétés Pt qui rassemblera toutes les transformations dont celles qui partent de molécules sélectionnées par les enzymes pour construire un nouvel organe ou organisme et qu’on appellera « reproduction ». La définition de la propriété Pt a l’avantage de faire disparaître la considération, trop réaliste au sens d’une réalité physico-chimique pour Rashevsky, des « entrées » et des « sorties » dans les systèmes de Rosen3. En ne considérant que la propriété Pt, on s’abstrait de toute représentation physico-chimique plus ou moins vague de la fonction organique de transformation, de réparation ou de reproduction, puisqu’elle ne représente plus que les « applications » ou « morphismes » (« mappings ») des sorties sur les entrées, c’est-à-dire leurs simples relations mutuelles. Rashevsky force donc le formalisme de Rosen à se mouler dans son propre formalisme relationnel et abstrait. C’est ainsi que Rashevsky « s’assimile » en quelque sorte le travail de Rosen.

Rashevsky indique ensuite très cursivement que, si l’on part de son hypothétique « organisme primordial », il sera justement doté de deux seuls composants élémentaires au sens de Rosen : M et R4. Pour que les hypothèses de Rosen fonctionnent dans ce cas, il faudra donc bien que la fonction de réparation de R soit aussi et en même temps une opération de reproduction de (M, R) dans son ensemble, car M ne serait pas durablement rétabli si R ne l’était pas en même temps. Par hypothèse, le primordial n’a en effet pour sous-système vivant que lui-même. Dès lors si l’on admet cette entorse à la première formalisation de Rosen (puisqu’il faut tout de même imposer que R se reproduise aussi lui-même, ce qui est d’ailleurs retomber dans la problématique, plus difficile, de von Neumann5), il est en effet possible de passer ensuite de la représentation formelle du « primordial » à celles d’organismes plus complexes par l’emploi d’applications continues, au sens de la topologie des espaces à voisinages telle que Rashevsky l’a précédemment introduite6.

Ce faisant, Rashevsky reconnaît le caractère possiblement primordial de la propriété organique de reproduction : tout comme les autres propriétés, telle la nutrition, on pourrait en suivre la complexification dans le règne du vivant au moyen de sa biotopologie. Elle pourrait même y occuper une position centrale. Et il loue son élève de le lui avoir fait remarquer1. Mais Rosen n’a pas pour autant proposé un nouveau principe biologique, pour lui. En cela, selon son maître, il n’a pas considérablement étendu le savoir théorique en biologie.

L’intérêt d’une ambiguïté terminologique

De son côté, Rosen ne réagit pas sur ce terrain parce qu’il voit que la critique de Rashevsky est partiellement injuste. C’est que d’autres préoccupations retiennent son attention par ailleurs. Dès son premier article de 1958, Rosen, sans lever l’ambiguïté qu’introduisent les termes de « parties » ou de « composants », a pourtant bien fait écho à ce que le principe de l’épimorphisme avait fait apparaître aux yeux de Rashevsky dès 1954 : la sous-détermination des mécanismes biologiques particuliers, et donc des modèles physico-chimiques admissibles, pour une « propriété » organique donnée.

Dans son premier article de 1958, Rosen traduit ce fait, qu’il ne conteste pas, mais dans un langage qui lui est propre. Sa propre théorie relationnelle de la biologie prend avant tout pour objet ce qu’il nomme la « structure grossière » (« coarse structure ») des systèmes biologiques, à laquelle il oppose la « structure fine » (« fine structure »)2. À cette occasion, il repositionne l’objectif scientifique de la biologie mathématique en l’opposant explicitement à celui de la « biochimie »3 qui remporte à la même époque de grands succès4. Ce sera d’ailleurs par la suite un thème récurrent de son travail5 car, au début des années 1950, le jeune biologiste théoricien qu’est Rosen a l’occasion de sentir tout de suite, à la différence de la génération antérieure des biophysiciens théoriciens, qu’il aura d’autant plus de mal à imposer l’approche mathématique qu’une concurrence à la fois nouvelle et rude s’exprime et réalise déjà de grandes choses.

Mais voici en substance l’argument de Rosen contre l’hégémonie de la biologie moléculaire : les biologistes molécularistes font de la recherche là où il y a de la lumière, celle que projettent sur la nature vivante les seuls instruments disponibles, et non nécessairement là où il serait pertinent d’en faire. C’est en ce sens qu’ils se condamnent à la seule étude de la « structure fine » puisque la plupart des techniques observationnelles n’ont affaire qu’à cette échelle du vivant6. On le voit, Rosen, en nommant et en indiquant tout un secteur d’étude qui reste vierge (les « structures grossières » de l’organisme) travaille à infléchir la problématique rashevskyenne, pour légitimer, mais sous une forme déjà nettement plus défensive, l’existence ou la survivance de son domaine d’investigation : la biologie mathématique théorique. Il se sent dans l’obligation de déplacer légèrement les termes majeurs de l’épistémologie de son aîné pour pouvoir continuer à bénéficier lui-même d’une place plus que jamais contestée, dans les secteurs de recherche de la biologie. Il doit donc modifier ce qui lui est transmis pour continuer à en récolter certains fruits. C’est une des raisons pour lesquelles il ne peut totalement satisfaire à la demande de son maître ni aux critères de son épistémologie : l’ambiguïté maintenue au moyen de la notion de « composants » organiques a certes l’inconvénient de déplaire à Rashevsky, mais, selon nous, elle a l’avantage, aux yeux de Rosen, de fournir une arme de combat redoutable contre ces nouveaux biophysiciens que sont les biologistes moléculaires mais qui ont oublié la modestie originelle, la mobilité intellectuelle et l’esprit d’investigation tous azimuts qui caractérisaient les premiers biophysiciens. Pour Rashevsky et Rosen, ces derniers, en effet, sans encore user de ce terme, savaient déjà qu’ils ne procédaient qu’à des modélisations physico-chimiques particulières, essentiellement révocables (ce qui est d’ailleurs une lecture rétroactive contestable de sa part1). Mais le réductionnisme unilatéral et figé de ces nouveaux biochimistes est bien ce qui inquiète et ce que refusent en bloc Rashevsky et Rosen.

Finalement, et on peut le comprendre, afin que la continuité de droit entre la structure fine et la structure grossière soit au moins pensable et que la biologie mathématique réaffirme sa présence aux côtés de la biologie moléculaire, voire contre elle, il faut que Rosen renonce quelque peu à l’abstraction que Rashevsky a introduite dans ses formalismes lorsqu’il parle de propriétés organiques et non de composants. À ce titre, on voit bien que Rosen doit se rapprocher, d’une certaine manière, de l’option de Woodger qui consistait à représenter directement par des symboles atomiques les différentes « parties » ou « tranches » de l’organisme. Mais Rosen se garde bien aussi de tomber totalement dans cet usage du formalisme mathématique.

Car, même s’il est préoccupé par l’hégémonie montante de la biochimie, il a manifestement ménagé une porte de sortie honorable pour la biologie relationnelle à la fois fonctionnelle et abstractive de son maître, comme pour le principe de l’épimorphisme qui l’accompagne. Ainsi, aux côtés de celles de « structure fine » et de « structure grossière », invente-t-il la notion clé de « réalisation physique véritable des composants »2. Quand la théorie des systèmes va jusqu’à représenter la structure fine d’un composant organique, c’est là qu’elle propose une « réalisation physique » de ce composant. Et Rosen d’introduire dans ce contexte les anciennes analogies : la réalisation physique, ou structure fine, d’un composant est à sa représentation systémique (sous forme d’une boîte noire avec une entrée et une sortie) ce que les états microscopiques de la thermodynamique sont à ses états macroscopiques, ce que l’anatomie est à la physiologie, ou, « dans la terminologie de Rashevsky, ce que l’aspect métrique de la biologie est à son aspect relationnel »3. Le lien avec les préoccupations du maître est donc retrouvé.

En conséquence de ses précisions terminologiques, Rosen insiste finalement sur le fait que tout composant peut être « réalisé physiquement » d’une infinité de façons4. Et il en tire également l’affirmation essentielle (par laquelle Rashevsky semble justement n’avoir pas été convaincu) qui dit, en substance, que dans la représentation de son « diagramme de blocs », « il n’est pas nécessaire qu’un composant […] soit reconnaissable au moyen d’un point de repère physique dans une réalisation particulière du système »5. Il est donc en droit possible de ne pas se focaliser sur le terme de « composant » et d’y voir la représentation d’une propriété organique qui ne soit pas nécessairement manifestée ou effectuée par une « partie » physiquement, c’est-à-dire anatomiquement, définissable de l’organisme1.

Application de la « théorie des catégories » à une « théorie de la représentation » des systèmes biologiques

Dans son second article de 1958, publié après la note intéressée mais dubitative de Rashevsky2, Rosen va lever les derniers doutes de son maître en empruntant résolument le chemin d’abstraction qu’il préconisait mais en recourant pour cela à des outils mathématiques très récents et assez sophistiqués. Ce travail de récupération quasi-immédiate d’une suggestion mathématique très récente témoigne selon nous d’un sentiment réactif et défensif croissant dans la biologie théorique de l’époque. Il s’agit de quelque chose comme un dernier défi abstractif, une sortie par la haut. Son abstraction recherchée est d’autant plus intimidante qu’elle doit servir à masquer et à exprimer tout à la fois une agressivité certaine à l’encontre des approches molécularistes triomphantes. Il nous faut tâcher d’en comprendre ici les grandes lignes de manière à voir où peut se loger une certaine résistance, de forme supérieure, à la modélisation comme à l’émergence de la simulation par ordinateur.



Lors de ce dernier trimestre de 1958, Rosen s’intéresse en effet de près à une théorie purement mathématique qui avait été publiée en 1945 par deux mathématiciens américains, Samuel Eilenberg et S. Mac Lane, dans les Transactions of the American Mathematical Society. Elle lui semble pouvoir résoudre une série de difficultés qui se présentent lorsqu’on en reste à la représentation formelle des organismes par diagrammes de blocs. D’une part, en effet, la formalisation par de tels diagrammes impose une représentation analogue à celle que suggère la théorie des graphes, avec les contraintes qui vont de pair. Tout d’abord, la théorie des graphes ne permet pas de prendre en compte le fait qu’une même sortie d’un composant donné puisse être une entrée pour plusieurs autres composants. Autrement dit, dans la réalité biologique, le nombre de sorties distinctes produites par un composant est inférieur ou égal au nombre de flèches qui en sortent3. Ainsi, par exemple, une glande endocrine peut-elle sécréter une hormone, l’unique sortie, qui va pourtant affecter plusieurs organes : d’où plusieurs flèches qui devraient sortir de la représentation formelle de cette glande. Symétriquement, un même composant peut envoyer plusieurs différentes sorties à un autre composant. Ce qui ne sera représenté, dans le graphe, que par une seule flèche reliant les deux. Ainsi, la glande endocrine que l’on appelle la glande pituitaire, ou hypophyse, envoie-t-elle différentes hormones au même organe. Rosen rappelle qu’un être vivant est un être relationnel certes, mais dont les relations sont de surcroît très rarement « binaires », c’est-à-dire platement bilatérales (un émetteur un récepteur). Elles sont le plus souvent multilatérales4. Ce ne serait pas tellement gênant s’il n’y avait en outre la nécessité, même à un niveau théorique et grossier, de prendre en compte les différents retards temporels dans les opérations de traitements et de transmissions de ces relations multilatérales à l’intérieur du graphe. Car les différences entre ces laps de temps participent de la mise en œuvre de certains comportements spécifiques cruciaux d’un point de vue organique. D’autre part, Rosen indique que la représentation de l’organisme par un diagramme de blocs a l’inconvénient d’introduire un composant qui n’en est pas véritablement un, mais qui envoie des entrées dans beaucoup de composants du graphe et qui reçoit toutes les sorties qui ne sont pas connectées aux composants internes à l’organisme : il s’agit du composant « environnement de l’organisme », noté E par Rosen1. Comme son statut n’est pas bien défini et qu’il est aux frontières des autres composants de par son comportement formel aux limites (avec des effets de bord si l’on peut dire), lors de la démonstration de théorèmes généraux, il oblige à des traitements à part qui complexifient les raisonnements, en les particularisant et en affaiblissant l’intuition qu’on en peut avoir. Il serait donc bon, pour Rosen, de disposer d’une représentation qui le fasse entrer dans le rang des autres composants. Comme on peut le voir, ce choix liminaire signale, plus que d’autres, que Rosen pourchasse ici la dispersion symbolique et recherche, comme son maître, l’unification.

Après avoir établi cette liste des difficultés inhérentes à la représentation par diagrammes de blocs, Rosen signale qu’en théorie toutefois, il ne serait pas impossible de complexifier le graphe en vue de leur règlement. Mais il expose contre cela un argument, selon nous décisif, pour la justification du passage à un autre type de représentation mathématique :


« Bien que nous puissions, dans une certaine mesure, passer outre les difficultés que nous avons mentionnées par l’introduction d’un certain nombre d’astuces techniques, la théorie qui en résulterait aurait perdu la clarté intuitive qui constituait une grande partie de son attrait. »2
Cet argument nous paraît très important puisqu’il indique nettement le moment où, selon Rosen, il devient plus utile, en biologie théorique, de renoncer au caractère aisément visualisable des formalismes que l’on défend. Autrement dit, il nous révèle, par là, deux choses. Premièrement, il avait auparavant lui-même choisi une première représentation formelle par diagramme de blocs parce que l’intuition visuelle pouvait y soutenir l’abstraction mathématique. Deuxièmement, on doit selon lui abandonner un formalisme non pas précisément lorsqu’il ne permet plus aucunement de représenter une complexité biologique supplémentaire qu’on voudrait lui voir traiter (il est en fait souvent possible en théorie de pousser un formalisme dans ses retranchements), mais seulement à partir du moment où le gain que l’on aurait à l’utiliser dans ces nouvelles conditions devient nul par rapport aux formalismes plus abstraits auxquels on l’avait jusque là préféré. Le choix que fait Rosen pour l’abstraction mathématique paraît donc mûrement pesé en l’occurrence. C’est, selon ses dires, pour cette raison qu’il qualifie le contenu de son article comme étant l’exposé d’une « théorie de la représentation »3 des systèmes. Les représentations que proposera cette théorie devront cependant posséder un pouvoir de simplification et de clarification :
« On verra que, bien que la théorie qui résulte paraît être, au commencement, plus compliquée que le traitement précédent, nous pouvons formuler nos résultats, et même nos définitions, d’une manière plus simple, plus intelligible et plus précise que cela n’est possible au moyen d’un raffinement de notre autre approche. »1
Autrement dit, c’est en élevant d’un degré l’abstraction mathématique de la représentation des organismes vivants que l’on pourra, assez paradoxalement, retrouver la possibilité d’en intuitionner les comportements de façon formelle, générale et précise. Du moins est-ce ce que Rosen espère. Il est très vrai que la « théorie des catégories » appelée également la « théorie des équivalences naturelles »2 a précisément été conçue pour mettre au jour les « transformations naturelles » qui laissent invariantes les bonnes constructions mathématiques3. Par construction, l’idée de « naturalité » qu’emploie la « théorie des catégories » n’a donc a priori pas grand-chose à voir avec la naturalité à laquelle sont confrontées les sciences de la nature. Mais Rosen suppose que, par analogie, les mathématiques semblant gagner toujours elles-mêmes à produire des théories plus abstraites sur leurs propres théories déjà existantes4, il y a lieu de s’attendre à ce que le fait de s’élever, par abstraction mathématique, au-dessus de l’application de la topologie graphique soit également fécond pour la biologie théorique. En ce sens, ce que propose Rosen est une biologie mathématique du second degré, si l’on peut dire, puisqu’il s’agit d’y abstraire et d’y purifier une représentation théorique déjà existante. C’est pourquoi, encore une fois, il nomme sa suggestion une « théorie de la représentation ».

En effet, si on considère un composant M qui reçoit plusieurs entrées mais qui n’émet qu’une seule sortie, on peut noter Ai (i = 1, …, n) les n ensembles des différentes valeurs d’entrées possibles sur le composant M, et B l’ensemble contenant les valeurs de sortie possibles de M. Dès lors, on peut « regarder l’effet de M comme une application ou une transformation qui assigne à tout m-uplet (a1, …, an), ai Ai un objet défini b B »5. C’est-à-dire qu’on associe à tout composant M du graphe initial une application f telle que :


f : A1 … Am → B
C’est cette application associée qui devient la nouvelle représentation du composant M. Ce qui a pour effet immédiat de déréaliser ou, tout au moins, de déconcrétiser la notion ambiguë de « composant », et donc d’aller dans le sens préconisé par Rashevsky.

Ensuite, en généralisant et en omettant la restriction initiale à une seule sortie, on peut considérer que B est remplacé par un ensemble de sorties admissibles Bk. Et à chaque sortie Bk de M, on associera une application fk de même forme que précédemment. De façon plus générale donc, tout composant M est alors représentable par un ensemble d’applications (f1, …,fk,… fn) du produit cartésien A1 … Am sur l’ensemble des valeurs de sortie B et où n est le nombre de sorties de M1. À ce niveau-là, Rosen fait remarquer qu’il y a déjà un gain intuitif indéniable :


« Nous pouvons observer que le fait de regarder un système biologique comme un ensemble d’applications incorpore la plupart de nos notions intuitives au sujet de ces systèmes d’une manière extrêmement naturelle. »2
Autrement dit, l’intuitif se retrouve « incorporé » dans l’abstractif de deuxième niveau. Pour nous en convaincre, Rosen rappelle la définition d’un foncteur covariant :

La théorie des catégories


En 1945, Samuel Eilenberg et S. Mac Lane publient un article retentissant dans les Transactions of the American Mathematical Society : « General Theory of Natural Equivalences ». Il s’agit d’y présenter une théorie mathématique qui généralise et serve à traiter avec le même ensemble de concepts des notions comme celle d’isomorphisme, valant en algèbre, ou celle d’homéomorphisme3, valant en topologie algébrique. Eilenberg et Mac Lane définissent pour ce faire une catégorie. Elle consiste en cet ensemble de données4 :
1- Une collection d’objets qui seront désignés par A, A’, …

2- Une fonction assignant à chaque paire (A, A’) d’objets dans la catégorie, un ensemble que l’on appelle H (A, A’), et dont les éléments sont appelés des applications ou transformations5. f étant un élément de H (A, A’), on dit que A est le domaine (« domain »)6 ou source7 de f, et A’ la portée (« range ») ou le but (resp.) de f.

Rosen commente ces premières données en disant qu’il s’agit là en effet du minimum exigible que l’on doive se procurer pour construire la théorie d’un ensemble d’applications : des objets mathématiques sur quoi agissent des applications et ces applications elles-mêmes. La définition de la catégorie ne s’arrête pourtant pas là sinon elle n’aurait pas d’intérêt opératoire. Il est en effet nécessaire d’introduire des moyens de « combiner » ou de « composer »8 ces applications. Ainsi on va construire une sorte d’algèbre sur ces applications f pour les comparer entre elles ainsi que les structures qu’elles dessinent.

3- Dans une catégorie, il doit donc aussi exister une fonction appelée composition qui assigne à toute paire (f, g) d’applications telles que f H(A, A’) et g H(A’, A’’) un application gf dans l’ensemble H(A, A’’)1. On obtient alors un diagramme commutatif entre A, A’ et A’’2. Rosen identifie ce diagramme à son précédent diagramme de blocs.

Pour que le concept de catégorie soit applicable aux notions que l’on connaît déjà, il faut enfin y adjoindre trois axiomes : toute application d’une catégorie doit n’avoir exactement qu’un domaine et qu’un seul champ, la composition d’application est associative et, enfin, il existe une application identité iA de tout objet A sur lui-même. Dès lors on peut définir une sous-catégorie : elle conserve l’application identité, la composition entre applications, comme les domaines et les portées de ses applications3.
Si A et B sont deux catégories (voir encadré), un foncteur covariant T de A sur B est une paire d’applications qui à tout objet de A associe un objet de B et à toute application de A associe une application de B, et où T( gf) = T(g) T(f), et T(iA) = iT(A). Un foncteur est fidèle si T(f) = T(g) implique que f = g, et si, lorsque gf = iA, et que l’on a de plus T(A) = T(A’) et T(f) = iT(A), cela implique que A = A’. Dans ce dernier cas où gf = iA, g et f sont appelées des équivalences des objets A et A’. Si A est une catégorie de groupes, ce sont des isomorphismes, si elle est une catégorie d’espaces topologiques ce sont des homéomorphismes4. Enfin une catégorie est dite enchâssée (« embedded »)5 en une autre catégorie B par un foncteur T, si T est un foncteur fidèle de A sur B6. L’image de A, notée T(A), est alors une sous-catégorie de la catégorie B.

Eilenberg et Mac Lane montraient alors le théorème suivant : « toute catégorie abstraite A peut être enchâssée dans la catégorie S dont les objets consistent en tous les ensembles de la théorie des ensembles et dont les applications rassemblent la totalité des applications de plusieurs de ces ensembles sur un seul ensemble (« many–one mappings »)7. Ce théorème est important pour Rosen car il permet de remplacer les objets d’une catégorie par un ensemble équivalent au regard de la théorie des catégories. Ce qui autorise la définition d’unions, d’intersections d’objets, etc., et oriente en effet le formalisme vers la prise en compte intrinsèque des relations multilatérales telles qu’elles caractérisent l’organisme.



« Diagramme de blocs abstrait » et « forme canonique » du système équivalent

Après ces nécessaires rappels de la théorie mathématique, Rosen peut enfin passer à l’adaptation de la théorie mathématique à l’objet qui le préoccupe. Pour ce faire, il suffit de partir d’une catégorie quelconque et de remarquer que l’on peut construire à partir d’elle un graphe orienté, ou ce qu’il appelle un « diagramme de blocs abstrait » (« abstract block diagram »1), en y choisissant certains objets comme certaines des applications de ses objets les uns sur les autres. À chaque objet choisi correspond un sommet et à chaque application correspond une arête orientée du graphe. Deux objets seront connectés dans le diagramme s’il existe une application choisie qui inclut l’objet de départ dans son domaine et l’objet d’arrivée dans sa portée.

Dès lors Rosen insiste sur le fait que chaque composant du système est désormais représenté par une collection d’applications dans le diagramme et dont toutes possèdent un domaine commun2. Puis il met l’accent sur l’idée que l’on peut considérer n’avoir affaire ici qu’à des ensembles avec toute la souplesse que l’approche de la théorie des ensembles peut donner. Ce faisant, Rosen répond bien aux critiques de son maître Rashevsky et en opérant un peu de la même façon que lui : il a montré que son approche par les catégories pouvait, au moins en théorie, englober l’approche topologique ensembliste des objets biologiques que préconise par ailleurs Rashevsky. De plus, on ne peut plus l’accuser de découper le corps vivant en parties physiques amorphes au détriment du caractère relationnel et fonctionnel de l’organisme puisque le terme de « composant » est remplacé par celui d’« objet » d’une catégorie, et on peut montrer par là que cet « objet » est conceptuellement équivalent à un « ensemble » pris dans la catégorie générale de la théorie des ensembles. Rosen s’attarde sur ce qu’il appelle cet effet d’inversion dû au passage aux catégories : les sommets sont devenus des collections d’applications, les flèches sont devenues les objets de la catégorie. Il montre ensuite aisément comment cette nouvelle représentation supprime les difficultés que rencontrait le diagramme de blocs (unicité des entrées et des sorties des composants, existence du composant environnement)3.

Par la suite, Rosen tâche d’employer la formulation en catégories pour représenter la transformation d’un système biologique au cours du temps. Mais avant cela, il s’agit de se donner les moyens de simplifier au maximum la représentation sous forme de catégorie d’un diagramme de blocs abstrait car pour chaque diagramme, il existe a priori un grand nombre de catégories qui pourraient lui convenir. Mais ces catégories possèdent en général un nombre d’applications et d’objets souvent inutilement élevé. On peut ainsi mettre en évidence l’existence d’une forme canonique (ou minimale) de cette représentation catégoriale au moyen d’un procédé de factorisation4. On dispose alors d’une représentation qui est au plus près de ce que l’on sait du système. Comme de plus, dans ce formalisme, les entrées et sorties sont traitées une à une comme des « objets » de la catégorie, il est théoriquement possible d’y faire intervenir explicitement les décalages temporels tels qu’ils existent dans les systèmes biologiques réels. Mais Rosen ne parvient à prouver aucun résultat général en ce domaine : on peut simplement montrer que lorsque certains composants du système présentent des sorties défectueuses, il est possible que le système se « contracte » sur un sous-système et que des effets d’empoisonnement interviendront parfois dans ces conditions pour un autre composant5. Le résultat sur ce point est donc décevant car l’apport théorique est maigre au regard de la méthode de formalisation antérieure. Enfin, Rosen utilise la notion de foncteur (à laquelle il est obligé d’ajouter des propriétés supplémentaires) pour se donner un outil de comparaison entre organismes tel que celui que Rashevsky s’était donné avec le principe de l’épimorphisme. Il arrive ainsi à montrer que l’image par un foncteur fidèle d’un « diagramme de blocs abstrait » valant pour un système biologique de départ est un autre « diagramme de blocs abstrait » pouvant valoir pour un autre organisme dit équivalent au premier. Mais Rosen avoue ne pas avoir les moyens de montrer si l’équivalence biologique (fonctionnelle) entre organismes est directement traduisible en termes d’équivalence catégoriale mathématique via un foncteur de ce type. Dit autrement : il ne sait pas si le diagramme des équivalences biologiques et mathématiques commute. C’est selon lui un problème très difficile. Le gain sur ce point est donc là encore très mince.



Confirmation par la théorie des « réseaux de neurones » et la « théorie des automates » : application de la théorie des catégories et fin

Ce qui est tout à fait singulier, mais cohérent, dans le propos de Rosen, c’est le fait qu’il ne présente pas son travail comme l’application ou l’extension de la théorie des automates ou des neurones formels, mais plutôt comme une théorie de ces théories. Comme Rashevsky avait voulu « s’assimiler » sa première proposition théorique et la cybernétique, Rosen veut « s’assimiler » les formalismes modernes issus de l’ordinateur et qui s’imposent à lui. Il veut les « digérer » en quelque sorte, en faire abstraction, au sens propre comme au sens figuré, pour ne plus en dépendre. C’est la raison pour laquelle son second article de 1958 se conclut sur l’adaptation de ce qu’il appelle « la théorie générale des automates de McCulloch-Pitts-von Neumann » à sa « théorie de la représentation » des systèmes au moyen des catégories. Et il parvient en effet assez simplement à montrer qu’un automate général au sens de von Neumann, consistant en un réseau d’automates1 à une entrée, peut être représenté comme « une application [de catégorie] dont la portée est l’espace A = {0, 1} du jeu de pile ou face et dont le domaine est le produit cartésien de A avec lui-même, pris un nombre de fois égal au nombre d’entrées dans l’automate »2. Ainsi, un automate général peut toujours être représenté par un « diagramme de blocs abstrait » dans une catégorie convenablement définie.

Pour Rosen, l’automate général est une confirmation, « empirique » pourrait-on dire, une « illustration » dit-il3 lui-même, de sa théorie de la représentation. Car l’aspect graphique (au sens de la théorie des graphes) de la « théorie générale des automates » de von Neumann est, selon lui, une conséquence du formalisme plus général qu’il a adopté lui-même avec la théorie des catégories. Pour lui, de même qu’aux yeux de Rashevsky les antibiotiques auraient pu être prédits par la biotopologie, la « théorie générale des automates » aurait pu être entièrement dérivée in abstracto du point de vue catégorial qu’il propose. La théorie des automates n’apparaît donc pour lui ni nécessaire ni décisive.

Il n’en demeure pas moins que le succès que Rosen obtient est finalement très mitigé par rapport aux espoirs qu’il avait fondés en cette nouvelle théorie mathématique. Même si Rashevsky est admiratif, notamment devant les nouveaux théorèmes que son élève démontre pour l’occasion (il citera d’ailleurs souvent ce travail), les dernières pages du second article de 1958 ne parviennent pas à effacer l’impression que les problèmes les plus importants ne sont pas beaucoup mieux traités par ce formalisme que par les précédents. Devant le faible gain qu’apporte en définitive à la biologie théorique cette approche catégoriale, Rosen ne continuera pas à la développer et ses collègues n’y feront que peu d’emprunts1. Mais cela lui sera une leçon dans sa réflexion ultérieure sur notre faculté de représenter formellement les systèmes biologiques. Nous n’en dirons pas plus ici sur sa carrière2. Mais qu’il nous suffise de préciser que dans son ouvrage posthume de 2000, il reprendra le même formalisme que celui de son premier article de 1958 mais pour servir à une toute autre démonstration3. Significativement, en 1964, Rosen publiera encore un article sur les systèmes biologiques abstraits conçus comme « machines séquentielles »4. Depuis les publications du mathématicien américain S. Ginzburg, en 19625, il avait en effet été suggéré que le terme antérieur de « boîte noire » soit remplacé par celui, plus précis, de « machine mathématique séquentielle ». Mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là, pour Rosen, d’une sorte de retour à la représentation mathématique (inspirée par la technologie et la théorie des automates) telle que celle à laquelle il avait eu recours dans son premier travail.

De son côté, avec du recul, et alors qu’il a quitté l’université de Chicago (en 1965) pour sa retraite et pris un poste au Mental Health Research Institute de l’université du Michigan – Ann Arbor, Rashevsky constate que cette approche par la théorie des catégories (qu’il cite et admire toujours) n’a finalement pas résolu un problème pour lui encore essentiel : celui de la représentation mathématique de ces relations à la fois multilatérales, complexes d’un point de vue temporel et qui caractérisent le fonctionnement d’un organisme6. Elle a certes eu l’intérêt de montrer que l’on pouvait employer un formalisme mathématique encore plus général que celui de la topologie. Mais elle n’a pas eu d’autres applications que celle que Rosen avait su trouver à la fin de son article dans sa dérivation de la théorie des automates7.

Reconnaissance tardive de la « modélisation mathématique » par la tradition de la biophysique théorique (1960)

Nous avions remarqué qu’à partir de 1954, Rashevsky s’emploie à désigner les travaux antérieurs de la biophysique comme autant de « modélisations physico-chimiques » de la réalité biologique. Jusqu’en 1960, il ne sera donc jamais question, dans ses écrits de « modélisation mathématique », proprement dite. Car au moment où, sous l’influence grandissante de son désir de trouver des grands principes biologiques (relancé par les travaux de Cohn), il met en place sa biotopologie, les mathématiques ne sont pas du tout interprétées par Rashevsky comme un médium au moyen duquel on modélise. Mais, plus fondamentalement et donc moins superficiellement selon lui, les mathématiques sont interprétées comme le seul langage dans lequel on peut produire une théorie du réel biologique qui soit précise et testable. C’est le langage même des théories. L’expression « modèle mathématique » aurait donc été un oxymore, une contradiction dans les termes. Là s’exprime un mathématisme encore non feuilleté, si l’on peut dire. Entre 1954 et 1960, la théorisation mathématique directe est effectivement fermement opposée à la conception de modèles physico-chimiques. Dans la perspective de la biologie relationnelle, ces derniers sont réputés par Rashevsky et ses collègues (dont Rosen) ne valoir que pour des cas particuliers ; ils figurent autant de réalisations plausibles mais toujours révisables des fonctions organiques réelles. On produit un modèle physique lorsque l’on veut représenter mathématiquement une fonction organique séparée afin d’en prédire l’évolution. On a alors la possibilité de rendre métrique cette représentation. Ce qui permet de donner une prédiction précise. Mais, ce faisant, on isole indûment (à la fois spatialement, temporellement et fonctionnellement) cette fonction du reste de l’organisation de l’être vivant et l’on ne dispose pas de la possibilité d’en rendre raison ni donc d’en prédire l’existence même dans l’organisme. Les modèles physiques s’occupent donc de prédire quantitativement le comportement de ce qu’ils ont auparavant représenté partiellement et par un formalisme métrique. Ils supposent connue l’existence de certaines fonctions et de certains fonctionnements. Mais ils ne sont pas capables de prédire une existence. En ce sens, ils n’expliquent pas la raison d’être des organismes ni de leurs propriétés. Au contraire, au principe de l’épimorphisme topologiquement exprimé, revient le mérite de cette explication. C’est en ce sens que cette nouvelle mathématisation est réputée représenter directement, c’est-à-dire sans le soutien d’un modèle physique, ce qui est qualitatif donc essentiel dans l’organisme.

Or, souvenons-nous que c’était au départ face à la difficulté de produire une théorie physico-chimique de la morphologie et de la morphogenèse des êtres vivants que Rashevsky avait fait, à partir de 1944, une première entorse à son réductionnisme physicaliste. Il avait introduit une sorte de niveau intermédiaire pour la mathématisation : une mathématisation directe de ces qualités génériques que l’on trouve intuitivement présentes chez tout organisme (d’où sortira le « principe de la conception optimale ») et qui serait à situer entre la mathématisation physico-chimique microscopiquement orientée et la mathématisation abstractive ou statistique qui se trouve être populationnelle et macroscopiquement orientée. Or, en 1954, ce sont ces qualités manifestes, intuitives, caractéristiques du vivant, qu’il pense devoir désormais directement saisir dans ses formulations topologiques. Ce qui était d’abord intuitif et global est bien en fait ce qui sera réputé être, à ce moment-là, le plus profond et le plus fondamental dans l’organisme, puisque le plus partagé à travers le monde organique.

C’est qu’il n’a cessé en fait de supposer l’unité, sous un ou sous quelques principes généraux, de ce monde organique. Et c’est bien le sens final qu’il donne à l’expression qui lui est chère « The organism as a whole ». Or, le principiel, une fois mis en avant et directement mathématisé, ne pourra plus passer que pour du théorique et non pas pour un modèle parmi d’autres. Voilà, selon nous, la raison précise pour laquelle cette mathématisation directe de l’organique est encore bien loin d’être simplement conçue comme une forme nouvelle de modélisation par la tradition biophysique d’avant 1960. Selon Rashevsky, c’est une théorisation, c’est même la théorisation par excellence du biologique en tant que tel.

Le passage à la reconnaissance définitive de l’existence d’une « modélisation mathématique » par l’école de biophysique de Rashevsky ne se fera donc qu’un peu plus tard, à partir de 1958, en particulier face aux premiers travaux (brillants par leur force théorique mais aux succès bien relatifs) de Robert Rosen. Pour que cette expression ne soit plus un oxymore, il a en effet fallu quelques déplacements supplémentaires décisifs. C’est bien à la suite de l’onde de choc qu’a fait subir à Rashevsky et à son entourage la publication des travaux de Rosen que l’expression de « modèle topologique » est entrée en usage. Autrement dit, avec Rosen, Rashevsky découvre que le langage de la théorie par excellence, les mathématiques, peut être utilisé à d’autres fins qu’à la théorie. À sa grande surprise, Rashevsky découvre que les mathématiques sont feuilletées. Elles peuvent en l’occurrence ne pas se réduire au seul énoncé théorique des principes biologiques généraux. Au contraire, une axiomatique mathématique, même très abstraite, peut être mise au service d’une représentation mimétique structurelle sans qu’il y ait pour autant la médiation d’un substrat physique. Avec le « modèle topologique » de l’organisme, Rashevsky rencontre donc son premier « modèle mathématique » au sens strict. Mais c’est la publication de Rosen sur la théorie des catégories qui va achever ce processus de reconnaissance des modèles mathématiques, cette fois-ci dans leur diversité, par l’école biophysique de Rashevsky. Car, en ne faisant de l’approche par automate ou par graphes topologiques que des approches mathématiques parmi d’autres et pouvant toujours être subsumées sous une théorie mathématique plus abstraite, Rosen démontre à Rashevsky et à ses collègues biophysiciens qu’à l’intérieur même des mathématiques, on peut considérer qu’il y a des théories mathématiques plus abstraites que d’autres. Alors même que sa contribution pour le savoir théorique proprement dit de la biologie est maigre (sans même parler de son apport pour la science opérationnelle…), Rosen, en mettant en perspective et en « concrétisant » l’approche topologique de Rashevsky comme les diverses mathématisations directes (venant de la technologie des circuits, de la cybernétique ou de la théorie générale des automates) qui lui sont contemporaines, rend définitivement pensable la méthode des « modèles mathématiques » en biologie théorique, même pour la déjà vieille école de biophysique théorique. Sa « théorie de la représentation », en échouant à évincer les autres, en montre en revanche l’irréductible diversité comme la contingence. Les modèles mathématiques sont alors conçus comme des représentations mathématiques partageant ces dernières caractéristiques (diversité et contingence) avec les modèles physico-chimiques. Une représentation mathématique devient un « modèle mathématique » lorsque quelque chose de concret et de non totalement généralisable théoriquement peut y être perçu.

Rosen a finalement mis au jour et devant Rashevsky le fait que la gradation concret-abstrait se poursuit encore et continûment dans les mathématiques mêmes et que le rêve d’une mathématisation directe qui soit directement en prise avec l’essence des choses biologiques était peut-être une chimère. C’est la raison pour laquelle sa théorie des représentations se muera finalement en une théorie des analogies et de la modélisation mathématique1.



Une autre preuve de l’érosion de la résistance : la nature transitoire des modèles mathématiques

Pourtant, Rashevsky ne suivra pas son élève tout à fait jusque là2. À partir de 1960, il accepte bien de parler de « modèle mathématique ». Et cela est nouveau. Mais il lui voit toujours peu ou prou un fondement physico-chimique. Le « modèle mathématique », ce n’est finalement pour lui que l’aspect mathématique d’un modèle physico-chimique ou d’une formalisation mathématique directe qui s’est avérée encore non principielle, donc non théorique. Dès lors, ce qui le préoccupe, dans sa dernière édition de Mathematical Biophysics (1960), c’est que l’on ne dispose pas, pour l’heure, de théorie mathématique unitaire qui traiterait les « activités intégrées »3 de l’organisme conçu comme un tout alors qu’il s’agit peut-être de « la manifestation la plus essentielle de la vie »4. Parce qu’ils ne prennent pas en compte cette intégration des fonctions organiques, les « modèles mathématiques », pour Rashevsky, restent toujours plus ou moins fondés sur des principes physiques alors qu’il faudrait des principes biologiques authentiques (qui resteraient certes en droit réductibles aux principes physiques). À ce titre, les « modèles mathématiques » actuels de la biologie (qui sont donc encore des modèles « physico-mathématiques » pour lui, mais rendus plus labiles par la contingence entre-temps reconnue des formalisations mathématiques) possèdent essentiellement une « nature transitoire »5. Selon Rashevsky, les « modèles mathématiques » sont des interprétations passagères et partielles des principes théoriques, généraux et encore très hypothétiques que recherche la biologie théorique. C’est la raison pour laquelle ces modèles ne peuvent s’appuyer le plus souvent que sur les principes qui sont véritablement reconnus, à l’heure où il parle : ceux de la physique. Ce n’est donc finalement que pour une raison accidentelle (et selon lui appelée à disparaître) que les modèles mathématiques de la biologie restent en même temps des modèles physico-mathématiques. Car, de son point de vue, la physique dispose déjà de ses propres principes, notamment avec les principes de Newton (relation fondamentale de la dynamique) ou avec la théorie de la Relativité Générale d’Einstein6. C’est pour cela qu’elle est mathématiquement théorisée. On y voit différents modèles se succéder, mais les principes, eux, demeurent.

Tel est finalement le modèle des modèles auquel se tiendra Rashevsky pendant toutes ces années 1960 : les « modèles mathématiques » de la biologie seront de véritables modèles biologico-mathématiques (et non plus « physico-mathématiques ») le jour où une théorie biologique nous fournira de véritables principes mathématiques de la biologie, stables et universels comme ceux de la physique. Alors la dispersion des modèles sera peut-être enfin contenue. Dans le même temps donc, la biophysique de l’ontogenèse, en se muant en une biotopologie et en une biologie relationnelle, aura développé des trésors de stratégies spéculatives pour marginaliser, en se les assimilant, les modèles à ordinateurs, ou automates, comme les modèles sur ordinateur. Les auteurs dont nous avons parlé ici ont trouvé leur planche de salut en puisant dans des ressources mathématiques nouvelles mais pour asseoir un point de vue ancien et pour le défendre dans un horizon quasi exclusivement spéculatif. Cependant, ils n’ont pas été les seuls à vouloir résister à la dispersion à quoi semble mèner irrévocablement la modélisation du vivant et des formes.


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