CHAPITRE 15 – La dispersion pragmatique assumée : l’école de modélisation française et la morphogenèse
Nous n’allons pas bien sûr présenter ici tout le contexte français de la modélisation mathématique en biologie à la fin des années 1960, même si ce travail serait sans doute très instructif et profitable. Notre regard restera à terme toujours orienté vers le cas plus particulier de la modélisation de la forme des plantes. Mais, nous allons évoquer tout de même les caractères généraux d’un personnage emblématique des développements de la modélisation dans la France d’après-guerre, ceux de Jean-Marie Legay. Outre le fait qu’il a joué un rôle central dans la promotion de la modélisation mathématique, il se trouve de surcroît qu’une partie de ses recherches a porté sur la modélisation de la croissance des formes ramifiées et des plantes. C’est donc à ce double titre qu’il intéresse notre enquête. Précisons en outre que nous évoquons cette figure nationale dès maintenant, c’est-à-dire après avoir présenté et réfléchi sur la dernière formulation des travaux et de l’épistémologie de Rashevsky et de ses collaborateurs comme de certains de ses disciples, parce que le travail de Legay, dans le cas précis de la modélisation de la croissance des plantes, doit être interprété comme une reprise critique de l’approche du biophysicien américain par un modélisateur davantage habitué, car initialement formé dans cet esprit, à manipuler l’outil statistique. À l’occasion de divers colloques et de quelques visites, Legay a de surcroît personnellement connu et fréquenté Rashevsky. Mais, du fait de sa pratique expérimentale comme du fait de sa position philosophique singulière, Legay sera rapidement amené à infléchir cette épistémologie biophysique des modèles mathématiques. Car, pour l’expérimentateur qu’il est, les productions spéculatives de Rashevsky seront autant d’outils pour interpréter l’expérience mais non pour se faire une image théorique de la nature. Elevé au départ dans la tradition de recherche de lois quantitatives à la manière de Teissier, Legay hérite en effet aussi et surtout très fortement de la biométrie anglo-saxonne et des méthodes de la génétique comme des pratiques agronomiques de sélection sur le terrain. Mais, par là, comme Teissier lui-même, il hérite également, et dans la continuité de l’esprit de Claude Bernard, d’une forte attention au niveau plutôt physiologique que physique des phénomènes vivants. Enfin, par sa fréquentation de certains chercheurs d’Europe de l’Est particulièrement impliqués dans la cybernétique, il aura l’occasion de prendre contact avec ce que nous avons appelé le deuxième lieu de naissance de la pratique des modèles mathématiques : la théorie des rétro-contrôles et la théorie de l’information.
À la fin des années 1960 donc, plus qu’un autre, Legay se trouve à la croisée des trois significations séminales de la modélisation mathématique en biologie : la signification statistique et informationnelle, la signification théorique des biophysiciens et la signification cybernétique axée sur les boucles de rétro-contrôle et sur la notion de système. Cela l’amènera à produire une conception toute particulière de la modélisation mathématique. Or, nous montrerons qu’une telle conception, construite par lui de façon informée, consensuelle et subtile, présentera tout de même par la suite l’inconvénient de ne pas favoriser, en France, l’émergence d’une culture de la simulation informatique dans la biologie ou l’agronomie. C’est qu’il n’y aura de fusion possible pour ces trois traditions que dans la mesure où premièrement le modèle mathématique se verra confirmer son caractère abstractif et condensant et où, deuxièmement, et là prendra sa source l’originalité française de l’épistémologie des modèles, sera fortement niée sa qualité de représentation. Le modèle, conçu dès le départ comme une abstraction perspectiviste, vaudra en acte, pragmatiquement, pour un objectif donné et bien circonscrit. Il n’y aura pas à imaginer de modèle général pour une situation biologique quelle qu’elle soit. Seuls des modèles particuliers adaptés à une situation, à un objectif et à des données précises seront considérés comme valables.
De façon significative et compréhensible pour nous a posteriori, c’est Legay qui sera parmi les premiers à inciter la recherche française d’après-guerre à rattraper son retard en modélisation mathématique. Mais il choisira de le faire en fusionnant en quelque sorte ces différentes approches du fait de sa propre pratique et eu égard à sa perspective d’expérimentateur. Il aura ensuite l’occasion de diffuser sa position dans ses enseignements d’universitaire mais aussi dans ses différents manifestes grâce auxquels il popularisera, en France, l’expression de « méthode des modèles ». Car, dans les années 1970 et 1980, c’est encore lui qui sera appelé, en première ligne, à faire la promotion de la modélisation mathématique auprès des chercheurs et ingénieurs français en sciences de la vie et de l’environnement. Mais interrogeons-nous donc d’abord sur les motivations et les modalités de ce croisement peu commun.
De la génétique à l’agronomie – 1947-1950
Un certain nombre de publications existent déjà sur le parcours universitaire et la carrière de Jean-Marie Legay1. Nous ne rappellerons ou préciserons ici que les points essentiels de sa biographie qui, selon nous, permettent d’expliquer et de mettre en perspective la naissance de sa conception originale de la modélisation ainsi que le rôle qu’ont pu y jouer ses propres tentatives de modélisation de la croissance des organes et des plantes. Comme on peut le comprendre, nous ne rendrons donc pas prioritairement justice à ses apports en ce qui concerne les connaissances plus proprement biologiques, notamment dans la physiologie et la morphogenèse du ver à soie, ni non plus dans les problématiques de modélisation en dynamique des populations.
Jean-Marie Legay naît à Lyon le 9 août 1925, dans une famille « attachée au plus large humanisme »2 ainsi qu’il aimera à la qualifier plus tard. Il a donc exactement vingt ans le jour où la bombe atomique « Fat Man » est lancée sur Nagasaki3. Ce « cadeau d’anniversaire »4 représentera pour lui quelque chose de décisif à un double titre : sa confirmation dans son choix pour une carrière de chercheur en sciences, et en particulier en sciences de la vie, ainsi que sa confirmation dans sa sensibilité politique déjà formée et son attachement à construire la paix pour que rien de tel que le fascisme ne se reproduise mais que rien non plus de si terrifiant que la bombe atomique, produit par excellence de la science, soit employé de nouveau1. Il se prépare alors à des études d’ingénieur agronome. En parallèle, il a déjà commencé à faire son apprentissage politique auprès des communistes. En 1947, il est ingénieur agronome de l’INA (Institut National d’Agronomie) mais également diplômé de l’Institut de Statistique de Paris2. Les temps sont particulièrement durs pour une recherche française en pleine reconstruction. Les postes manquent. Legay commence sa carrière modestement, avec un stage de quelques mois pendant lequel il est sélectionneur de blé dur à Ariana en Tunisie. Il devient ensuite assistant stagiaire de génétique pendant un an auprès de l’INA. Titulaire d’une spécialisation en génétique végétale, il applique donc là les méthodes statistiques de la sélection génétique. À l’ISUP, Legay a notamment suivi les cours du statisticien Vessereau à une époque particulièrement fondatrice. D’un point de vue éditorial, en effet, il faut noter que 1947 est une année très faste pour l’introduction des méthodes de la statistique en France. C’est effectivement en cette même année 1947 qu’André Vessereau publie coup sur coup ses deux ouvrages classiques sur la statistique. Le principal, Méthodes statistiques en biologie et en agronomie, constituera un événement majeur dans les milieux de l’agriculture et de l’agronomie : il est le premier manuel complet et en langue française sur ce sujet. Il sera d’ailleurs cité3 et utilisé régulièrement comme ouvrage de base et ce pendant plusieurs décennies4. La même année, Vessereau publie également La statistique, un ouvrage d’initiation à la statistique en général, dans la collection Que sais-je ? des Presses Universitaires de France5. Legay bénéficie donc par là d’une initiation pédagogique de qualité comme d’une formation aux méthodes statistiques de la génétique et de la biométrie anglo-saxonnes. Vessereau présente en détail la conception des plans d’expérience et des méthodes d’analyse de variance, au sens de R. A. Fisher, et ce dans une visée plus spécifiquement opérationnelle, car située dans un cadre agricole et agronomique, plus que ce n’était le cas dans l’usage davantage biologique et théorique qu’en faisait Teissier avant la guerre. Enfin, en 1947 également, l’ouvrage général et de synthèse de Fisher lui-même est enfin traduit en français : Les méthodes statistiques adaptées à la méthode scientifique6.
Après la guerre, l’INRA est créé par la loi du 18 mai 1946. Legay souhaite vivement y être chercheur. Mais il ne trouve pas tout de suite la possibilité d’entrer dans cet institut. Dans ces années-là, en effet, l’INRA n’ouvre que très peu de postes. Il n’y a, en l’occurrence, aucun poste en génétique végétale. Finalement, en 1948, Legay parvient tout de même à entrer à l’INRA mais dans le département de zoologie… N’étant toujours pas titulaire d’un concours, il est d’abord soutenu temporairement par l’INRA : pour deux ans, il y devient ouvrier agricole à la station de sériciculture d’Alès (culture du ver à soie), station qui avait été conservée un peu par respect de la tradition depuis que Louis Pasteur y avait fait des travaux importants sur cet insecte. En 1950, Legay est enfin reçu premier à un concours d’entrée dans le département de zoologie, au titre d’assistant de recherche. Il reste dans le domaine de la culture du ver à soie et travaille dans cette même station d’Alès. Au départ, ce choix d’orientation tient essentiellement au fait qu’il n’est pas nécessaire à l’INRA de mettre en place un nouveau laboratoire. Legay y prend alors en charge des activités de sélection génétique et d’amélioration du ver à soie. C’est là qu’il prend goût à l’étude de cet insecte domestique. Le cas du ver à soie est en effet très particulier. À son sujet, comme Legay le rappellera souvent1, des générations d’hommes ont recueilli un savoir-faire, tout comme un certain savoir. Ce savoir s’est accumulé pendant des siècles, si ce n’est des millénaires, puisque les archéologues font remonter les premières activités de sériciculture en Chine à 5 ou 6000 ans avant Jésus-Christ2. Dans la décennie de 1950, le rôle de Jean-Marie Legay à l’INRA consiste à reprendre patiemment ces différents savoir-faire, à les éprouver expérimentalement et à les rendre plus rigoureux en les soumettant à des procédures de test statistique du type de ceux que Fisher et Vessereau préconisaient.
Il est intéressant de noter que Legay rencontre là pour la première fois la notion de « modèle mathématique »3, précisément dans ce contexte agronomique et statistique où il faut, non pas découvrir des régularités dans la complexité du monde vivant, mais seulement vérifier certaines idées préexistantes au sujet de certaines régularités et leur donner une rigueur au moyen d’une mathématisation et d’une quantification de leur crédibilité. Dans des problématiques semblables, il faut noter que Vessereau lui-même limite l’emploi de l’expression de « modèle mathématique » à la représentation du comportement hypothétique des interactions entre les facteurs en jeu au cours d’une expérience. Pour lui, comme pour Legay, l’approche de Fisher a mis en évidence le fait que la mathématisation (c’est-à-dire le désir d’accroître la rigueur) du savoir biologique et agronomique passait obligatoirement par une prise en compte de la variabilité des phénomènes du vivant en même temps que par une réduction ou un contrôle de cette même variabilité au moyen de « modèles » censés « représenter »4 hypothétiquement l’interaction entre les facteurs en cause. Là est tout l’apport de la biométrie. Le modèle sert alors de représentation juste suffisante (informationnelle comme nous l’avons appelée) pour rendre pertinente, en vue de ce contrôle opérationnel, l’information recueillie par les mesures de terrain. Pour Legay, comprendre cela devient rapidement fondamental, même s’il n’en concevra toutes les conséquences épistémologiques qu’à partir du début des années 1970 : d’une façon au départ très contre-intuitive mais, à la réflexion, compréhensible, le gain en rigueur pour l’expérimentateur passe par la prise en compte de la variabilité essentielle du vivant pour peu qu’on travaille à l’interpréter en la réduisant, notamment par la procédure fishérienne d’analyse de variance. Ainsi Vessereau écrit-il en introduction de son ouvrage principale de 1947 :
« L’expérimentateur qui opère sur la matière vivante, plantes ou animaux, se heurte à des difficultés que ne connaît pas, ou connaît à un bien moindre degré, le physicien de laboratoire. La grande variabilité des caractères étudiés, les nombreuses et incontrôlables causes qui peuvent les influencer, rendent suspect, a priori, tout résultat isolé. »1
Vessereau en conclut qu’il ne faut pas se contenter d’expériences isolées ni non plus les multiplier inconsidérément. Il faut en fait les « interpréter ». Or, l’interprétation passe selon lui par la répétition d’expériences similaires mais de telle sorte que cette répétition laisse a priori le plus libre cours à la variabilité naturelle résiduelle. C’est cette libre expression de la variabilité qui, paradoxalement, nécessite une méthode : celle des plans d’expérience de Fisher, avec sa randomisation. Ce n’est que lorsque l’on aura laissé cette variabilité s’exprimer le plus largement dans les expériences, puis qu’elle aura été assumée et prise enfin en compte dans le modèle statistique qu’elle pourra alors être connue, si ce n’est maîtrisée, et donc finalement soustraite en quelque sorte aux mesures (mesures qui seront donc réduites) afin que ces dernières deviennent à leur tour interprétables biologiquement. La rigueur du savoir est donc le résultat d’un traitement non trivial des mesures dans leur variabilité même. L’expérience isolée ne nous apprend rien en elle-même parce que ses aberrations ne sont pas purifiées en quelque sorte par la comparaison avec d’autres. Les expériences ont besoin de se neutraliser et de s’analyser mutuellement pour prêter à une interprétation biologique pleine et entière. La statistique préside à l’organisation de cette analyse réciproque. Et le modèle participe de cette grille d’interprétation. Dans ce rôle crucial pour l’interprétation2 de l’expérience, il supplée l’hypothèse théorique.
Au début des années 1950 Legay déploie donc ses activités d’assistant de recherche dans la sériciculture et travaille essentiellement dans cet esprit statistique et expérimental que nous avons rappelé. Mais il ambitionne dès le début de poursuivre sur une thèse. Une opportunité en ce sens va se présenter à lui qui va contribuer à infléchir sa première approche des questions biologiques vers des questions plus physiologiques.
Dostları ilə paylaş: |