Contre l’esprit analytique de la biométrie
En ce sens, attentif à la complexité des données de terrain, de Reffye se sent donc plus proche de l’esprit des biométriciens. Nous allons voir pourtant que, de façon décisive, il ne se réclame pas non plus directement de cette approche. Certes, l’avantage indéniable de la modélisation biométrique et statistique pour de Reffye est qu’elle ne traite plus la plante comme un « objet théorique ». Elle la traite comme un objet « individualisé et étudié dans sa morphologie propre »1. En phase avec les observations de terrain dans leur richesse, la modélisation statistique permet une conservation de la variabilité du matériau mesuré. De Reffye se réclame alors de l’article de Legay de 1971 qui porte sur l’architecture du gui. Souvenons-nous que dans ce travail, Legay discute de la valeur du modèle du flux de sève de Rashevsky2. Legay essaie de généraliser ce modèle en l’appliquant à tous les axes ramifiés des ordres 1 à n. Pour le valider, il a recours à de nombreuses mesures expérimentales, parmi lesquelles figurent la longueur, le diamètre et le nombre de ramification des rameaux de gui. Il pratique donc une approche de type biométrique : il présente les mesures sous forme de tableaux et les interprète en termes de statistique. Peu satisfait par la première forme du modèle de Rashevsky généralisé, Legay en propose une autre. Ce deuxième modèle lui est suggéré par les valeurs des mesures présentées dans ses tableaux. Quand on lit de près ces tableaux, il apparaît que, davantage que la section des rameaux, c’est leur volume qui se maintient approximativement constant. Or, le volume est intéressant pour Legay car il exprime une quantité de matière végétale alors que des rapports entre sections d’axes et de rameaux restaient purement géométriques. Le nouveau modèle se présente donc comme également explicatif au niveau physiologique et pas seulement comme descriptif ou explicatif au niveau physique. Legay en conclut que l’hypothèse sous-jacente à ce nouveau modèle serait que « la quantité de matière vivante qu’un organisme comme le gui est capable de synthétiser dans un temps donné [ici une année] est approximativement une constante »3. Pour lui, il est donc clair que ce deuxième modèle s’appuie sur la physiologie de la cellule. En même temps qu’il donne une loi approchée de la ramification, l’hypothèse qu’il comporte explique de façon intuitive (par la conservation de la productivité végétale) sa forme mathématique. Ainsi, ce modèle permet de passer de la constatation d’une morphologie à l’interprétation d’une physiologie, c’est-à-dire à une interprétation des processus physiologiques de croissance qui y conduisent4. Il plaide pour la distinction entre le niveau métabolique de l’organisme et le niveau physiologique cellulaire au profit d’une approche que nous avions dite « populationnelle ». Or, souvenons-nous que Legay termine son article par une discussion générale sur l’enseignement de ce type d’étude. Il y relativise le rôle du modèle car, pour lui, cela n’a pas de sens de se demander si le modèle de Rashevsky ou le sien est le meilleur. Les modèles servent à dévoiler une partie de la réalité, à mettre en évidence des « faits nouveaux ». Ce sont des instruments de recherche et de découverte, selon lui. Mais il ne peuvent aucunement se substituer à la réalité et c’est pourquoi aucun modèle ne peut dans l’absolu être dit « meilleur » qu’un autre. Legay s’appuie ainsi sur cette étude de l’architecture du gui pour affirmer qu’aucun modèle ne « peut décrire la réalité biologique dans toute sa complexité »5. Quels qu’ils soient, les modèles ne sont que des outils, c’est-à-dire des « instruments finalisés »6. Ils sont a priori orientés vers la détection et l’expression d’un seul aspect de la réalité : dans notre cas, soit une lecture métabolique au niveau organique, soit une lecture physiologique et cellulaire de la morphogenèse végétale. Il faudrait ainsi renoncer au projet de concevoir un modèle général de la ramification.
Or, il est très instructif de mettre en évidence l’interprétation que de Reffye fait de ce travail précis dans sa thèse de 1979. Elle révèle une grande distorsion, très symptomatique, en ce qui concerne l’enseignement épistémologique que l’on doit en tirer. Dans un premier temps en effet, il loue le travail de Legay pour cette approche empirique et inductive qui vise à recueillir sur la plante elle-même une architecture distincte. C’est bien cette méthode que de Reffye a également mise en œuvre. Selon lui, et c’est là encore une confirmation de l’importance de la botanique tropicale inspirant tout son travail, c’est la forme très spécifique du gui qui a incité Legay à effectuer des séries de mesures sur la plante elle-même. C’est cette architecture particulière qui l’a incité à avoir un regard neuf, sans prévention théorique, sur l’architecture végétale en général. Le gui se prête certes particulièrement bien aux mesures, comme le constatait déjà Legay, mais surtout sa forme architecturale est peu répandue et impose la conception d’une approche sans a priori réducteur. De Reffye admet ainsi que l’espèce végétale étudiée a la vertu d’orienter le modélisateur vers une approche plutôt que vers une autre. Il conçoit par là le fait que le caféier ait joué le même rôle à son égard.
Toutefois, dans un deuxième temps, de Reffye ne fait pas sienne cette idée que les modèles ne seraient que des « instruments finalisés ». Nous allons voir qu’il interprète en un tout autre sens que son auteur les résultats de l’article. Cela est d’autant plus surprenant que ces idées sont exprimées dans un paragraphe où il tient pourtant à manifester l’intérêt de cette étude. C’est qu’il ne retient des derniers mots de l’auteur que la critique qu’il fait des modèles proposés et non la critique de la notion de modèle en général. Avec Legay, de Reffye admet sans réserve que les modèles inspirés de Rashevsky sont insuffisants pour décrire la complexité du réel. Mais il refuse d’attribuer ce défaut à l’approche par modèles en général. Il se permet ainsi un contre-sens, sans doute volontaire, qui s’avère très révélateur pour nous lorsqu’il rend compte de la conclusion de Legay : « L’auteur conclut à juste titre qu’une simple loi comme celle de Rashevsky ne peut appréhender ‘les innombrables mécanismes de la ramification’ qui nous apparaissent sous leur bilan global. »1 Autrement dit, c’est la trop grande simplicité de la loi de Rashevsky qui est à incriminer pour de Reffye, alors que, pour Legay, c’est l’approche par modèle mathématique global qui est de toute façon sujette à caution, parce qu’elle est toujours par elle-même simplifiante. Ce que sous-entend clairement de Reffye, à l’encontre de l’opinion du biométricien Legay, c’est que rien n’interdit à terme d’affiner le modèle mais que de toute façon la modélisation de Rashevsky à elle seule est insuffisante. L’approche par modèles n’en est pas pour autant relativisée. Devant les mêmes résultats, les conclusions sont donc diamétralement opposées. De Reffye tire de cet article une conclusion épistémologique inverse de celle que tirait Legay.
On peut en fait comprendre pourquoi. Lorsqu’il écrit ces lignes, en 1979, de Reffye a déjà démontré la faisabilité d’un outil universel de simulation fine des plantes, sur la base de son approche par l’histoire des méristèmes et en vertu de la classification de Hallé et Oldeman. Il dispose déjà de son logiciel en HPL. Il a ainsi beau jeu de contredire à mots couverts l’article de 1971 et d’en infléchir la conclusion en sa faveur. Au regard de l’histoire des idées, il faut donc bien sûr considérer cette contradiction avec prudence : elle n’est pas le fruit d’une lucidité précoce et programmatique qui se révèlerait en effet fort peu commune pour l’époque. Mais, malgré sa formulation après coup, et de par son caractère conscient et approfondi, elle a le mérite de nous révéler clairement la nature des débats théoriques et méthodologiques sur le statut des modèles de croissance. Car on ne peut pas simplement croire que de Reffye s’est efforcé d’affirmer brutalement et sciemment, dès le début de ses recherches, le contraire de ce que pensaient alors la plupart de ses collègues biométriciens de Lyon puisqu’il n’a eu qu’une connaissance tardive de ces positions méthodologiques et épistémologiques. Il s’agit bien d’une sorte de rationalisation ou de légitimation a posteriori. En fait, nous avons là plutôt une confirmation de la totale indépendance d’esprit de de Reffye à l’égard de cette épistémologie des modèles qui s’était progressivement constituée en métropole au début des années 1970. Ce n’est pas une des moindres conséquences de son relatif isolement : pendant toute sa période africaine, de Reffye est sans aucun contact avec les agronomes modélisateurs de l’INRA ou de la DGRST. En conséquence, il ne voit pas de difficulté à se donner un modèle global (fractionné et de simulation) qui tende le plus possible à rendre compte visuellement et dans le détail de l’architecture végétale. N’oublions pas d’ailleurs que, fasciné par la réussite de la physique mathématique, il est toujours en recherche des « lois de la nature » mais qu’il pense qu’il faut en passer pour cela à une attention très fine à la variabilité et à la complexité des phénomènes naturels. C’est parce que de Reffye développe ses simulations sur le terrain, aux côtés des expérimentations agronomiques, donc en compétition directe avec elles, qu’il a le souci de la réplication botanique fidèle. Contrairement à Legay, il relègue donc au second plan l’explication physiologique ou biologique. L’horizon dans lequel les simulations de de Reffye prennent sens est avant tout de nature opératoire et non cognitif : son usage de l’ordinateur est étroitement associé au développement de simulations sur le terrain et qui viennent d’abord en complément des apports empiriques du terrain.
À bien y regarder, l’article de Legay n’a pourtant pas été sans quelque influence tardive sur les formulations de de Reffye, même si elle a été mineure. L’influence de cet article a pu jouer en quelque sorte a contrario. C’est comme malgré lui que Legay a pu conduire à une conclusion opposée à l’enseignement épistémologique qu’il voulait tirer de son analyse du gui. C’est en fait le seul mode de présentation des résultats, tel qu’il fut adopté par Legay, qui a confirmé une fois de plus, aux yeux de de Reffye, mais après coup, l’importance de l’approche stochastique et synthétique de la croissance des plantes. Cet article aurait donc stimulé une vision probabiliste des lois de croissance des végétaux. Et c’est là l’important. De Reffye écrit ainsi :
« Bien que l’auteur [Legay] n’ait pas donné d’interprétation probabiliste aux distributions observées, son travail contient toute l’information nécessaire pour simuler une population statistique de gui d’un ordre donné. »1
Alors que chez Legay, fidèle en cela à l’esprit de Teissier, ces tableaux n’avaient pour fonction que de nous faire approcher du modèle déterministe le plus pertinent, pour de Reffye, ils peuvent et doivent servir de sources de données pour la simulation stochastique. Legay ainsi ne traque dans ces tableaux que les valeurs moyennes : autrement dit, il assume dès le début le fait que son modèle approché ne sera vrai qu’en moyenne. Or, pourquoi ne considère-t-il que les moyennes si ce n’est parce qu’au fond, il attend toujours du modèle qu’il apporte avec lui une explication physiologique, explication que l’on puisse se représenter simplement en imagination ? Le modèle doit toujours témoigner d’une certaine explication des phénomènes cellulaires, même si c’est seulement de façon très approchée. C’est en cela qu’il doit servir d’instrument de découverte, d’« instrument intellectuel de recherche ». Ses remarques sur l’explication par la physiologie cellulaire et sur la crédibilité du nouveau modèle qui en découle l’attestent. Comment comprendre sinon cette divergence de lecture des mêmes tableaux de données ?
Pourquoi de Reffye ne tient-il pas le même raisonnement ? C’est parce que son objectif est essentiellement agronomique et parce qu’il sait déjà, depuis ses premiers travaux en Afrique sur le caféier, qu’il ne peut et qu’il ne doit pas s’en tenir aux comportements architecturaux moyens. Ainsi, il aperçoit dans ces distributions le moyen de remonter aux lois probabilistes qui les conditionnent. C’est à cette variabilité que de Reffye veut faire un sort, mais d’une manière fondamentalement différente de celle adoptée par la biométrie conventionnelle. C’est parce qu’il vise avant tout à développer un outil rapidement efficace sur le terrain qu’il oriente son modèle mathématique vers la simulation de la croissance et non vers l’explication à l’échelle physiologique des processus en cause. C’est parce qu’en tant qu’agronome, de Reffye a affaire à des individus qu’il se doit de conserver toute l’information qu’il possède, afin d’orienter une action sur le terrain1.
L’influence principale de l’étude de Legay réside donc tout au plus ici dans la façon qu’il a eu de présenter des données chiffrées concernant la ramification d’une espèce à l’architecture peu conventionnelle. Cette présentation de la ramification sous forme de fréquences en fonction de l’ordre a suggéré à de Reffye de conserver toute l’information sous forme d’une loi probabiliste. Là où il y a rupture avec l’approche de Legay, c’est dans l’usage des données statistiques : de Reffye, comme à son habitude depuis 1975 va remonter aux lois probabilistes pour les faire simuler sur ordinateur. Il ne s’en tiendra pas à la seule considération des moments de ces lois, c’est-à-dire au seul rôle de condensation de l’information que R. A. Fisher voulait voir tenir au modèle statistique et informationnel.
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