Autres techniques de départ
On a bien compris qu'à partir d'un certain état du groupe, tout peut faire départ. Il suffit de s'embarquer, par exemple, sur la dernière phrase qui vient d'être énoncée : « Je croyais être en retard » ou « Bon, d'accord » ou « Je te donnerai la réponse ce soir ». On peut aller écouter une phrase dans la salle voisine ; saisir au vol une réplique de téléphone ; écouter le silence; utiliser un message communiqué à un membre du groupe, bref tout peut servir de catalyseur.
Cette aptitude à coller à l'instant ce refus des recettes, cette ouverture à l'aléatoire constitue l'un des aspects les plus riches de cette façon de concevoir le « travail ». Elle sort les gens des habitudes et des processus consacrés. Elle les parachute en de nouvelles situations, ce qui les désarçonne parfois momentanément. Mais c'est seulement en secouant les routines que ce qui nous emplit si fortement peut trouver ses voies d'écoulement. Il le faut, si on veut sortir des chemins que l'on a été contraint de suivre et qui nous conviennent rarement. La totale possibilité de penser par soi-même, d'inventer ses formes d'expression et de traiter n'importe quel thème doit être utilisée à fond.
On ne sait vraiment pas ce qui peut arriver. Un certain matin d'avril, dans le prolongement de ce qui avait été réalisé la semaine précédente, j'avais apporté, à tout hasard, deux reproductions de peinture. Mais en attendant. l'arrivée de quelques attardés, un étudiant qui n'avait pas déjeuné se mit à grignoter des petits gâteaux sablés. Puis il fit touner le paquet pour la distribution. Cela donna une idée :
- « On écrit une ligne ou deux sur le biscuit et on passe au suivant ». On s'embarqua immédiatement sur cette idée folle, sans nullement se soucier de savoir ce qu'elle pourrait permettre. « Allez, on part, on verra bien ». Et à chaque fois, on voit beaucoup plus que ce que des prudents auraient pu imaginer. Le premier tour apportera divers développements : la composition du gâteau, sa nationalité nantaise, sa forme, sa couleur, le texte imprimé, mais surtout des allusions à sa dégustation. On proposa alors un second tour sur la saveur. Et ce fut suffisamment savoureux pour que l'on s'attaque, dans la foulée, à la dégustation « des bruits de bouche broyant un bon biscuit sablé ».
- Et les reproductions de peinture ?
- Il n'en était évidemment plus question. On s'était mis en marche sur un chemin, on n'allait pas se dérouter. »
Mais ce gâteau n'avait pas encore donné tout son jus. Alors, on termina par une description à la Ponge. Qui l'eût cru, ce biscuit de rien du tout avait réussi à alimenter toute une matinée. Et, à midi, une étudiante qui n'avait pas participé à la distribution initiale sortit de la salle, la bave à la bouche, pour se précipiter dans la première épicerie venue et y dévorer, séance tenante, un paquet entier de ces terribles biscuits sucrés.
Et moi, évidemment, j'avais remporté mes reproductions inutiles. Il faudrait insister sur ce point important: quand on n'a pas encore assez confiance, on peut préparer des techniques de recours. Mais il faut apprendre à renoncer très vite à ses projets. Et il est même préférable de ne pas en avoir. En effet, si on se prémunit ainsi, on sera tenté de recourir trop vite à ce que l'on a préparé. En fait, on ne pourra pas oublier qu'on l'a là, sous la main, prêt à servir à la moindre opportunité. Et tout sera trop facilement jugé opportunité. Non, il vaut mieux avoir confiance et s'offrir le cerveau nu à l'avenir immédiat. Si l'idée qui se présente n'est pas fameuse, celle qui suivra le sera car elle se nourrira de la faiblesse de la première. Et puis, on peut avoir une certitude, celle de l'existence permanente d'une pression d'expression. On peut se fonder sur sa puissance.
Pour détendre un peu le lecteur, je lui fournis l'un des textes produit ce matin-là. Non pas pour qu'il le consomme mais pour susciter en lui le désir de se précipiter, la bave à la bouche, sur toute faille de liberté.
LE PETIT SABLÉ
« Tu es prétexte à grignotement. Tu agaces. Tu n'es pas là pour la faim mais pour le passe-temps. On tue le temps quand on te tue. Tu occupes l'esprit. Comme la cigarette que l'on doit renouveler, tu peux devenir une drogue. Tu n'es pas /à pour la fin, mais pour la continuation. Tu emplis trop lentement le sac vide de l'estomac pour qu'on ne soit pas contraint de s'adresser à la chaîne de tes frères. C'est là ta revanche. Que tu savoures lentement.
Oh ! cet air emprisonné entre les molécules du gâteau. C'est ça le piège : il faut s'occuper de l'air et l'éliminer avant d'avoir accès à la matière vraie. C'est une destruction, une désagrégation, une désintégration vaine. On détruit, on brise, mais ça s'évanouit en poussière. Ça manque vraiment de tenue: une infime pression et ça y est, déjà ça cède.
Ce gâteau a de la longueur. Il ne sert qu'au bruit et qu'au sentiment d'émiettement infini. Les papilles croient enfin le saisir, mais ce n'est qu'une abstraction de gâteau.
A la fin de la séance, la langue passe son balai mouillé et ramasse toutes ces poussières maigres et stériles pour les jeter au trou béant du vide-ordures. Alors, dans une suprême habileté, l'amas de poussière se libère d'un suffisant souvenir de saveur sucrée pour que l'être dépossédé des jouissances attendues soit contraint de se remettre à travailler à la chaîne en attaquant un deuxième gâteau, un troisième... Et cela dure jusqu'à l'écoeurement...
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