1.19.L'homme, une seule espèce ?
J'ai entendu naguère un historien affirmer que l'histoire officielle ne concernait finalement qu'environ 10% de l'humanité180, ou des faits humains. Sur cette estimation, je considère - même si cette démarche est contestable - qu'un homme sur dix est pris en compte dans le bilan des bienfaits et des nuisances engendrées par le « progrès »181. Dans ce cas il n'est guère étonnant que l'amalgame soit fait, avec un accord quasi parfait entre progrès des connaissances et progrès humain, jusqu'à ne plus simplement parler que de progrès : ceux qui ont accès à la parole font partie bien évidemment de ces 10%, donc des privilégiés de l'histoire, comme auteurs et acteurs de cette vaste dramaturgie qu'est l'Histoire182.
Ainsi la partition de l'humanité, entre ceux qui comptent et qui ne comptent pas, est inscrite au cœur même de ce que l'homme a décidé de retenir de son histoire. Ce phénomène ne pouvait ensuite que s'accentuer avec la mondialisation des événements humains. La plus grave conséquence de cet état de fait est la montée du terrorisme, et l'énorme retentissement que les médias donnent aux actes les plus tragiques183.
Les médias et les responsables politiques parlent d'actes odieux, et non pas tragiques. La nuance mérite d'être soulignée. Un homme - ou une communauté humaine - juge odieux les crimes perpétrés par ses ennemis ; ses propres crimes sont tragiques, car, à ses yeux ils découlent d'une nécessité qu'il n'a pas voulue. Wotan doit sacrifier son propre fils, c'est un acte tragique ; Albérich s'approprie l'or du Rhin, c'est un crime odieux. L'intervention américaine au Viêt-Nam a été une tragédie, l'agression de l'Irak contre le Koweït a été odieuse. La vraie guerre, avec ses millions de victimes est une tragédie, le terrorisme et sa poignée de victimes est odieux !
Cette partition, on la retrouve avec des contours beaucoup moins nets, dans le domaine scientifique. La science présente en effet deux aspects :
- celui de constituer un corps organisé de savants, de chercheurs, soumis à une hiérarchie où la compétence scientifique n'est pas le seul critère de promotion184 ;
- celui d'être un univers d'hommes, de laboratoires, de théories en gestation185, d'écoles de pensées, de doctrines, de disciplines aux domaines mal définis. A ce niveau, il n'y a d'autres hiérarchies que celles de la compétence ; seuls sont écoutés ceux qui ont quelque chose d'intéressant à dire. C'est un monde immense secoué de turbulences, où règne désordre et anarchie, domaine de la pensée vivante, obéissant aux règles générales de l’évolution : ce sont les théories les mieux adaptées, qui à la suite de mutations successives finissent par s'imposer. Et pourtant, de ce creuset émerge la plus fabuleuse des architectures humaines ; des disciplines que tout séparent, se fondent, se fécondent mutuellement, s'éclairent mutuellement ; des hommes, bien qu'ils s'opposent, se dénigrent, s'accusent d'aventurisme, de conservatisme, agissent dans le même sens, coordonnent leurs efforts presque malgré eux...car ils s'opposent souvent tout en étant d'accord sur l'essentiel.
Mais n'est-ce pas ce désaccord et cet affrontement continus qui sont les vrais moteurs du progrès des connaissances ?
La science est manifestement le domaine où les hommes naissent le plus dramatiquement inégaux. Une insuffisance physique peut être facilement compensée par tout ce que la technique offre de prothèses, il n'y a pas de prothèse intellectuelle ! Comme dans les secteurs de l'activité humaine, l'égalité des êtres est un leurre qui ne peut tromper ; en science, comme ailleurs, il vaut mieux, pour réussir être beau, intelligent et fort186, et celui qui est laid, stupide et faible aura bien du mal à revendiquer la parole.
1.20.Céder la place
Siegfried a terrassé le dragon, il marche, guidé par l'oiseau vers la rocher de Brünnhilde ; Wotan lui aussi est en marche. A qui obéit l'oiseau ? Qui, dans l'ombre conduit inexorablement le destin du jeune héros ? Wotan lui-même187 ! Mais pour Wotan, le combat intérieur n'a pas cessé ! Siegfried est bien tel qu'il l'a désiré, mais il n'est pas lui-même, il est, dramatiquement l'autre. Ainsi, le dieu tente une dernière manœuvre pour échapper au destin qu'il s'est lui-même imposé, une dernière fois, il retourne vers Erda, utilisant le pouvoir qu'il possède encore. Il invoque la déesse, celle qui sait, la mère des Nornes qui sans relâche tressent le destin des hommes et des dieux. Que cherche-t-il au juste ? Pourquoi solliciter une aide alors qu'il sait qu'il est trop tard. Car enfin, il a laissé fuir Brünnhilde avec Sieglinde et Siegfried en son sein, puis a protégé son sommeil d'un rempart de feu, que seul Siegfried pourrait franchir, il a aidé celui-ci à reforger Notung, puis l'a, comme nous l'avons rappeler, guidé vers le rocher. Comment comprendre, qu'au dernier moment, il tente de tout arrêter ?
« Comment arrêter la roue qui roule ? », demande-t-il à Erda !
*
Céder la place, céder le pouvoir, l'homme en accepte aisément l'idée lorsque l'échéance est encore lointaine ; mais le moment venu, l'ultime pas n'est manifestement pas facile à franchir...et certains ne le franchissent jamais. Rappelons ce que disait Planck de la façon dont les idées scientifiques nouvelles finissaient par s’imposer :
« Les grandes idées scientifiques n'ont pas coutumes de conquérir le monde du fait que leurs adversaires finissent par les adopter peu à peu parce qu'ils finissent par se convaincre de leur vérité. Il est toujours très rare de voir un Saul devenir un Paul. Ce qui arrive le plus souvent, c'est que les adversaires d'une idée nouvelle finissent par mourir et que la génération montante s'y trouve acclimatée188.»
Le plus remarquable, à l'instar de Planck lui-même, c'est que ceux qui n'arrivent pas à renoncer à leur propre vision du monde sont souvent ceux qui ont été les initiateurs du changement. Planck postule le caractère discontinu de l'énergie, mais veut n'y voir qu'un artifice de calcul. Il donnera naissance à la théorie quantique qu'il n'acceptera, comme Einstein, qu'en désespoir de cause, parce que les succès de la théorie sont si prodigieux qu'elle balaie toute opposition cohérente. Et c'est à ce point qu'on peut établir une très profonde analogie entre Wotan et ces savants qui cèdent la place, mais sans jamais vraiment renoncer. Si bien qu'il faut peut-être rechercher les raisons d'un tel comportement au plus profond de la conscience humaine. Ce qui donne une apparence de vérité à l'élan vital, c'est la volonté de vivre et de survivre ; et cet instinct vital est présent dès les premiers pas de la vie ! Il est donc bien antérieur à toute forme de conscience. La conscience, dernier avatar de la vie, ne pouvait échapper à cette volonté instinctive de se perpétuer. La pensée, forme la plus subtile de la conscience se développe dans un milieu conceptuel - qui est l'équivalent de la niche écologique d'un organisme - et ne peut survivre si les conditions mentales - comme on parle de conditions climatiques - sont trop profondément bouleversées. Concernant l'évolution des idées, on peut alors vraiment parler de darwinisme mental. Que les esprits jeunes, possédant encore une grande redondance de connexions neuronales, s'adaptent plus facilement paraît tout à fait naturel.
Mais un autre instinct, tout aussi puissant en opposition/complémentarité avec celui de survie, est lié à la nécessité de céder la place aux organismes plus jeunes. Les jeunes arbres ne se développent pas dans l'ombre de leurs pères189. Peut-être que le lien entre la mort du Frêne sacré, et la montée en puissance de Wotan est-il de cette nature ! Siegfried doit tout à Wotan, mais il n'est rien tant que le dieu conserve sa puissance ; une théorie nouvelle n'est rien tant que l'ancien paradigme domine les esprits. Ainsi la nouvelle théorie a besoin de l'ancienne comme condition d'émergence, mais il n'y a plus de place, dans un même contexte, pour les deux. Lorsqu'il s'agit du mouvement de l'électron autour du noyau atomique, la théorie de Newton est fausse et doit céder la place à la théorie quantique, même si celle-ci reste adéquate, en première approximation pour traiter les problèmes d'équilibre planétaire.
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