LA MONTEE DU CARMEL.
Fils spirituel d'Elie, frère Jean de la Croix esquisse, en quelques traits de plume et légendes, un frontispice pour la « Montée du Mont Carmel ». Puis, paradoxe apparent, il délaisse toute description de ce Mont pour s'en tenir, durant tout son ouvrage, et la « Nuit obscure » qui fait suite,... à la marche dans souterrains et tunnels.
Et pourtant ce « haut-mont de perfection » ne cessera de hanter son œuvre. Il n'est point de ceux qui se contentent de vouloir y mener paître les brebis à mi-côte : il ne se tient pas à mi-hauteur, comme le Christ (vu notre faiblesse humaine) lors du Discours sur la Montagne. Non, il vise le sommet, ne cesse de nous faire viser le sommet, et loin de procéder par échelons comme Mère Thérèse, il est porté par un désir « impatient » d'arriver à l'union le plus vite possible, le désir de pouvoir raccourcir toutes les « industries », les purgations actives, pour s’abandonner passivement aux motions du Saint-Esprit. Il le dira sans ambages dans la « Vive Flamme », et sœur Thérèse de Lisieux en fera son aliment.
« C'est une affaire de grande importance pour l'âme d'exercer en cette vie les actes d'amour, afin que se perfectionnant en peu de temps, elle ne s'arrête longuement ici ou là, sans voir Dieu » 69.
Deux larges chemins en lacets et un sentier vertical, un puits dirions-nous, mènent au Sommet de la Montagne. A gauche le « chemin de l'esprit égaré » qui se fourvoie dans les biens de la terre : en principe les spirituels auxquels Jean s'adresse en sont déjà écartés. Mais à droite, un chemin bien plus dangereux, car d'apparence inoffensive, celui des biens du ciel, n'est que « le chemin de l'esprit imparfait ». Les biens du ciel, biens spirituels reçus par les sens, savoureux, distincts, sont infiniment dommageables lorsqu'on s'y attache, car ils empêchent la véritable pauvreté qui est pauvreté en esprit.
« Parce que ce sentier du haut mont de perfection - attendu qu'il tire en haut et qu'il est étroit - demande de tels voyageurs qu'ils n'aient aucune charge qui les appesantisse quant aux choses qui regardent la partie inférieure, ni chose qui les embarrasse quant à celles qui regardent la supérieure » 70.
Grignion de Montfort donnera le moyen de s'en débarrasser totalement (Cf. Chap. XI).
Tous les efforts du Saint visent, avant tout, à barrer ce chemin, trop commun aux spirituels de toutes les époques mais surtout depuis la Renaissance - ce chemin qui est celui des illuminés, gnostiques ou yogis - pour les faire passer par le sentier à pic, tellement à pic, tellement « étroit » (Matth. VII. 13) qu'il nous fait comprendre que l'homme ne le peut monter de lui-même par ses « procédés rampants » 71. Ce sentier de l'esprit de perfection, sur lequel le Saint écrit « Nada, Nada, Nada » : « Rien, Rien, Rien », ne se peut grimper sans « ascenseur »... et cet ascenseur... « ce sont vos bras, ô Jésus » dira sa plus pure fille spirituelle : sœur Thérèse de Lisieux.
Ce sentier-ascenseur débouche au sommet de la montagne, où « seuls habitent l'honneur et la Gloire de Dieu ».
Et le Saint indique de sa plume : « Depuis que je ne veux rien, tout m'est donné sans le chercher ; depuis que je me suis placé dans le rien, je trouve que rien ne me manque ».
Ce sommet de la montagne n'est pas encore le point le plus haut, car le Carmel touche au Ciel. Mais, à partir de l'union divine transformante, lorsque l'ascenseur a déposé le contemplatif sur le plateau du Rien, au lieu d'un nouvel à pic, d'un autre sentier, étroit, serré entre deux garde-fous, le mystique embrasse du regard une riante vallée, des pâturages émaillés de fleurs - d'où il peut chanter le Cantico mais s'étonne de ne trouver trace de route... !
Il est « là où n'est pas de loi » chante le (Bienheureux) Iacopone de Todi, et Jean de la Croix reprend : « Il n’y a pas de chemin par ici, parce qu'il n'y a pas de loi pour le juste ». Plus de loi ! Si le transformé n'était inéluctablement et définitivement orienté comme une boussole vers l'Amour Infini, quelle inquiétude ! Il risquerait le sort des Frères du Libre esprit. Comment se diriger en ces hauteurs où les actes prennent souvent valeur infinie ? Explicitons. Plus de loi ressentie comme loi, comme extérieure à soi, mais une attraction invincible qui laisse la liberté d'opération dans la seule direction aimée, librement élue maintenant que les boulets de la concupiscence sont tombés. C'est la doctrine même de saint Paul. (Rom. X. 4, Gal. V. 18). Le transformé « va où l'impétuosité de l'Esprit l'emporte et ne se retourne pas quand il marche ». (Eze. 1.12).
Nous avons déjà constaté la transformation opérée par la Vive Flamme, qui redonnait au parfait un mode d'information comme avant le péché originel, volonté et sensibilité étant informés simultanément, sans le relai obligatoire et périlleux de l'intelligence par la sensibilité inférieure. Père Jean y insistera plusieurs fois sans hésiter. L'âme retrouve un état semblable à l'état d'innocence « qui était en Adam », supérieur cependant depuis le Nouvel Adam, qui enseigne et donne des grâces proprement angéliques de chasteté.
« Et ainsi cette partie sensitive, avec toutes ses puissances, forces et faiblesses, à cet état est désormais soumise à l'esprit. D'où vient qu’i1 y a là une vie heureuse, semblable à celle de l'état d'innocence, où toute l'harmonie et l'habileté de la partie sensitive de l'homme lui servait sans cesse pour une plus grande récréation et une plus grande aide de connaissance et amour de Dieu, en paix et concorde avec la partie supérieure 72.
C'est désormais, dans « la liberté des enfants de Dieu », dans la seule conformité au bon vouloir divin - assurée de l'intérieur par l'inhabitation de la Sainte Trinité, répandant les grâces, les vertus et les dons - assurée de l'extérieur par le contrôle dogmatique, que le parfait va marcher parmi les fleurs ou parmi les précipices, en une joie égale 73.
L'homme est vraiment, de nouveau, « à l'image de Dieu », puisqu'il réalise l'harmonie des opposés - chez lui : Chair X Esprit - image même de la Sagesse divine, que figure le Mâle-Femelle de la Genèse (I.27). Ceci, ne l'oublions pas, « en tant que la condition de cette vie le peut permettre ».
La strophe XV (vers 6) du Càntico (B) note :
« Comme les anges estiment parfaitement les choses qui sont de la douleur sans éprouver de la douleur, exercent des sentiments de miséricorde sans sentiment de compassion, ainsi en est-il de l'âme en cette transformation d'amour. Bien que, quelque fois et pour quelque temps, Dieu leur dispense [les eaux de la douleur], leur fait sentir certaines choses et en souffrir, c'est pour qu'elles méritent plus et que la ferveur de l'amour croisse en elles. Ainsi fit-il avec la Vierge Marie, avec Saint Paul et d'autres ; mais cet état ne l'implique pas de lui-même ».
Comme l'observe pertinemment le P. Gabriel de Sainte Marie-Madeleine, ces répugnances de la sensibilité « ne font qu'exciter davantage la volonté à vouloir à tout prix pratiquer la vertu, et en ce sens, on doit affirmer que si la sensibilité n'est pas harmonisée, elle « est parfaitement dominée, parce qu'elle ne réussit pas, malgré son inertie, ou ses oppositions, à arrêter l'élan de la volonté » 74.
Mais attention, si le transformé est « rassasié », il n'est « pas au delà des œuvres », ni de « toute purification » ; il a toujours « besoin de vertu » et « d'être enseigné » (cf. chap. VI ), car l'état d'innocence n'a point préservé Adam de pécher contre l'Esprit. Que la sensibilité soit soumise à l'esprit, la psyché au pneuma n’enlève pas la dangereuse liberté de l'esprit prompt !
Le transformé reste un homme, avec sa malaria comme saint Paul, sa dysenterie comme Père Jean dans le cachot, ses impatiences comme Gertrude, ses imperfections quotidiennes ressenties comme Thérèse de l'Enfant-Jésus, ses travaux et ses souffrances, ses croix et ses épreuves.
S'il n'est plus le « transformable », le transformé devrait plutôt s'appeler le « transformant », l'en-transformation », car l'union transformante n'est elle-même qu'un départ pour une compréhension toujours plus profonde de l'Immensité d'Amour de Dieu : Amour donné, Amour reçu, Amour rendu, selon cette image trinitaire due à saint Bernard, et qui correspond à l'expérience.
L'aboutissement de la vie mystique est nécessairement d'ordre eschatologique. Il s'agit de retourner - en quelque sorte - à l'état de justice originelle (et en premier, à l'état d'information originelle) que Dieu avait donné à Adam, où, comme chante Jean :
« Ce que l'autre jour, déjà, tu me donnas ».
A dépasser même cet état, maintenant que l'Esprit nous a été « envoyé » avec ses flammes et ses joies, depuis la Pentecôte.
L'expérience mystique est celle des prémices du corps glorieux, du corps de lumière. C'est la « grande aventure », qui permet d'accéder aux préludes des Nouveaux Cieux et de la Nouvelle Terre ; elle est la seule qui puisse tenter les « violents » et contenter les « désirs infinis »... maintenant que le tour de notre Terre est fait... !
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