Innombrables sont les récits du monde


V. 1. Définitions et outils théoriques



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V. 1. Définitions et outils théoriques

V. 1. 1. Temps

Dans de nombreux travaux qui portent sur les temps verbaux, la notion de temps est conçue de manière linéaire, continue et unidimensionnelle. Cette approche du temps situe le moment de l'événement décrit par rapport au moment de la parole : l'événement décrit est situé, soit avant, soit après le moment de la parole, ou bien encore les deux moments coïncident. C'est ainsi que l'on obtient la tripartition passé, présent, futur. Mais cette conception des temps verbaux est restrictive, dans la mesure où, d'une part, elle ne permet pas de décrire les temps les uns par rapport aux autres, et que, par ailleurs, elle n'est pas en mesure de rendre compte des temps composés.

Un progrès est réalisé par Reichenbach (1947) dans l'approche "localiste" qu'il développe et qui est reprise dans des travaux portant aussi bien sur l'acquisition d'une langue première ou seconde (Bamberg, 1985 ; Noyau, 1986) que sur l'acquisition de la temporalité chez des sujets bilingues (Schlyter, 1989). Dans cette nouvelle conception, Reichenbach place trois points d'orientation sur la ligne du temps :

- le moment de parole (speech time = S), c'est-à-dire le moment où le locuteur produit l'énoncé en question ;

- le moment en question (reference time = R), c'est-à-dire l'intervalle de temps créé par le locuteur par rapport auquel le locuteur veut situer l'événement. Il représente le moment à partir duquel l'événement est observé, imaginé.

- le moment de la situation (event time = E), c'est-à-dire le moment où l'événement décrit a lieu.

C'est à partir des relations qu'entretiennent ces trois points de référence que Reichenbach définit les temps verbaux de la manière suivante.

- présent : les trois points de référence ne sont pas différenciés (E=R=S)

(3) maintenant, il mange

- passé : le moment de la situation précède le moment de la parole (E-S)

*parfait ou passé immédiat : le moment de la situation précède le moment de la parole et est considéré de la perspective du moment de la parole (E-R,S)

(4) maintenant, il a mangé

*passé éloigné : le moment de la situation précède le moment de la parole et le moment de la situation est considéré de la perspective du passé (E,R-S)

(5) à midi, il mangea - à midi, il mangeait

*plus-que-parfait : les trois moments sont différenciés (E≠R≠S)

(6) à midi, il avait mangé

- futur : le moment de la situation suit le moment de la parole (S-E) ;

*futur immédiat : le moment de la situation suit le moment de la parole et le moment de la situation est envisagé de la perspective du moment de la parole (S,R-E) ;

(7) maintenant, il va manger

*futur éloigné : le moment de la situation suit le moment de la parole et le moment de la situation est envisagé de la perspective du futur (S-R,E).

(8) demain, il mangera

Ce système présente l'avantage de situer tous les temps verbaux par rapport au moment de la parole, ainsi que d'établir des relations entre les temps simples et les temps composés.

Remarquons encore qu'à la suite de l'approche localiste, de nouvelles approches limitent le domaine de référence du temps à la relation entre le moment de parole et le moment en question, la relation entre le moment de la situation et le moment en question revenant au domaine de l'aspect. Lyons (1977) par exemple définit le temps de la manière suivante : "le temps fait partie du cadre de référence déictique : il grammaticalise la relation entre le moment de la situation décrite et le point temporel zéro ou contexte déictique" (Lyons, 1977:68, notre traduction51). Il oppose cette définition à celle de l'aspect formulée en 1968 et dans laquelle il fait les remarques suivantes : l'aspect n'est pas une catégorie déictique et n'a rien à voir avec le moment de parole. Dans cette conception, l'aspect s'occupe de la relation entre une action ou un état par rapport à un point de référence particulier.

Mais ces nouvelles conceptions sur le temps restent encore trop limitées, étant donné que les temps verbaux sont définis hors de tout contexte discursif. En effet, n'oublions pas, comme le soulignent Moeschler et al. (1994), que "les temps verbaux d'une langue donnée font système" (Moeschler et al., 1994:40), et aussi que les temps et leurs emplois dépendent de la situation d'énonciation et de l'organisation discursive.

Les travaux sur le discours fictif écrit de Benveniste en français et de Weinrich en allemand contrastent avec les premières analyses, dans la mesure où dans ces travaux, des préférences sont accordées aux propriétés énonciatives et textuelles des temps des verbes plutôt qu'à leurs propriétés référentielles. Pour ce qui est de Benveniste (1966), il distingue deux types de textes : "le discours" et "l'histoire", dans lesquels l'utilisation de bases temporelles différentes, c'est-à-dire "la récurrence d'un même sous-ensemble de temps des verbes au sein d'un texte" (Bronckart et al. 1985:63), est le reflet d'une plus ou moins grande implication de la part du locuteur. Dans ce que Benveniste qualifie de "discours", l'énonciation suppose un locuteur et un auditeur, et chez le premier, l'intention d'influencer l'autre. Pour le discours, le système temporel est basé sur le présent et le locuteur utilise principalement les temps suivants : présent, passé composé, imparfait et futur. Par contre, dans ce que Benveniste qualifie d"histoire", le locuteur ne s'implique pas dans sa production, et les temps verbaux ne sont là que pour marquer l'antériorité ou la postériorité des événements les uns par rapport aux autres. Les temps principaux utilisés sont le passé simple, l'imparfait et le plus-que-parfait. Weinrich (1964, 1973), de son côté considère également deux modes ou attitudes discursives ("Sprechhaltung") : "le mode narratif" et "le mode du rapport" ou "du discours". Selon Weinrich, le premier mode est signalé par l'utilisation de temps comme le passé simple, le plus-que-parfait, le conditionnel ; le mode discursif étant signalé pour sa part par l'emploi du présent, du passé composé et du futur. Dans le mode narratif, le locuteur se met à distance du monde rapporté, alors que dans le mode discursif, le locuteur est concerné par le monde rapporté et va jusqu'à le commenter. L'utilisation de temps verbaux différents est donc le reflet d'attitudes différentes du locuteur face à son énonciation et l'alternance des temps à l'intérieur d'une configuration temporelle particulière, selon Weinrich, un moyen de faire des distinctions entre ce qui relève de la trame narrative (premier plan) des informations moins essentielles (arrière-plan).

Nous gardons trace de ces conceptions dans des recherches plus récentes (Bronckart et al., 1985 ; De Weck, 1991 ; entre autres). Elles s'accordent toutes sur le fait qu'il existe une configuration spécifique d'unités linguistiques en concurrence pour tout genre discursif, ce genre discursif étant déterminé par les conditions externes de production mais également par la définition que se font les locuteurs de la tâche à accomplir. Cette configuration spécifique concerne tout particulièrement le système verbal. En fait, ces travaux insistent tout particulièrement sur la nécessité du choix d'un sous-système temporel de base au cours de tout type de production textuelle (qu'il s'agisse de discours théoriques, de récits conversationnels ou de récits biographiques). Bronckart et al. (1985) par exemple, montrent qu'au cours de la production d'une narration, le locuteur a le choix entre deux bases temporelles : la première basée sur le présent, la seconde sur le passé simple et l'imparfait. Bamberg (1987) quant à lui, utilise l'histoire en images de la "Grenouille" avec des enfants et des adultes germanophones pour analyser l'utilisation des temps verbaux au cours d'une production narrative. Il constate deux stratégies narratives différentes : la majorité des narrateurs adultes fondent leurs histoires sur le présent, alors que seulement un narrateur fonde la sienne sur le passé. 15 narrateurs sur 16 suivent donc ce que Weinrich (1964, 1977) qualifie de mode discursif, contre un seul adulte qui suit le mode narratif.

Le deuxième point que ces recherches développent et qui nous intéresse au premier chef est l'importance qu'elles accordent à la récurrence et tout particulièrement à l'alternance des temps des verbes dans la planification et la cohésion des textes. Elles s'interrogent sur les fonctions des ruptures temporelles dans la constitution d'un texte cohérent, soit à l'intérieur d'une même base temporelle ou au contraire à l'extérieur de cette base.

Examinons donc les différentes fonctions attribuées à ces alternances temporelles. Rappelons pour commencer que dans tout texte multi-propositionnel, les événements sont hiérarchisés les uns par rapport aux autres. Dans le cas d'une narration à partir d'images par exemple, il n'existe pas d'histoire objective. C'est le narrateur qui construit un discours qui lui est propre, qui agence les différents événements en fonction de la perception qu'il en a et/ou de l'interprétation qu'il en fait, qui met certains événements en lumière ou au contraire, en laisse certains autres dans l'ombre. Un des principaux moyens de hiérarchiser les événements les uns par rapport aux autres est l'alternance des temps.

Ce sont par exemple les changements de temps verbaux qui permettent au narrateur d'indiquer à son auditoire ce qu'il considère comme faisant partie du "premier plan" de ce qu'il considère comme faisant partie de "l'arrière-plan" (Hopper, 1979), "main line events" (premier plan) versus "commentary" (arrière-plan). Nous reprenons ici les définitions que donne Givon (1984) de ces deux notions :

"dans un discours multi-propositionnel, certains aspects de la description - codés dans des phrases/clauses - sont considérés comme l'essentiel, le pivot, la ligne principale de l'épisode/de la description/de la communication. C'est le premier plan du discours. D'autres aspects sont considérés comme des satellites, des séquences latérales de la description/de l'épisode/de la communication. Ce sont les parties placées en arrière-plan du discours" (Givon, 1984:287-288, notre traduction52).

Selon Givon, ce qui distingue entre autres ces deux plans du discours est un emploi différencié des temps des verbes : le passé pour le premier plan contre le présent et le futur pour l'arrière-plan. Mais il est utile de souligner que ces emplois différenciés des temps sont fortement liés au type de discours dans lequel ils apparaissent. En ce qui concerne plus spécifiquement le récit, Bronckart et al. (1985) par exemple, opposent l'usage du passé composé pour les événements mis en focus et l'imparfait pour ceux qui restent périphériques. Mais à un niveau local, la rupture temporelle remplit encore d'autres fonctions, et des plus diverses, comme par exemple le passage à du style direct, des évaluations ou commentaires du narrateur, la clôture du texte.

Comme nous venons de le voir dans les travaux mentionnés ci-dessus, les ruptures permettent la focalisation sur certains événements par rapport à d'autres, mais elles permettent également de marquer les différents épisodes constitutifs du discours produit. En effet, une grande partie de ces ruptures a comme fonction de structurer le texte. Ces ruptures réalisent une démarcation des différents épisodes dont les contenus sont contrastés, hiérarchisés. Les changements de temps constituent donc de véritables signaux de bornage, des signaux démarcatifs (Adam, 1976 ; Confais, 1990) ou "Gliederungssignale" (Gülich, 1970). C'est cette même fonction que Bamberg (1987) attribue aux ruptures temporelles relevées dans son étude.

Il existe encore bien des recherches qui insistent sur les alternances temporelles liées aux divisions macro-structurelles des textes. C'est le cas de Fayol (1985) et de Bronckart et al. (1985) qui relèvent dans la production de récits par des adultes, l'emploi de l'imparfait et du plus-que-parfait dans l'encodage de l'exposition, des états et des événements initiaux contre celui du présent ou du passé simple dans la mise en mots des faits localisés, de la complication, de la survenue d'obstacles, des résultats inattendus et de la résolution. Ils notent également que plus l'histoire avance vers son sommet, plus fréquente devient l'utilisation du présent et du passé simple.


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