Introduction à la première journée d’étude du gdr


Comment penser les normes comportementales requises chez les cadres ?



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Comment penser les normes comportementales requises chez les cadres ?


Valérie Brunel, Sociologue,

Intervenante – chercheuse en organisation

Laboratoire de Changement Social, Paris 7

Cette communication consiste à formuler une série d’hypothèses, pour discussion et controverse. En particulier, elle est centrée sur l’hypothèse qu’une grammaire interactionnelle spécifique est actuellement prescrite dans les organisations françaises, notamment pour les populations cadres, et que cette grammaire interactionnelle est porteuse d’une forme particulière de régulation dans l’organisation1129. Elle vise à ouvrir un questionnement sur les valeurs et représentations portées sur ce phénomène.

Nous commencerons par décrire les comportements prescrits et proscrits – c’est-à-dire aussi les valeurs portées - par l’ « esprit managérial » actuel (Boltanski et Chiapello, 1999), ainsi que des arguments managériaux qui justifient l’existence de ces normes.

Nous évoquerons ensuite quelques-uns des dispositifs (réflexifs) par lesquels ces comportements sont « inculqués » aux cadres. Ceci nous permettra de souligner la manière dont cette nouvelle grammaire interactionnelle sous-tend une forme de pouvoir organisationnel souple et intériorisée. A ce stade, nous nous interrogerons sur les représentations des cadres quant à ces normes comportementales : les cadres que nous avons rencontrés repèrent-ils les formes de pouvoir qui leurs sont associées ? Comment se positionnent-ils par rapport à celles-ci ? Pour nourrir ce questionnement, nous considèrerons quelques-uns des écarts entre les présupposés implicites sur l’organisation qui sous-tendent la pensée managériale, et les postulats de départ des chercheurs en sociologie du travail. Cette comparaison « interculturelle » nous permettra d’appréhender les divergences de représentations entre les uns et les autres.

Les observations et remarques qui suivent sont tirées de notre expérience d’intervenante et de chercheuse dans les organisations. Nos recherches (Brunel, 2004) nous ont en particulier amenée à nous intéresser à l’essor de la réflexivité centrée sur l’individu (coaching, développement personnel, 360°…), et sur les modèles de pouvoir liés à ce phénomène130.

1. De l’existence d’une nouvelle grammaire interactionnelle dans les organisations.


Les ouvrages de management comme les dispositifs RH effectivement mis en place dans les organisations montrent que les compétences demandées aux cadres et aux managers recouvrent un ensemble de qualités hétérogènes et parfois difficiles à concilier, comme, typiquement, les capacités à :

- « analyser et à comprendre rapidement des problématiques complexes »

- « prendre des initiatives et des décisions rapides et pertinentes »

- « savoir diriger, donner des directives, organiser, coordonner, contrôler et suivre le travail de ses équipes »

- « savoir mobiliser ses équipes pour atteindre les objectifs fixés »

- « savoir organiser l’action, c’est-à-dire planifier et anticiper les événements et les activités qui leur incombent, les déléguer et répartir les tâches et suivre leur réalisation. »

- « s’impliquer pour la réalisation des objectifs de l’entreprise »

- « savoir communiquer clairement et avec persuasion »

- Etc.
L’analyse des ouvrages managériaux récents et des grilles d’évaluation utilisées dans les organisations montre que parmi l’ensemble de ces compétences demandées aux cadres et plus spécifiquement aux encadrants, une catégorie se fait de plus en plus prégnante : celle des compétences intra- et intersubjectives, relatives au rapport à soi et à autrui. Parmi ces compétences, on pourra citer :

- la capacité « à être attentif à son entourage et disponible pour lui, à accorder du temps aux autres, à inciter la parole d’autrui, »

- la capacité « à se remettre en cause, à écouter autrui et à en tenir compte dans ses décisions »

- la capacité « à s’adapter facilement aux changements et à rester flexible. »

- la capacité « à savoir s’adapter à toutes sortes d’interlocuteurs et à entretenir un réseau relationnel »

- la capacité « à travailler en équipe et à savoir créer des relations de confiance »

- la capacité « à soutenir ses collaborateurs, à les accompagner dans leur développement ».

- la capacité « à résister à la pression, à rester stable et optimiste en dépit des tensions, et à ne pas faire rejaillir son stress sur les autres. »


De la même manière, les grilles d’identification des cadres dits « à haut potentiel » comportent des items relatifs à l’usage de soi dans la relation131 :

- Connaît ses principaux points forts et ses axes de progrès, et en tient compte

- Relativise les situations et fait preuve de recul

- Donne à ses interlocuteurs le sentiment d’être reconnus, personnalise les relations

- Fait preuve d’affirmation, exprime ses idées avec conviction et calme, y compris en cas de désaccord
A contrario, les contre-indicateurs relèvent d'un rapport à soi et à autrui jugé inapproprié dans la grammaire relationnelle managériale :

_ Réagit souvent de façon excessive (dramatisation, impulsivité …)

_ A une image de lui même en fort décalage avec ce qui lui est renvoyé

_ Connaît des variations d’humeur en période de forte charge de travail et/ou de forts enjeux

_ Peut heurter ses interlocuteurs du fait de propos ou comportements non mesurés

_ Se décentre rarement de lui même pour chercher à comprendre la logique des autres

_ Partage difficilement ses interrogations, doutes, difficultés

_ S’arc-boute facilement sur des problématiques de « territoire » et est soucieux de préserver son « pré carré »

_ A des difficultés à se positionner à parité dans une relation hiérarchique

2. La fonction organisationnelle des comportements classants


Ici s’énonce explicitement l’éventail des comportements utiles, c’est-à-dire des comportements les plus efficaces en termes de fonctionnement collectif, de coopération et de construction du consensus (de Bony, 2005), de motivation des équipes (dont on prévoit que les membres seront plus motivés s’ils constatent que leur avis est écouté par leur chef), et plus généralement en termes de corporate gouvernance.
Plus spécifiquement, ces compétences attendues des cadres décrivent les comportements jugés utiles dans un certain type d’organisation, érigé au rang d’idéal gestionnaire : cette organisation est pensée comme de plus en plus réticulaire et adhocratique, on y travaille par projet, on y gère avant tout du savoir, la coordination et la régulation y sont d’abord horizontales, le management est conçu comme un service rendu aux équipes… Cette organisation sera appelée « managériale », à la suite de Vincent de Gaulejac (1987). Le sociologue décrit le management comme ensemble de techniques visant à gérer les contradictions et à produire de la médiation entre les multiples logiques qui traversent l’organisation. Dans l’organisation managériale, les dispositifs de gestion tendent à déplacer les contradictions liées à la coexistence de ces différentes logiques au niveau des individus (voir aussi Pagès et al., 1979), c'est-à-dire à les faire gérer à un niveau psychologique. C'est pourquoi ces entreprises en viennent à faire appel à l'"esprit humain", à son "autonomie" et à sa "responsabilité". De fait, l’organisation managériale correspond aux principes présupposés universels de la bonne gestion des entreprises, et plus particulièrement à l’idéal managérial en vigueur depuis maintenant plus de 20 ans.

On notera toutefois que ce schéma universel du juste management, censé s’appliquer quelle que soit la diversité des mœurs et des valeurs locales, est très majoritairement édicté par des auteurs américains132 et repris chez nous sans réelle traduction culturelle.


Dans cette organisation idéale, que l’on veut « adaptable », « flexible » ou « pro-active » pour faire face à un environnement toujours « complexe » et « mouvant », la production doit s’organiser de manière « souple » et « transverse », par projet ou par processus. Le modèle de coopération horizontale et informelle qui en découle requiert une nécessaire pacification des rapports sociaux et des relations (Salman, 2003), de sorte que le maximum d’information puisse être échangé et que les meilleures décisions puissent être prises grâce à un dialogue ouvert et constructif. On notera que les comportements jugés les plus utiles au fonctionnement du système organisationnel correspondent assez précisément aux comportements valorisés par la psychologie humaniste (Rogers, 1967) : empathie, ouverture à autrui, écoute, prise en compte de l’autre et de ses enjeux, capacité à se regarder et à se remettre en cause, non agressivité, « parler-vrai ».
Parallèlement, dans une telle organisation, la capacité à créer, capitaliser, faire circuler et rendre accessibles à chacun des savoirs et des connaissances sur l’activité devient un facteur clé de succès. L’élaboration et le partage de ce savoir, ainsi que la professionnalisation qui en découle, requièrent des logiques collectives de dialogue plus ou moins formel entre pairs.
Ensuite, dans un marché où le rapport de force s’établit en faveur du consommateur, la capacité à soutenir une relation de service compréhensive et adaptée est également un facteur clé de succès. Savoir tenir une relation de service, c’est savoir entendre un client dans sa singularité et répondre à ses besoins spécifiques. Le modèle de la relation de service s’étend aux « clients » internes dans l’organisation. En particulier, il est aujourd’hui de mise dans les organisations de dire que le manager est au service de ses collaborateurs pour les aider à travailler (il a vis-à-vis d’eux une obligation de moyens), pour trouver chez eux les ressorts de leur appétence au travail, pour les aider à « se développer » professionnellement.
Cette figure du manager qui sait trouver les ressorts motivationnels éminemment subjectifs propres à chaque collaborateur, et qui sait le guider sur le chemin du développement professionnel, cette figure du manager « pastoral » (Brunel, 2004) donc, correspond à une nouvelle figure du pouvoir dans l’organisation. Il s’agit de susciter chez l’individu une identification à l’entreprise et à ses valeurs et de chercher à s’appuyer sur ses appétences, de sorte à engendrer chez lui le sentiment d’une implication librement choisie, laquelle se traduit par une intériorisation des normes, contraintes et objectifs de l’organisation (Beauvois & Joule, 1981), et finalement par un fort sentiment de responsabilité individuelle au travail.
Ce type de régulation organisationnel correspondrait, selon le psychologue social Jean- Léon Beauvois (1994) à la forme générique de la gouvernance démocratique et libérale. Celle-ci s’exercerait en démontrant à chacun la potentialité qu’il a chacun de répondre aux critères de performance du système, érigés en grandeurs socialement valorisées. Beauvois montre que l’exercice du pouvoir démocratique libéral repose sur la création d’une obéissance volontaire, issue de l’alliance entre :

- d’une part, un mode de pouvoir démocratique, qui énonce le libre choix des individus et les met en position de se sentir responsables de leur situation ;

- d’autre part, une « idéologie133 » dite libérale qui énonce la possibilité qu’a chacun de poursuivre des critères de performance (confiance en soi, autonomie, sens des responsabilités, ouverture à autrui, assertivité, performance, etc.) qui désignent un membre pleinement adapté et fonctionnel dans la société contemporaine. Ce faisant, cette idéologie tend à survaloriser les critères psychologiques dans les déterminants de la conduite et des situations.
Il est ici primordial que les comportements utiles au système organisationnel soient érigés en comportements socialement classants. En l’occurrence, sont ici classants les comportements témoignant d’un bon « développement134 » psychologique, d’une connaissance de soi lucide, d’une solide maturité émotionnelle, d’une capacité à trouver la juste distance face aux situations et à faire preuve d’une bonne maîtrise de soi, y compris dans les situations de stress. Autrement dit, le modèle de l’homme managérial (efficace dans l’organisation) correspond d’assez près à l’individu psychologiquement « développé ». A contrario, est sous-développé l’individu dont les comportements (déclassants) témoignent d’un manque de lucidité sur soi, d’une propension à être agi par ses affects et à « passer à l’acte », d’un manque de distance et de recul sur les situations où l’on est impliqué… bref, d’un manque de réflexivité sur lui-même.


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